Phèdre
Phèdre, textes de Racine, Ovide, Sénèque, Dante et Jérémie Niel, conception et mise en scène de Jérémie Niel
Cette interprétation de Phèdre, sombre et inquiétante, évoque un monde de dieux cruels qui interviennent directement contre les trois protagonistes aux pulsions pures, manifestations des forces d’origine de l’humanité.
Inspirée d’Hippolyte de Sénèque, et surtout de la Phèdre de Racine, cette version commence par une scène où Thésée (Benoit Lachambre) pleure la mort de son fils Hippolyte et de sa femme Phèdre, dont les cadavres gisent à ses pieds. La suite est un retour en arrière cauchemardesque, orchestré par le Coryphée (Mani Soleymanlou).
Assis dans la salle, il monte sur scène et regarde l’espace du jeu, un peu perplexe, puis consulte les textes jonchant le sol pour en sélectionner des extraits, et donne des indications d’éclairage aux techniciens. Cette mise en abyme donne au personnage du coryphée une fonction peu habituelle. Il est celui qui gère le spectacle, parlant à peine mais en invitant sur le plateau les protagonistes mythiques, figures à mi-chemin entre le visible et l’invisible, propulsées par des sonorités vrombissantes et la respiration terrifiante des dieux qui surveillent chacun de leurs gestes.
Jérémie Niel a éliminé les personnages des confidents et de la princesse Aricie pour ne garder que les trois figures essentielles de la catharsis, celles qui doivent toucher les spectateurs et les transformer par la pitié et la frayeur. Phèdre, la deuxième épouse de Thésée, victime de la vengeance de Vénus, devient ainsi amoureuse de son beau-fils Hippolyte, pendant l’absence de Thésée, son père. Les monologues de Phèdre sont ceux de Racine mais Jérôme Niel a éliminé les confidents, et Phèdre (excellente Marie Brassard) doit donc s’adresser directement à Hippolyte (Emmanuel Schwartz) pour lui dire l’indicible.
Quand elle avoue sa passion en chuchotant doucement à l’oreille du jeune homme, on découvre la sensualité extraordinaire que recèle ce texte et le trouble profond qu’il évoque chez le fils de Thésée qui, dans un moment de faiblesse, semble vouloir céder à la tentation malgré la honte que cet aveu lui inspire mais très vite saisi par l’horreur de la situation, il est à terre, et devant son père, frappé de crises violentes et douloureuses.
Jérémie Niel renverse la forme du drame auquel nous sommes habitués. Composée de fragments des textes d’Ovide, Dante, Sénèque, et surtout de Racine, cette version devient l’expression de tout ce qu’ils ne peuvent exprimer. Les fonctions traditionnelles sont ici modifiées : le chœur réduit au seul Coryphée; figure ambiguë, est perdu au milieu de cette violence qui lui échappe, et semble incapable de suivre des événements qui le dépassent.
Les pulsions fondamentales des personnages sont ici somatisées pour mettre en valeur le jeu corporel. Hippolyte a de terribles maux de ventre qui l’empêchent de se tenir debout, et se tord en hurlant de douleur. Thésée, dans les douleurs d’un enfer dantesque, souffre de violents tremblements et crie son désespoir, surtout quand le Coryphée lui dit le texte de Sénèque qui raconte la mort violente et sanglante de son fils..
Ces corps possédés et les bruitages deviennent des représentations de la passion plus puissantes que l’expression verbale, qui, ici, nous atteint vraiment quand elle est suivie d’une image sonore: la mer qui gronde, les cris de douleur d’Hippolyte écrasé par son char, ou les hurlements de rage de la foule, qui lapide Phèdre. Mais ces bruitages noient les voix trop douces : ainsi le texte chuchoté par Phèdre est parfois à peine audible, et la respiration amplifiée des créatures mythiques invisibles et menaçantes, étouffe la voix du personnage tragique, frappé par la vengeance des dieux. A cause surtout d’un mixage sonore pas encore maîtrisé qui sera sans doute vite résolu.
Jérémie Niel porte un regard jeune et fiévreux sur un texte que l’on pourrait qualifier de néoclassique et il a réussi à créer un espace où convergent des textes de grands auteurs occidentaux. Retrouver le passé pour cerner le présent est, en fin de compte, d’une logique impeccable.
Alvina Ruprecht
Théâtre français du Centre national des arts d’Ottawa jusqu’au 14 décembre.