Mataora, la mémoire
Mataroa, la mémoire trouée, création collective, inspirée des témoignages des passagers du Mataora et notamment de Nelly Andrikopoulou, mise en scène d’ Hélène Cinque
En décembre 1945, lors d’une période sombre de l’histoire grecque, les philhellènes Octave Merlier, directeur de l’Institut français d’Athènes, et son collaborateur, Roger Milliex, conçoivent l’idée du voyage mythique du Mataroa.
Après bien des péripéties diplomatiques et des reports, ils affrètent un bateau néo-zélandais, le Mataroa; 140 boursiers grecs du gouvernement français vont ainsi pouvoir prendre ainsi le large pour Paris.
Un grand nombre de jeunes artistes, intellectuels et scientifiques échapperont donc à la mort, ou au moins à la peur et à la faim, leur lot quotidien, à l’aube de la guerre civile qui aura fait 150.000 morts et des dizaines de milliers de réfugiés dans les pays communistes. Occasion inespérée pour eux d’un tremplin vers le futur.
Parmi les passagers de cette arche de Noé contemporaine, des penseurs dont Cornélius Castoriadis, des sculpteurs, peintres, poètes, auteurs, médecins, architectes, mais aussi un cinéaste, un chef d’orchestre, un historien et un académicien, et d’autres nombreuses figures de l’ombre, à la vie digne.
Presque soixante-dix ans plus tard, dans une belle mise en abyme du passé et du présent posés en miroir, de jeunes artistes grecs, entre Athènes et Paris, au cœur de la sévère crise socio-économique qui frappe actuellement le pays, réussissent à transposer au théâtre ce voyage mythique du Mataora, événement historique de la Grèce moderne, qu’a mis en scène Hélène Cinque, sur une idée et une recherche artistique d’Elita Kounadi, accompagnée par Cybèle Castoriadis, Dimitris Daskas, Pantelis Dentakis, Ioanna Kanellopoulou, Elita Kounadi.
Le public découvre un appartement à peine éclairé pour cause de couvre-feu; des photos des acteurs du projet Mataora sont épinglées de chaque côté d’un écran central, où sont projetés des documents sur les événements fondateurs de la libération d’Athènes, qui fut suivie du partage entre Staline et Churchill de la Roumanie et de la Grèce, puis d’une répression contre les patriotes communistes. En décembre 1944, lors d’une manifestation pacifiste, il y eut ainsi de nombreux tués, dont la police aux ordres de la droite traditionnelle et activiste, porta la lourde responsabilité.
Théâtre dans le théâtre : une des comédiennes qui dirige les acteurs, formée historiquement et engagée comme ses compagnons, se retire dans le haut des gradins pour apprécier la troupe au travail. Elle intervient aussi sur scène pour préciser un détail, ou interpréter un personnage : le groupe prend forme, jouant la réalité historique et ses problématiques collectives et individuelles.
Cybèle Castoriadis, Dimitris Daskas, Pantelis Dentakis, Malamatenia Gotsi, Ioanna Kanellopoulou, Elita Kounadi, Tatiana Pitta, Harold Savary, Georges Stamos, Polydoros Vogiatzis jouent les situations dramatiques qu’ont subies les aspirants au départ en décembre 1945, et lisent les lettres de leurs amis postées de France ou de Grèce, sous la lampe d’un bureau: on voit que les deux couples qui ont été les initiateurs de ce projet, avaient une forte détermination politique.
Il y a aussi des scènes d’appels téléphoniques tendus avec le responsable commercial de voyages maritimes – un personnage comique et pittoresque grec. On voit des candidats au départ qui ont un espoir naïf et la peine au cœur: quand ils peuvent s’en aller, ils doivent abandonner leur terre natale et le combat politique. Un mari a la chance de partir, mais laisse sa femme et leur bébé, et l’invite à le rejoindre l’année suivante. D’autres s’empressent de se marier devant un pope alcoolisé : une scène de grand comique…
Sans aucune baisse de tension, Hélène Cinque sait aussi faire évoquer par ses comédiens, avec un jeu distancié, l’actualité de nos temps difficiles, Surtout pour bon nombre d’habitants de la planète, touchés par les guerres, la pauvreté et la famine, pour lesquels prendre un bateau et quitter la misère, reste encore un trop grand luxe. La metteuse en scène nous propose de vivre un moment révolu mais toujours reconductible de l’Histoire et nous sensibilise à un présent redoutable et porteur d’espoir à la fois.
Tout est encore possible pour qui, insatisfait, veut faire l’ expérience d’une vie plus digne, plus riche d’humanité et de générosité.
Véronique Hotte
Salle de répétitions du Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 28 décembre. T: 01 43 74 24 08
Du 10 au 28 décembre 2014, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 15h (relâches exceptionnelles jeudi 25 et vendredi 26 décembre)