Geschichten aus der Wiener Wald,(Légendes de la forêt viennoise)

Geschichten aus der Wiener Wald, (Légendes de la forêt viennoise) d’Ödön von Horvárth, mise en scène de Michael Thalheimer, en allemand sur-titré

  18466_wiener_wald_01360Ödön von Horvárth s’en prend à l’image d’une Autriche idyllique et a donné pour titre à ce sombre mélodrame, celui d’une célèbre valse de Johann Strauss (1836), aussi enjouée que le propos de ces Légendes de la forêt viennoise est noir. C’est dans la pénombre que commence le spectacle mais dans la salle très éclairée, résonne longuement la musique, dont les paroles fleur bleue reviendront d’ailleurs souvent dans la bouche des personnages qui forment d’abord  un groupe compact aligné au fond du plateau.
L’un après l’autre, ils s’en détacheront pour venir à l’avant-scène, comme pour se présenter au public, tout en entrant dans le vif de l’action. On va fêter les fiançailles d’Oscar le boucher et de Marianne, la fille du marchand de jouets mais  visiblement, la promise n’aime pas son fiancé. Alfred, qui vit lui, aux crochets de Valerie, une riche veuve marchande de tabac, aura tôt fait de séduire Marianne pendant une  baignade au bord du Danube. Il abandonne la riche veuve, et part avec Marianne que son père renie et qu’Oscar, lui, se jure de récupérer. La jeune femme donne naissance à un petit garçon, et le couple sombrera dans la misère. Pour Marianne, la déchéance n’est pas loin…
La pièce, procède par tableaux où les personnages s’affrontent souvent par deux. Le metteur en scène, à partir de cette construction, agence les déplacements des acteurs, et fait alterner les mouvements d’ensemble et les duos, dans une savante chorégraphie. Tout se déroule dans un lieu unique; seul décor pour figurer le quartier, la campagne, le cabaret, la maison des grand-mères du fils de Marianne: des variations de lumières et la disposition des corps dans l’espace.
Le groupe est toujours présent, cercle social «choisi», emblématique de la petite bourgeoisie, qui, en pleine crise économique, vit replié sur lui-même, reproduisant à l’infini, la mesquinerie, la grossièreté et  le racisme. « Ne croyez pas que j’aime les Juifs », profère quelqu’un.
Ödön von Horvárth, avec ces Légendes de la forêt viennoise, écrite en 1930, au moment de la montée de l’extrême-droite à Berlin, où il s’est installé à la fin des années 1920, n’entend pas  dénoncer le fascisme rampant, mais le démasquer dans le comportement de ses contemporains. Il détourne à cet effet la forme du Volksstück (pièce populaire), pour montrer la brutalité collective derrière la façade d’opérette de son pays natal, l’Autriche. «Je veux montrer les gens tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme je les vois. Je ne les vois pas de manière satirique. Je ne suis pas non plus un auteur comique (…) écrit-il, dans son Mode d’emploi (au public), ajoutant : « Je hais la parodie. La satire, la caricature, oui parfois (…) Mon unique objectif est de démasquer la conscience. (…) Il faut bien entendu jouer ces pièces de manière stylisée, le naturalisme et le réalisme les tuent. (…)»
Michael Tahlheimer prend ces directives à la lettre, en couvrant progressivement les visages des comédiens de masques en carton grossiers et inquiétants. Pantins atroces et déshumanisés, ces figures composent une clique bête et méchante, participant au lynchage social d’une victime innocente, Marianne, à l’instar du garçon boucher, couvert de sang, qui, au tout au début, rêve de planter son couteau dans la petite fille qui n’a pas aimé son boudin : « Et si, en plus, elle courait dans tous les sens comme la truie d’hier, qu’est ce que ça me ferait plaisir. », se délecte-t-il. Saigner la truie est, avec les paroles de Geschichten aus der Wienerwald, l’un leitmotiv de la pièce.
La mise en scène donne une lecture juste mais univoque de cette œuvre. La direction d’acteurs ne fait pas dans la nuance : gesticulations, voire jeu hystérique pour Valérie qui se traîne et se roule par terre comme un chatte en chaleur, tout est stylisé à l’extrême, souvent caricaturé. Jusqu’à la prononciation du texte, qui accentue à l’envie les gutturales et les chuintantes.
A part la comédienne qui joue Marianne et  qui garde un peu d’humanité dans sa gestuelle et son expression, les autres protagonistes s’en tiennent le plus souvent au grotesque. Quelques scènes muettes comiques se démarquent de l’ensemble, plus poétiques, mais se prolongent un peu trop. Dans cette mascarade, il y a  un moment de grâce et d’émotion qui fait exception: une séquence du cabaret où, sous une pluie de confettis colorés, Marianne, devenue danseuse, découvre timidement sa poitrine, avant de se faire arrêter et jeter en prison pour vol.
«Dans toutes mes pièces, je n’ai rien embelli, rien enlaidi. J’ai tenté d’affronter sans égards la bêtise et le mensonge ; cette brutalité représente peut-être l’aspect le plus noble de la tâche d’un homme de lettres qui se plaît à croire parfois qu’il écrit pour que les gens se reconnaissent eux-mêmes », constate Ödön von Horvárth.
Si c’est la bêtise qu’il s’agit de démasquer, le but n’est pas ici  vraiment atteint par ce carnaval outrancier, qui loin de la débusquer, l’exhibe. Même s’il est bien orchestré, et malgré le talent évident des comédiens du Deutsches Theater de Berlin (là même où la pièce avait été créée avec grand succès en 1931), le spectacle ne donne pas à entendre les finesses d’un écrivain que Peter Handke aime comparer à Shakespeare et Tchekhov.

 Mireille Davidovici

 Théâtre de la Colline,  jusqu’au 19 décembre T. 01 44 62 52 52 www.colline.fr

 


Archive pour décembre, 2014

Histoire d’Ernesto et La pluie d’été

Histoire d’Ernesto, version pour marionnettes et comédiens de La Pluie d’été de Marguerite Duras et La Pluie d’été, adaptation et mise en scène pour comédiens de Sylvain Maurice

  12-01PE045Le metteur en scène et directeur du Centre Dramatique National de Sartrouville s’est amusé, comme avec des poupées russes, à monter deux spectacles d’après La Pluie d’été de Duras: Histoire d’Ernesto qui penche vers un théâtre forain et La Pluie d’été qui souligne la dimension existentielle de l’œuvre. L’art de Marguerite Duras, dont on fête cette année le centenaire de la naissance, tient à cette manière bien personnelle de poser le désir – la libre sensation d’être – sans jamais l’épuiser. Aussi son théâtre s’épanouit-il paradoxalement dans une impression d’inassouvissement qui se dégage des répliques approximatives et lointaines de ses personnages rêveurs. Dans une tension d’autant plus tragique que ce qui est inexprimé, fort comme la pression de la vie qu’on ne peut contenir, gagne en réelle intensité. Un jeu intérieur séduisant se dessine à travers lequel le sujet-penseur joue à cache-cache avec lui-même, comme avec les autres.
Marguerite Duras  parle de l’urgence d’un questionnement existentiel, face à la dureté du monde. Les personnages de prédilection de ces romans parlés vivent le plus souvent dans des lieux marginaux. Si l’auteure a vécu son enfance au Vietnam, dans une situation familiale et sociale décalée, elle rapproche inconsciemment cette épreuve fondatrice pour sa construction d’adulte, de l’initiation même d’Ernesto de La Pluie d’été, enfant de Vitry, entouré de ses  frères et de ses parents alcooliques.
L’écriture de ces exclus- parole élaborée puis jouée de manière brute sur la scène,  est une écriture  à la limite de la transgression, et dégage un admirable tremblement dansé entre une conscience de soi qui est de plus en plus prégnante, à côté d’une apparence formelle traditionnelle.
C’est un regard singulier, étrangement pertinent, et on  apprécie d’emblée l’exclusivité d’une parole libre et  la petite musique de Duras: «M’man…j’t dirai m’man, je retournerai pas à l’école parce que à l’école, on m’apprend des choses que je sais pas. Voilà.».
À l’instituteur qui lui demande pourquoi il refuse d’aller à l’école, l’enfant rétorque : «Disons parce que c’est pas la peine… D’aller à l’école.(temps). Ça ne sert à rien.(temps). Les enfants à l’école, ils sont abandonnés. La mère elle met les enfants à l’école pour qu’ils apprennent qu’ils sont abandonnés. Comme ça, elle en est débarrassée pour le reste de sa vie. » La pensée du locuteur suit les battements de son cœur, avec  silences et redites. Le monde est décidément loupé : ce sera pour le prochain coup!
Le premier de ces deux spectacles, destiné à tous les publics à partir de 9 ans, est une adaptation pour marionnettes manipulées par les élèves de l’École nationale supérieure des arts de la marionnette. Les figurines  de Pascale Blaison éloquentes, au corps minuscule représentent le père et la mère d’Ernesto,  adultes inachevés, malgré leur tête grandeur nature, celle du comédien qui joue à l’extrême des expressions du visage;  un autre interprète, habillé de noir et placé derrière lui, manipule  bras et les jambes de la marionnette. Ces parents peu sérieux ont un sourire amusé et Ernesto, lui, est joué indifféremment par tous les comédiens, toujours sur la brèche. Quant à l’instituteur, c’est une marionnette-tête, très agrandie, plutôt mélancolique, lassée par ce monde lourd à porter, parfois avec un « Maman, bobo… » à la bouche, comme dans la chanson d’Alain Souchon.
À la fin du parcours, Ernesto,  moralement et philosophiquement libre et libéré, apparaît en figurine filiforme et agrandie, sculpture beckettienne, façon Alberto Giacometti (qui avait dessiné le fameux arbre d’En attendant Godot!). Entre les scènes de  narration et  de jeu, résonne  une musique cristalline de comptine …
Cette Histoire d’Ernesto porte haut et beau le spectacle vivant pour tous publics dès 9 ans. Quant à La Pluie d’été, sa mise en scène, tendue et épurée, se présente comme un cheminement existentiel enfantin qui va du possible à l’impossible, puisqu’Ernesto a compris à l’aide d’un grand livre brûlé, L’Ecclésiaste, que tout n’était que vanité.
Ici le rire et l’humour sont souvent au rendez-vous à travers la trivialité et le parler populaire des parents : Catherine Vinatier est une mère enfantine, ludique et onirique et Pierre-Yves Chapalain  est un père sensible et terrien dans sa maladresse. Philippe Duclos joue un instit, bon joueur et fantasque, et Philippe Smith, un journaliste rieur et à vélo. Julie Lesgages incarne la jolie sœur juvénile, complice d’Ernesto interprété par le troublant Nicolas Cartier, entre jeunesse et maturité.
Pour cette Pluie d’été, Marie La Rocca a imaginé un podium de grandes lattes de parquet sombre, que des lumières et des couleurs révèlent à travers des ouvertures de soleil.
C’est un travail raffiné et poétique au cœur de l’interrogation existentielle de l’enfance.

 Véronique Hotte

 CDN de Sartrouville,  jusqu’au 19 décembre. Nouveau Théâtre d’Angers CDN, du 6 au 9 janvier. Théâtre National de Toulouse CDN, du 13 au 17 janvier. Théâtre de Bourg-en-Bresse, le 20 janvier. Le canal de Redon, le 23 janvier. La Comédie de Béthune du 28 au 30 janvier.
Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, les 3 et 4 février. Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan, le 7 février. Les Scènes du Jura à Lons-le-Saunier, le 10 février. Comédie de l’Est à Colmar CDN, les 18 et 19 février. NEST CDN Thionville-Lorraine, du 25 au 27 février.
CDN de Sartrouville, du 2 au 7 mars. TJP-Strasbourg, les 24 et 25 avril.    
                                                                                                                                                                                                                                      

Crise de nerfs-Parlez-moi d’amour

Crises de nerfs – Parlez-moi d’amour Deuxième confession de l’hypogée-Jeu de regard pour actrice, scaphandre autonome et installation sonore, texte et direction de Jean Lambert-wild, musique de Jean-Luc Therminarias

Depuis 2007, Jean Lambert-wild dirigeait la Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie, qu’il a quitté  pour diriger maintenant  le Théâtre de l’Union-Centre dramatique national de Limousin. Il y a mis en scène de nombreux spectacles dont un En attendant Godot au printemps dernier  tout à fait  remarquable (voir Le Théâtre du Blog) mais a aussi écrit et dirigé une œuvre plus personnelle, une Hypogée, soit étymologiquement tombe creusée dans le sol, “autobiographie fantasmée”qu’il écrit et dirige sur scène, compose, dit-il, de trois confessions, trois mélopées, trois épopées, deux exclusions, un dithyrambe et 326 calentures (terme qui désignait le délire qui s’emparait des marins en zone tropicale et qu’évoquait Charles Baudelaire dans Les Fleurs du Mal).
Ce spectacle, qu’il avait déjà créé il y a une dizaine d’années,  constitue un des volets de  son  aventure littéraire et scénique. Sur le grand plateau du Théâtre d’Hérouville, une scénographie quadri-frontale avec, de chaque côté, d’une scène de quelques m2, quelque trente places en gradins; au centre, est installé un grand lit d’hôpital en tubes chromés, avec draps blancs éclairés par une belle mais glaciale lumière bleue. On entend des bip des appareils les plus sophistiqués auxquels on branche les personnes opérées, entre la vie et souvent la mort  dans les salles de réanimation, et c’est très impressionnant.

 Y repose un être humain dont on aperçoit le visage, sans doute une jeune femme, comme le confirmera ensuite la voix que l’on entend, et dont tout le corps est enfermé dans un scaphandre de toile blanche avec une grosse bulle plastique pour la tête. A la fin, le lit tournera très vite sur lui-même. Comme dans un dernier exorcisme de la mort, ou une dernière danse macabre?
Reliée par plusieurs tuyaux souples, comme une sorte de cordon ombilical qui lui permet de respirer  mais aussi de faire entendre une faible  voix, la jeune femme (Laure Wolf)  raconte, raconte sans fin, si on a bien compris, un monde qu’elle a perdu: “Des naufragés au regard fou marchent dans la rue. Ils promènent leurs enfants, les tenant si bien par la main que l’on ne sait plus qui guide qui/ Des hommes et des femmes dépiautés traînent, derrière eux, leur peau comme une bouée”. Lui répond un “Thermifrozen Chorus”, quatre hommes et quatre femmes accompagnés par la musique efficace de Jean-Luc Therminarias, vieux complice de Jean Lambert-wild.
  Autant dire tout de suite  que cette sorte d’élégie exige beaucoup du public: peu de lumière, un personnage immobile ou presque, qui dit un long monologue ( une heure) à l’écriture précise et aux beautés poétiques indéniables, mais exigeante et parfois difficilement accessible, et qu’on entend parfois mal, ce que ne supportaient sans doute pas un groupe de jeunes lycéennes qui ne cessaient de pouffer et de bavarder…
  C’est le risque à prendre avec ce “ jeu de regard pour actrice”, spectacle atypique comme on dit, à la fois simple et très sophistiqué sur le plan technologique. “Je cultive, dit Jean Lambert-wild, l’humour du désespoir… Traverser en scaphandre cette vallée de larmes, c’est déjà un bon moyen de s’en sortir« .

Philippe du Vignal

Spectacle joué à la Comédie de Caen/ Théâtre d’Hérouville du 3 au 6 décembre.

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Oncle Vania mise en scène de Pierre Pradinas

Oncle Vania d’Anton Tchekhov, traduction d’Elsa Triolet, mise en scène de Pierre Pradinas

 1857566Oncle Vania n’a peut-être pas la célébrité de La Mouette, des Trois Sœurs ni surtout celle de La Cerisaie mais pourtant quelle pièce! Et, comme Platonov, Vania attire régulièrement les metteurs en scène. On a pu voir il y a peu la réalisation très inégale d’Eric Lacascade, mais surtout il y a quelques années, celle, tout à fait remarquable, du Théâtre de l’Unité pour le plein air, et  qui doit maintenant atteindre la  quatre-vingtième! (voir Le Théâtre du Blog).
« 
Sa modernité, dit  Pierre Pradinas, n’est pas seulement dans l’abandon du récit traditionnel, de l’histoire, elle est aussi dans la mise en évidence des micro-comportements, des détails incongrus, des coqs-à-l’âne dont nous sommes coutumiers et qui relèvent de notre fantaisie”. Le tout en quatre actes sans découpage par scènes, ce qui est une vraie nouveauté à l’époque.
  On ne fait pas assez attention aux sous-titres mais celui d’Oncle Vania:  Scènes de la vie de campagne est clair: pas vraiment de drame ici, rien de tragique, sinon  des moments de vie teintés de tristesse et de solitude dans  ce microcosme rural, où tout le monde se connait et s’observe; les gens venus de la ville  semblent mal dans leur peau, passent leur temps à vouloir qu’on les aime, ou du moins que l’on s’intéresse à eux.  Toujours touchants mais un peu ridicules avec leur soif de vivre, voire grotesques, ou du moins comiques, mais ni plus ni moins que les gens de la campagne…
Ici, da
ns cette famille, les sources de conflit ne manquent pas: affaires d’argent et de terres, comme dans La Cerisaie; on parle très souvent fric: emprunts à long terme, dettes et factures chez Tchekhov, mais aussi affaires d’amour, ou du moins de désir amoureux…  On est, à la fin du XIXème siècle, dans le domaine de Sonia,  la nièce de Vania et la fille du professeur Sérébriakov venu en villégiature avec sa seconde femme, la belle Elena, plus jeune que lui; Sonia est seule et amoureuse depuis longtemps mais sans retour d’Astrov, un médecin de campagne visiblement très attiré par Elena.
Vania, lui, à quarante sept ans, a trimé dur toute sa vie pour envoyer les revenus de la propriété à son beau-frère Sérébriakov, qu’il admirait mais qui l’a terriblement déçu! « Tous tes travaux, que j’aimais tant, ne valent pas un sou. Tu nous as trompés ». Le professeur lui, est à la retraite ; il est venu ici en villégiature avec Elena mais il se sent vieillir et n’arrête pas de se plaindre, de la vie en général, et de sa vie à lui.
Il y a aussi dans cette galerie de personnages, Marina, la nounou de Sonia, et Maria sa grand-mère et mère de Vania, et donc aussi la belle-mère du professeur qu’elle admire aveuglément.  Téléguine, dit Gaufrette, à cause de la petite vérole qui a ravagé son visage, est un propriétaire ruiné qui vit à la ferme,  aux dépens de Sonia et Vania.
Bref, la vie s’écoule lentement et Tchekhov sait rendre magnifiquement avec un grand souci du détail la vie de ces gens.
Elena surtout et son professeur de mari comprennent qu’ils n’ont pas  leur place ici et  repartiront plus vite que prévu. Sérébriakov et Vania échangent des excuses mais une page se tourne: Sonia et Vania retournent à leur destin de célibataires, et dans la dernière scène, on les voit s’occuper des comptes et des factures de la propriété. Bref, la vie normale, un instant bouleversée par l’arrivée du couple, reprend son cours: «  Nous allons vivre, oncle Vania, dit Sonia fataliste. Passer une longue suite de jours, de soirée interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve». Le temps passera et ils sont bien conscients qu’ils deviendront vieux (c’est l’obsession de  Vania) et qu’ils vont mourir, le thé chaud et la vodka surtout servant de calmant, quand ils repenseront à leur échec personnel.
  Pierre Pradinas, loin du snobisme scénographique d’Eric Lacascade, propose pour sa dernière création à Limoges, puisque c’est Jean Lambert-wild qui va lui succéder, un Oncle Vania, simple, avec un décor presque traditionnel, signé de son frère Simon, avec terrasse, salon, salle à manger et chambre. Cela pourrait être une de ces vieilles demeures, souvent un  peu vétustes et pas trop bien entretenues de la province française, comme on en voyait encore jusque dans les années 60, (la manie des chambres d’hôtes ne faisait pas encore fureur), où le temps semblait s’être arrêté. Et on regarde  fasciné ces personnages si loin de nous et, en même temps, si proches.
Pierre Pradinas sait faire sonner, comme rarement, ce texte formidable de vérité que l’on connaît à force, presque par cœur. Sans criailleries, sans vidéos inutiles, sans effets lumineux, sans micros HF. Bref, du beau et solide travail théâtral. Malgré une distribution inégale: Scali Delpeyrat est un Vania un peu trop effacé et Romane Bohringer bouge très bien mais aurait tendance à minauder, et à jouer un peu trop les belles plantes. On comprend bien les intentions du metteur en  scène quand il veut  donner un accent impressionniste à cette pièce qui doit rester une comédie mais, au soir de la première, ce Vania n’avait pas encore trouvé tout à fait son rythme et sans aller à la vitesse (ce qui tourne vite au procédé) à laquelle Christian Benedetti soumet les dialogues de Tchekhov, on aimerait que les choses s’installent un peu moins.
Reste une mise en scène solide  que le public de Limoges a longuement, et avec raison, applaudie.

Philippe du Vignal

La pièce a été créée au Théâtre de l’Union à Limoges du 9 au 17 décembre;  elle sera jouée les 14 et 15 janvier à la Comédie de Caen – CDN de Normandie; du 20 au 23 janvier à  La Coursive-Scène Nationale de La Rochelle ; les 26 et 28 janvier, à Bonlieu-Scène Nationale d’Annecy.
Le 5 février au théâtre Princesse Grace de Monaco; du 11 au 14 février à la Comédie de Picardie d’Amiens; les 24 et 25 février, au Théâtre-Scène Nationale de Narbonne;
Du 3 au 6 mars  au Théâtre de la Manufacture-CDN de Nancy-Lorraine ; les 10 et 11 mars  à la Scène Nationale d’Albi; le 15 mars au Théâtre d’Ajaccio;  et du 19 au 21 mars au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence.

 

 

Chatting with Matisse

Chatting with Henri Matisse, d’après les conversations inédites de Pierre Courthion avec Henri Matisse, adaptation de Thomas Pondevie, mise en scène d’Eric Vigner

  Chatting with Matisse 69419_boris-lipnitzki-studio-lipnitzki-roger-violletEn 1941, le critique d’art Thomas Courthion rencontre Henri Matisse, à Lyon, pour une série d’entretiens qui ne seront publiés qu’en 2013, en anglais, par la Tate Publishing. À l’époque, le peintre, estimant qu’ils ne s’étaient pas suffisamment concentrés sur la question artistique, s’était opposé à la publication.
Après Brancusi contre les Etats-Unis, où il abordait un sujet relatif aux arts plastiques, Eric Vigner récidive et a fait adapter le manuscrit original de ces entretiens, pour en donner lecture.
Il a choisi le lieu idéal pour un tel événement : la salle Matisse, au musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, où s’ébattent les fameuses danseuses du peintre.
Gracile, comme les jeunes filles qui peuplent les œuvres du maître, Agathe Bonitzer incarne Pierre Courthion. A l’autre bout d’une grande table, Jean-Michel Ribes est Henri Matisse. Au fil des entretiens, le critique, après en avoir rappelé les circonstances, lance des questions pertinentes, par le biais de la voix neutre et appliquée de l’actrice, questions auxquelles l’artiste se prête avec plaisir, toujours précis, toujours personnel.
On pénètre ainsi dans l’intimité de l’homme, on apprend quand et comment il a commencé à peindre : avec le petit moulin à eau, modèle vendu avec sa première boîte de couleurs. Il évoque aussi sa vocation: « Une passion qui naît d’on ne sait où » ; Paris, sa chambre exigüe, quai Saint-Michel, où, de son lit, il voyait les étoiles; les cours de Gustave Moreau : «  Il a mis ses élèves hors des chemins, il leur a appris l’inquiétude. »
Il parle aussi des lambeaux d’étoffe et des petits bouts d’assiettes cassées achetés chez les brocanteurs, ainsi qu’un papillon bleu, «d’un bleu qui m’a percé le corps ». Thomas Courthion en vient alors à sa collection d’oiseaux multicolores…
Jean-Michel Ribes traduit, avec humour, justesse et sobriété, les opinions d’Henri Matisse sur les critiques, qui lorsqu’ils sont favorables, peuvent selon lui gâter un artiste: « Il manque l’excitation au combat (…) Il lui faut être un peu persécuté. » Mais le comédien se fait alors plus sérieux quand il parle des horaires de travail, de la conception de la couleur d’Henri Matisse: «Pour moi une couleur c’est une force. C’est une combinaison de forces qui crée la toile » ; de la matière : «  Chaque peintre a sa matière »; de la lumière: «On ne peut pas copier la lumière».
Il raconte comment, avec Diaghilev, Massine et Stravinsky, lors de la création du Chant du Rossignol,  il a compris ce que devait être un décor de théâtre : «  C’est un tableau avec des couleurs qui se déplacent, ces couleurs sont les costumes. ». On entend aussi son admiration pour les peintres qu’il a rencontrés, notamment Auguste Renoir.
Le point culminant de la lecture est le moment où il est question de La Danse : la fresque s’éclaire plus vivement, Agathe Bonitzer, se lève pour s’en approcher, et projette un longue ombre féminine sur le mur,  tandis que Jean-Michel Ribes en raconte la genèse de cette œuvre : une commande pour orner le plafond de la fondation Barnes à Philadelphie, et comment elle fut réalisée.
C’est à regret que l’on quitte la salle au bout d’une heure car, même si, comme le dit le père du fauvisme : « Ce que dit un artiste a tellement peu d’importance, comparé à ce qu’il fait », ces Conversations, surtout dans ce lieu, apportent un éclairage singulier sur l’homme qui vit toujours derrière son œuvre.

 Mireille Davidovici

 Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris jusqu’au 19 décembre.Réservation : T: 02 97 83 01 01

Entretien avec Claire Lasne Darcueil

 

Entretien avec Claire Lasne-Darcueil, directrice du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique.

Fred Pickerin

 

Son prédécesseur Daniel Mesguisch avait dû faire face à une révolte des élèves et à un malaise chez les enseignants, ce qui rendait évidemment impossible son maintien à la direction de cette école historique où rêvent d’entrer de nombreux candidats à une aventure théâtrale.
D’abord comédienne, Claire Lasne-Darcueil avait fait son apprentissage à l’ENSATT puis dans ce même Conservatoire national. Elle mit en scène en 1996, Platonov de Tchekhov au Théâtre Paris-Villette que dirigea avec une rare acuité Patrick Gufflet; cette réalisation exemplaire, unanimement saluée, la fit connaître au grand public, puis elle devint avec son mari Laurent Darcueil,  aujourd’hui disparu, directrice du Centre dramatique de Poitou-Charentes. Comme autrefois Jean Dasté le fit autour de Saint-Etienne, elle alla au devant du public avec un chapiteau, là où il n’y a pas de salles, dans de petites villes ou villages de la région. Puis elle dirigea la Maison Maria Casarès.

  Elle s’est toujours  passionnée pour la pédagogie théâtrale, et les anciens élèves de l’Ecole du Théâtre national de Chaillot se souviennent encore du remarquable stage sur Tchekhov qu’elle avait animé. On la sent déterminée, solide, munie de l’indispensable expérience, et de l’énergie pour diriger cette école qui dispose de moyens, et d’enseignants de grande qualité, mais à laquelle on a souvent reproché, et non sans raison, de prélever les meilleures des jeunes pousses en France, d’avoir un enseignement teinté d’un certain conformisme et de « produire » chaque année, trop d’élèves formatés, et de n’être pas toujours en phase avec le théâtre le plus vivant…
Le Conservatoire national a eu longtemps le quasi-monopole de l’enseignement, dit supérieur, de l’art dramatique, ce qui n’est plus heureusement le cas. Les services du Ministère de la Culture n’ont jamais fait preuve d’imagination ni d’intelligence et ont toujours eu une politique des plus conservatrices, quand il s’agissait de prendre les bonnes décisions à long terme. Heureusement, les lignes sont en train de bouger.

  En fait, les enseignements artistiques n’ont jamais passionné la classe politique ni les énarques et assimilés. Du coup, que soit pour  l’enseignement des arts plastiques, de la musique, du théâtre ou du cinéma, on revient de loin.
Claire Lasne-Darcueil nous fait part ici des réformes qu’elle entend mener.

- Cela fait un an que vous êtes arrivée aux commandes du Conservatoire National. Quel bilan?

- J’ai d’abord accompagné le programme de Daniel Mesguich mon prédécesseur; puis, en octobre dernier, j’ai commencé à mettre en place une nouvelle pédagogie, dont un des éléments mais pas le seul  est constitué par une école gratuite de préparation aux concours du Conservatoire mais aussi des Ecoles nationales, ce qui me parait important.
Mais j’ai bien conscience que c’est une question  épineuse: on peut passer facilement pour quelqu’un qui se donne bonne conscience, qui est dans la démagogie. Qu’importe, j’y tiens et on va le faire, c’est tout; mais je ne veux pas en parler  davantage, les choses ne sont pas encore avancées.

-Vous le savez bien, en France, le nombre des écoles de théâtre, à la fois publiques et privées a, depuis dix ans, beaucoup augmenté, ce qui change fondamentalement le paysage de l’enseignement. Puisque les jeunes gens qui en sortent  doivent souvent faire preuve de nombre de compétences pour avoir du travail…

-Oui, bien sûr, et on beaucoup de questions à se poser au plan national,  sur l’insertion professionnelle, mais ici ce n’est pas vraiment un problème. Notre école, très ancienne, est à Paris et a acquis depuis longtemps une vraie légitimité quant à l’enseignement du métier théâtral, mais, s’il y a une dizaine de bonnes écoles en France, qui s’en plaindrait? La Bolivie (dix millions d’habitants), en possède une seule…
Si j’ai posé ma candidature  à la direction du Conservatoire, c’est pour moi une façon d’agir concrètement. Quant au reste: une politique théâtrale en France dans son ensemble, ce n’est pas de mon ressort. L’état du théâtre en France, la nécessaire évolution des Centres dramatiques et des scènes nationales, cela me concerne sûr mais encore une fois, ce n’est pas mon travail…
Ma mission à moi, est claire et précise: former de jeunes gens capables de donner des réponses intéressantes, les rendre forts, confiants en eux, et capables de saisir le monde avec  autorité mais aussi avec bienveillance envers les femmes et les hommes qui étaient là avant eux dans la profession.
Pour moi, disons que j’ai eu beaucoup de chance, et ce que j’ai pu vivre dans l’institution théâtrale, a été complètement heureux, je tiens à le dire, et je crois avoir été fidèle à mes rêves d’enfance. J’ai mené cette expérience avec des gens que j’aimais et que j’appréciais.
Si je n’étais pas là, je serais en validation d’acquis en art-thérapie à la Sorbonne, et je suis très reconnaissante aux gens qui m’ont suggéré d’être candidate à ce poste; l’avoir obtenu est un immense cadeau de la vie…

- Quelle est votre équipe actuelle et quels sont les grands axes de votre politique pédagogique?

-  Il y a trente et un intervenants dont bon nombre que vous connaissez, puisque vous avez parlé à plusieurs reprises dans Le Théâtre du Blog  des travaux d’élèves: Sandy Ouvrier, Daniel Martin, Robin Renucci, Nada Strancar, Lucien Attoun… Mais je tiens aussi à inviter des artistes comme Thomas Ostermeier, Fausto Paravidino, Stuart Seide, Bernard Sobel…
Par ailleurs, je considère que la musique et le chant, comme dans  toutes les écoles des pays  de l’Est, et primordiale. Nous avons maintenant six professeurs de chant,  et trois accompagnateurs qui sont impliqués dans l’enseignement, et il y a aussi un piano dans chaque salle. Enfin, je considère aussi que l’activité physique, et l’échauffement avant un cours d’interprétation sont très importants; les heures de cours de danse ont donc été doublées.
Je suis convaincue d’un indispensable retour à la valorisation des enseignements plus « techniques » comme le chant, la danse, le clown, le masque… et à l’idée de progression,  à partir d’une première année fondamentale. La troisième et dernière année étant plutôt réservée à des ateliers de pratique. Quant au concours, il me semble aussi utile d’avoir un petit entretien avec les candidats, ce qui nous permettra de les faire parler des raisons qui les ont conduit là.
Nous sommes par ailleurs en dialogue avec des metteurs en scène comme Matthias Langhoff, Jean-Pierre Vincent ou Philippe Adrien qui nous apportent à la fois leur point de vue et leur expérience pour le cycle de formation à la mise en scène. Le Conservatoire accueille en effet depuis deux ans,  des élèves comédiens et/ou metteurs en scène dans le cadre d’une formation de deuxième cycle, pour une durée de deux ans; en juin dernier, cinq élèves ont pu ainsi présenter leur projet au Théâtre 95 de Cergy-Pontoise.
Mais, pour le moment, nous avons fait le choix de ne pas recruter d’élèves dans le cadre existant. Et nous élaborons un nouveau cursus d’enseignement avec cours, stages et ateliers de réalisations collectives.
Par ailleurs, existe déjà un diplôme national de comédien délivré par le Conservatoire, ce qui permet aux élèves qui l’obtiennent de pouvoir obtenir conjointement une licence mention Arts du spectacle théâtral à l’université Paris VIII. Quelques élèves peuvent aussi demander à effectuer leur deuxième année dans un établissement supérieur français ou étranger.
Enfin, SACRE ( Scineces, Arts, Création, Recherche), formation doctorale créée en 2012, est le résultat de la coopération entre notre maison, le conservatoire national de danse, l’Ecole des arts déco, la Fémis, l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm. C’est une sorte de plate-forme d’échanges entre sciences exactes, sciences humaines et littéraires,  et pratiques de création avec,  à terme, la création d’un doctorat.

- On entend dire dans la profession que les élèves du Conservatoire ne représentent pas vraiment la société d’aujourd’hui  et seraient issus des classes sociales privilégiées, et très peu des banlieues? Est-ce exact?

-Non; en effet, la moitié de ces élèves, ce qui est déjà beaucoup, a droit à une bourse du CROUS sur dix mois, et non imposable; il y a aussi des aides d’urgence versées par le ministère de la Culture  si leur situation personnelle le justifie, et des aides ponctuelles versées par le Conservatoire  pour tous les élèves boursiers ou pas. Et enfin un accord avec la ville de Paris a été conclu et dix logements sociaux sont attribués chaque année. Tout cela étant bien entendu très contrôlé.

- Vous avez un peu plus de cent élèves. Arrivez-vous à les connaître?  

-Ce n’est pas facile mais je m’efforce de les rencontrer personnellement. Il me semble que c’est aussi mon rôle, et il y a un retour formidable de leur part.

- Quelles sont vos relations avec des Ecoles comme celle des Arts Déco,  dont la section scénographie, sous la direction de Guy-Claude François, a longtemps collaboré avec l’Ecole du Théâtre National de Chaillot?

-Ces relations déjà anciennes continuent aussi à exister chez nous , en particulier pour les décors des travaux des élèves de troisième année. Avec la FEMIS, elles ont été renforcées  et il y aura un atelier commun annuel de réalisation  avec les élèves de nos deux écoles pendant une semaine; l’an prochain, il y aura aussi  une collaboration importante avec le Conservatoire national de musique et de danse pour la mise en scène du ballet du Malade imaginaire de Molière, avec nos élèves, et les élèves musiciens et peut-être danseurs. Et, à terme, nous travaillerons probablement avec l’Ecole Nationale des Beaux-Arts, même si c’est sans doute un peu plus compliqué.
Il me semble aussi important que nous ayons une réflexion sur le fonctionnement du théâtre contemporain, à l’heure où les créations scéniques se font souvent  en relation directe avec les nouvelles technologies. Une école comme le Conservatoire ne peut en faire l’économie et l’enseignement du théâtre doit aussi prendre en compte l’évolution de la société, du public et des technologies: on ne peut plus aborder une création, comme on le faisait, il y a quarante, ni même vingt ans…

Philippe du Vignal

Prochaines présentations publiques des ateliers  danse  et clown:  les 18, 19, 20 et 21 mars.

 


Le Fantasme de l’échec

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Le Fantasme de l’échec, divertissement prosopographique, conception de Véronique  Bettencourt

Véronique Bettencourt est de ces artistes complets, certains disent protéiformes, qui sont capables d’écrire, de mettre en scène,  mais aussi de jouer, chanter, danser, et filmer. Sur la scène des Ateliers, lieu  confié depuis peu à Joris Mathieu, défenseur d’un théâtre ouvert à l’image, à la vidéo et à la musique, elle donne à voir un spectacle original qui  se veut un questionnement sur la réussite ou l’échec artistique.
  Pourquoi une œuvre ne peut-elle être appréciée qu’en termes de réussite? Qu’est-ce qu’un artiste reconnu? Celui qui vit de son art, voire fait fortune ? Ou celui qui survit tout juste ? Celui qui intéresse les critiques? Ou le grand public ? Celui qui croule sous les subventions et les commandes ? Celui qui sort de sa province pour se faire connaître à Paris (ne pas oublier que pour les provinciaux, aujourd’hui encore, après des décennies de décentralisation, il n’y a de consécration qu’à Paris !) ? Qu’est-ce qu’un artiste raté ? Celui qui vide les salles et s’enferme dans la solitude et l’amertume?
  Véronique Bettencourt a pris son bâton de pèlerin, enfin presque, puisqu’il s’agit d’un micro-perche géant, pour aller recueillir les propos d’artistes, en réalité, une savoureuse série de loosers qu’elle rencontre au cours d’une déambulation qui la mène de Lyon à Dijon, en passant par sa Bourgogne natale avec une incursion parisienne.
  Elle les interviewe et les filme en super-huit ou vidéo, caméra à la main plus qu’à l’épaule, comme le faisaient parfois les  artistes de performances des années 80.  Véronique Bettencourt soumet ici ces vrais/faux entretiens  à un sociologue (interprété avec humour par Stéphane Bernard) qui devrait la guider dans sa recherche mais  qui est lui-même obsédé par un échec, celui de La Laitière et le pot au lait, la fable de La Fontaine qu’il récite de façon récurrente, dans un grand numéro de jonglage avec des balles multicolores qui lui échappent de temps à autre.
   Le plateau est un assemblage d’écrans  où sont projetées les interviews. Mais, sous cet apparent bricolage, « ce bazar multi-média-povera », comme il nous est précisé, il y a un travail méticuleux et inventif. Un musicien (Fred Bremeersch), omni-présent, accompagne le spectacle. Certes, il n’y a pas vraiment ici de réponse au questionnement sur le fantasme de l’échec, mais on suit avec plaisir cette déambulation où Véronique Bettencourt sait utiliser avec habileté, la dérision et la poésie.

Elyane Gérôme

 Le spectacle a été joué au Théâtre des Ateliers, 5 rue du Petit David, 69002 Lyon, et le sera au Théâtre Saint-Gervais à Genève, du 10 au 21 mars.

Mataora, la mémoire

Mataroa, la mémoire trouée, création collective,  inspirée des témoignages des passagers du Mataora et notamment de Nelly Andrikopoulou, mise en scène d’ Hélène Cinque

   PDV HELENE 5 DEC 2014 190En décembre 1945, lors d’une période sombre de l’histoire grecque, les philhellènes Octave Merlier, directeur de l’Institut français d’Athènes, et son collaborateur, Roger Milliex, conçoivent l’idée du voyage mythique du Mataroa.
 Après bien des péripéties diplomatiques et des reports, ils affrètent un bateau néo-zélandais, le Mataroa; 140 boursiers grecs du gouvernement français vont ainsi pouvoir prendre ainsi le large pour Paris.
Un grand nombre de jeunes artistes, intellectuels et scientifiques échapperont donc à la mort, ou au moins à la peur et à la faim, leur lot quotidien, à l’aube de la guerre civile qui aura fait 150.000 morts et des dizaines de milliers de réfugiés dans les pays communistes. Occasion inespérée pour  eux d’un tremplin vers le futur.

Parmi les passagers de cette arche de Noé contemporaine, des penseurs dont Cornélius Castoriadis, des sculpteurs, peintres, poètes, auteurs, médecins, architectes, mais aussi un cinéaste, un chef d’orchestre, un historien et un académicien, et d’autres nombreuses figures de l’ombre, à la vie digne.
  Presque soixante-dix ans plus tard, dans une belle mise en abyme du passé et du présent posés en miroir, de jeunes artistes grecs, entre Athènes et Paris, au cœur de la sévère crise socio-économique qui frappe actuellement le pays, réussissent à transposer au théâtre ce voyage mythique du Mataora, événement historique de la Grèce moderne, qu’a mis en scène Hélène Cinque, sur une idée et une recherche artistique d’Elita Kounadi, accompagnée par Cybèle Castoriadis, Dimitris Daskas, Pantelis Dentakis, Ioanna Kanellopoulou, Elita Kounadi.  
  Le public découvre un appartement à peine éclairé pour cause de couvre-feu; des photos des acteurs du projet Mataora sont épinglées de chaque côté d’un écran central, où sont projetés des documents sur les événements fondateurs de la libération d’Athènes, qui fut suivie du partage entre Staline et Churchill de la Roumanie et de la Grèce, puis d’une répression  contre les patriotes communistes. En décembre 1944, lors d’une manifestation pacifiste, il y eut ainsi de nombreux tués, dont la police aux ordres de la droite traditionnelle et activiste, porta la lourde responsabilité.
  Théâtre dans le théâtre : une des comédiennes qui dirige les acteurs, formée historiquement et engagée comme ses compagnons, se retire dans le haut des gradins pour apprécier la troupe au travail. Elle intervient aussi sur scène pour  préciser un détail, ou interpréter un personnage : le groupe prend forme, jouant la réalité historique et ses problématiques collectives et individuelles.
  Cybèle Castoriadis, Dimitris Daskas, Pantelis Dentakis, Malamatenia Gotsi, Ioanna Kanellopoulou, Elita Kounadi, Tatiana Pitta, Harold Savary, Georges Stamos, Polydoros Vogiatzis  jouent les situations dramatiques  qu’ont subies les aspirants au départ en décembre 1945, et lisent les lettres de leurs amis postées de France ou de Grèce, sous la lampe d’un bureau: on voit que les deux couples qui ont été les initiateurs de ce projet, avaient une forte détermination politique.
  Il y a aussi des scènes d’appels téléphoniques tendus avec le responsable commercial de voyages maritimes – un personnage comique et pittoresque grec. On voit des candidats au départ qui ont un espoir naïf et la peine au cœur: quand ils peuvent  s’en aller, ils  doivent abandonner  leur  terre natale et le combat politique. Un mari a la chance de partir, mais laisse sa femme  et leur bébé, et l’invite à le rejoindre l’année suivante. D’autres s’empressent de se marier devant un pope alcoolisé : une scène de grand comique…
  Sans aucune baisse de tension, Hélène Cinque sait aussi faire évoquer par ses comédiens, avec un jeu distancié, l’actualité de nos temps difficiles, Surtout pour bon nombre d’habitants de la planète, touchés par les guerres, la pauvreté et la famine, pour lesquels prendre un bateau et quitter la misère, reste encore un trop grand luxe.  La  metteuse en scène nous propose de vivre un moment révolu mais toujours reconductible de l’Histoire  et nous sensibilise à un présent redoutable et porteur d’espoir à  la fois.
Tout est encore possible pour qui, insatisfait, veut faire l’ expérience d’une vie plus digne, plus riche d’humanité et de générosité.

Véronique Hotte

 Salle de répétitions du Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes,  jusqu’au 28 décembre. T: 01 43 74 24 08
Du 10 au 28 décembre 2014, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 15h (relâches exceptionnelles jeudi 25 et vendredi 26 décembre)

 

 

 

Létée

Létée de Stéphane Jaubertie, mise en scène de Maud Hufnagel et Bruno Sébag

letee_pm2Pour ceux qui avaient vu la petite merveille qu’était Petit Pierre de Suzanne Lebeau, adapté par Maud Hufnagel, les retrouvailles avec cette metteuse en scène s’annonçaient prometteuses. Elle créée en effet  des spectacles « où le rapport à la scénographie, aux objets et à différentes techniques visuelles (projections, utilisation de photos ou de films, dessins en direct, créations de mécanismes…) ont une place prépondérante ».
Tôle, dessin en direct, ombres pour Petit Pierre, marionnettes pour La Mastication des Morts, marionnettes et vidéo pour L’Homme à l’oreille coupée… Dans Létée, on découvre un travail de panneaux pivotants sur eux-mêmes  qui constituent aussi  un écran pour une très belle vidéo.
Stéphane Jaubertie est la nouvelle référence du théâtre jeune public, (Yael Tautavel, Jojo au Bord du Monde ou Une Chenille dans le Cœur.) et Nino D’Introna, ex-directeur du Centre Dramatique National dédié au jeune public à Lyon, l’avait  découvert et mis trois fois en scène.

  Létée, une petite fille, vit dans une famille qui semble être heureuse, mais elle tente par curiosité l’expérience de la disparition, comme elle le dit « juste pour voir. Pour voir d’où je viens. Pour voir où je vais » Elle y parvient tellement bien qu’au moment où elle cherche à réintégrer sa famille, personne ne la reconnaît. La voilà donc qui va devoir égrener les souvenirs communs, petits ou grands moments de la vie qui ont fait ce qu’elle est.
  Moments de bonheur bien sûrs, souvenirs de vacances partagées, mais aussi mélancolie quand elle repense au divorce de ses parents, regrets de la complicité perdue avec son frère… Le texte raconte l’identité en devenir d’un enfant, et comment il arrive à  se construire dans une relation forte avec sa famille. Cette réapparition permet aussi d’aborder les doutes et angoisses que les enfants peuvent rencontrer : séparation des parents, rapports avec les grands-parents.
  Pour cette adaptation, Maud Hufnagel s’adresse aux enfants, avec un jeu à destination des plus jeunes dont  elle parvient à capter l’attention; sa mise en scène est fondée sur des éléments simples mais bien maîtrisés et qui fonctionnent,  comme cette  pluie de confettis ou cette « apparition »  en haut du décor, ou encore une course effrénée à travers les panneaux en mouvement….
  La vidéo qui accompagne le spectacle est d’une belle sobriété : un noir et blanc peu contrasté,  avec  les  autres personnages: grand-mère, père et frère. Un délicat jeu de clair et flou permet de mettre en avant  celui qui a la parole. Plus qu’un film, ce sont des portraits animés qui donnent une belle profondeur de champ à ce qui se passe sur le plateau.
Pour maintenir le rythme sur cinquante minutes, Maud Hufnagel  court parfois un peu après le spectacle, en s’autorisant assez peu de silences ou de temps plus calmes, qui risqueraient, selon elle, de faire retomber l’attention des plus jeunes spectateurs.

  Avec Létée, le théâtre Dunois montre une fois de plus sa capacité à accueillir des spectacles intelligents et sensibles aux enfants de tout âge.

Julien Barsan

Théâtre Dunois jusqu’au 21 décembre. T : 01 45 84 72 00.  Le texte est publié aux Editions théâtrales.

14/19 La Mémoire nous joue des tours

14/19 La Mémoire nous joue des tours, écriture  de la compagnie Jolie Môme, avec la collaboration de Rémy Adam

    1419AssaultDanielAimeSite-61fb1En exergue, une phrase de Simone Weil « Croire en l’histoire officielle, c’est croire des criminels sur parole ! »
C’est en matinée, pour un public de jeunes collégiens, venus avec leurs professeurs de Saint-Denis et de Vitry-sur-Seine, une représentation qui commence avec retard à cause de l’arrivée tardive du dernier car.
La salle de 150 places est bourrée, et il règne un certain tumulte que Michel Roger, le directeur de Jolie Môme, parvient habilement à calmer en présentant le spectacle.
On a distribué Le Môme, une feuille jaune recto-verso où sont présentées en quelques lignes les protagonistes de cette guerre désastreuse que les pacifistes ne sont pas parvenus à enrayer : Montehus, un chanteur populaire, Jeanne Labourbe, la première communiste française, Karl Liebknecht, compagnon de Karl Marx et Friederich Engels, Rosa Luxemburg, fondatrice du parti socialiste polonais, Jean Jaurès,  créateur  du journal L’Humanité, dont l’assassinat préludera au déclenchement de la guerre,  et Georges Clémenceau, dit « Sinistre de l’Intérieur », briseur de grèves et inspirateur du désastreux traité de Versailles.

Très vite, le silence se fait avec l’entrée de sept hommes qui chantent un texte… de François Hollande mis en vers. Comme toujours sur le plateau, une pyramide où  sont perchés une batterie, et quelques  instruments. Les acteurs se relaient à la musique et dans les différents rôles, et, comme toujours,une jeune femme brandit régulièrement un drapeau rouge.
Les grandes étapes de la montée de la guerre sont ici retracées: tension à Fachoda en Afrique, emprunt russe du tsar Nicolas II, annexion de la Corée par le Japon, crise d’Agadir, montée (déjà) de l’antisémitisme sur un couplet d’Aristide Bruant, discours de Jean Jaurès la veille de son assassinat, échec des tentatives de fraternisations des ouvriers,  et assassinat programmé en Allemagne des socialistes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg qui se déclarent contre la guerre; elle  considère que le socialisme est lié à la démocratie : «Quiconque souhaite le renforcement de la démocratie devra souhaiter également le renforcement et non pas l’affaiblissement du mouvement socialiste ; renoncer à la lutte pour le socialisme, c’est renoncer en même temps au mouvement ouvrier et à la démocratie elle-même. »
Une mise en scène et une écriture de bandes dessinées, efficaces, teintées d’un solide humour, et ponctuées de chansons interprétées sans micro, (c’est agréable, vu leur invasion pénible jusque dans les plus petites salles!) par une douzaine de bons chanteurs/musiciens.
Tout le monde devrait aller voir ce spectacle de salubrité publique.

Edith Rappoport

La Belle Étoile 14 rue Saint-Just, La Plaine-Saint-Denis les 19, 20, 21 décembre; et en mars et avril.
T: 01 49 98 39 20

http://www.cie-joliemome.org

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