Phèdre

Phèdre, textes de Racine, Ovide, Sénèque, Dante et Jérémie Niel, conception et mise en scène  de Jérémie Niel
 
Cette interprétation de Phèdre, sombre et inquiétante, évoque un monde de dieux cruels qui interviennent directement contre les trois protagonistes  aux  pulsions pures, manifestations des forces d’origine de l’humanité.
Inspirée d’Hippolyte de Sénèque, et surtout de la Phèdre de Racine, cette version commence par une scène où Thésée (Benoit Lachambre) pleure la mort de son fils Hippolyte et de sa femme Phèdre, dont les cadavres gisent à ses pieds. La suite est un retour en arrière cauchemardesque, orchestré par le Coryphée (Mani Soleymanlou).
Assis dans la salle, il monte  sur scène et regarde l’espace du jeu, un peu perplexe, puis consulte les textes jonchant le sol pour en sélectionner des extraits,  et donne des indications d’éclairage aux techniciens. Cette mise en abyme donne au personnage du coryphée une fonction peu habituelle. Il est celui qui gère le spectacle, parlant à peine mais en invitant  sur le plateau les protagonistes mythiques, figures à mi-chemin entre le visible et l’invisible, propulsées par des sonorités vrombissantes et la respiration terrifiante des dieux qui surveillent chacun de leurs gestes.
Jérémie Niel a éliminé les personnages des confidents et de la princesse Aricie pour ne garder que les trois figures essentielles de la catharsis, celles qui doivent toucher les spectateurs et les transformer par la pitié et la frayeur.
Phèdre, la deuxième épouse de Thésée, victime de la vengeance de Vénus, devient ainsi  amoureuse de son beau-fils Hippolyte, pendant l’absence de Thésée, son père. Les monologues de Phèdre sont  ceux de Racine  mais Jérôme Niel a éliminé les confidents, et Phèdre (excellente Marie Brassard) doit donc s’adresser directement à Hippolyte (Emmanuel Schwartz) pour lui dire l’indicible.
  Quand elle avoue sa passion en chuchotant doucement à l’oreille du jeune homme, on découvre la sensualité extraordinaire que recèle ce texte et le trouble profond qu’il évoque chez le fils de Thésée qui, dans un moment de faiblesse,  semble vouloir céder à la tentation malgré la honte que cet aveu lui inspire mais  très vite saisi  par l’horreur de la situation, il est à terre, et devant son père, frappé de crises violentes et douloureuses.
  Jérémie Niel renverse la forme du drame auquel nous sommes habitués. Composée de fragments des textes d’Ovide, Dante, Sénèque,  et surtout de Racine, cette version devient l’expression de tout ce qu’ils ne  peuvent exprimer. Les  fonctions traditionnelles sont ici modifiées : le chœur réduit au seul Coryphée;  figure ambiguë,  est perdu au milieu de cette violence qui lui échappe, et semble incapable de suivre des événements qui le dépassent.
Les pulsions fondamentales des personnages sont ici somatisées pour mettre en valeur le jeu corporel. Hippolyte a de terribles maux de ventre qui l’empêchent de se tenir debout, et se tord en hurlant de douleur. Thésée, dans les douleurs d’un enfer dantesque, souffre de violents tremblements et crie son désespoir, surtout quand le Coryphée lui dit le texte de Sénèque qui raconte la mort violente et sanglante de son fils..

   Ces corps possédés et les bruitages deviennent des représentations de la passion plus puissantes que l’expression verbale, qui, ici, nous atteint vraiment quand elle est suivie d’une image sonore: la mer qui gronde, les cris de douleur d’Hippolyte écrasé par son char, ou les hurlements de rage de la foule, qui lapide Phèdre. Mais ces bruitages noient les voix trop douces : ainsi le texte chuchoté par Phèdre est parfois à peine audible, et la respiration amplifiée des créatures mythiques invisibles et menaçantes, étouffe la voix du personnage tragique, frappé par la vengeance des dieux. A cause surtout d’un mixage sonore pas encore maîtrisé qui sera sans  doute vite résolu.
  Jérémie Niel porte un regard jeune et fiévreux sur un texte que l’on pourrait qualifier de néoclassique et il a réussi à créer un espace où convergent des textes de grands auteurs occidentaux. Retrouver le passé pour cerner le présent est, en fin de compte, d’une logique impeccable.

Alvina Ruprecht

Théâtre français du Centre national des arts d’Ottawa jusqu’au 14 décembre.

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Archive pour décembre, 2014

Le Sacre du printemps

 Le Sacre du printemps, concept et mise en scène de Roméo Castellucci, musique d’Igor Stravisnky, direction musicale de Teodor Currentzis, et sonore de  Scott Gibbons – Festival d’Automne

Le Sacre du Printemps - Mise en scäne Romeo Castellucci ∏ C. Raynaud de Lage 141207_RdL_03435  »Réveiller l’effet de choc »,  dit Romeo Castelluci, quand il s’empare du Sacre du Printemps,manifeste musical d’Igor  Stravinsky et chorégraphique de Nijinsky, dont la création en 1913 au Théâtre des Champs-Elysées provoqua  un scandale.
« C’est une pièce pour les nerfs, pas pour la conscience. Cela va tellement vite, qu’au niveau épidermique, c’est presque une électrocution. » dit aussi Roméo Castelluci, qui privilégie les nouvelles technologies, mais est tout autant attiré par les arts plastiques, la philosophie, les sciences, au-delà des conventions et des académismes.
Aux  trente-quatre minutes du Sacre du Printemps, succède la pièce du compositeur américain Scott Gibbons qui explore l’infiniment petit du bruissement des atomes, à l’aide d’instruments scientifiques de haute technicité. On évoque d’habitude Le Sacre du Printemps comme réveil de la saison nouvelle et primitive, la germination de la nature et des passions dionysiaques, selon le paganisme d’une tradition russe.
Le metteur en scène associe l’œuvre à la scène du veau d’or. Cette métaphore animale est filée durant toute la  pièce, à travers la poussière, à la fois accessoire et objet essentiel  soit ici, une poudre d’os fabriquée pour servir d’engrais .
Ce ne sont plus les danseurs qui évoluent selon une chorégraphie mais la danse elle-même, détachée de ses supports humains - gestes, mouvements, pirouettes, figures – à travers le corps atomisé des interprètes devenus poussière. Déplacements, jeux de forme et de rythme commandés par le magicien Roméo Castellucci, au moyen d’une impressionnante machinerie. Avec des images saisissantes dans leur incongruité même et leur in-appropriation.
Deux plateaux  descendus des cintres, grosses machines rectangulaires de métal, brillantes et neuves, munies d’un voyant lumineux qui signe leur lien avec un logiciel, déversent des quantités de poussière selon des formes géométriques ou mouvantes variables, soit six tonnes de  cendre volatile issue de soixante-quinze carcasses d’animaux.
D’abord, en réponse à la musique syncopée d’Igor Stravinski, tombent des rideaux fins et légers de poussière comme une chevelure longue ou un voile à peine transparent, et par secousses, cette masse volatile s’intensifie, puis se clarifie, et finit par disparaître.
Ces ruissellements réguliers prennent l’aspect de cascades dessinées en flots puissants ou en jets plus incisifs, et cette poussière de cendres dansantes et tourbillonnantes, de vagues parsemées d’or, fixe à travers le voile transparent de scène, protecteur et transparent, un instant d’éternité. Les lumières font vivre ces tableaux, telles des impressions de formes spectrales, de palimpsestes, de souvenirs de l’humanité et de la nature, qui nous seraient enfin révélés.
De nature, il n’est guère question ici; ces machines et installations techniques fabriquent  ces poussières qui deviendront des fertilisants: la roue tourne sans fin. La Genèse fait naître le corps humain de la terre et le fait retourner après la mort à la poussière : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. » La cendre, signe même de ce qui n’est plus, symbole d’absence de vie humaine et des choses éphémères, est aussi liée à l’idée de purification, de résurrection. Renaître de ses cendres à travers l’art, la littérature, la poésie, la peinture, la sculpture et la musique, comme l’écrivait Marcel  Proust dans La Prisonnière : « Ces robes (…) c’était celles dont Elstir (…) nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir, comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. »
Ce Sacre du Printemps 2014 – un siècle après Igor Stravinsky et Nijinsky et, d’une autre façon moins apparente, chez Marcel Proust – salue donc avec une intense émotion, le retour infini de la vie et de son énergie.

 Véronique Hotte

 Festival d’Automne, Grande Halle de La Villette, du 9 au 14 décembre.

 

L’Enclos

L’Enclos, un film d’Armand Gatti

 966637791  Ce film est projeté actuellement en hommage à Armand Gatti, bientôt 91 ans, écrivain, dramaturge, qui  a écrit  de nombreuses pièces, dont déjà en 1962,  La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. au T.N.P. de Villeurbanne, mise en scène de Jacques Rosner, puis La Deuxième Existence du camp de Tatenberg par Gisèle Tavet au Théâtre des Célestins à Lyon, et Le Voyage du Grand Tchou, mise en scène de Roland Monod au TQM de Marseille…
Suivirent, entre autres, Chant public pour deux chaises électriques, puis La Passion du général Franco, créée en 1968, dont les répétitions  avaient été interdites, à la demande du gouvernement espagnol! Armand Gatti est aussi cinéaste.
L’Enclos (1961), son premier film, présenté au festival de Cannes, remporta le Prix de de la critique, et à Moscou, celui de la mise en scène. Il réalisera en 1963, à Cuba, El Otro Cristobal, qui obtiendra  au Festival de Cannes le prix des Écrivains de cinéma et de télévision. Mais on voit rarement ses films, couverts de prix mais souvent censurés, voire interdits dès leur sortie.
Armand Gatti, le poète, l’anarchiste, internationalement reconnu mais éternel exclu…. On se souvient peut-être du mot de Theodor W. Adorno : « On ne peut plus faire de poésie après Auschwitz ». Et donc, à plus forte raison, avec Auschwitz, et sur Auschwitz. Mais L’Enclos n’est pas seulement un film sur le monde concentrationnaire. La grandeur du poète est de détourner les enjeux, et Armand Gatti  a évité ici tous les pièges.
Il s’élève d’emblée au-dessus de son sujet, transcende ce qu’il a de circonstanciel, et nous fait partager l’horreur concentrationnaire. Mais, à chaque mot, geste ou  situation, nous sommes à la fois dans l’histoire, et au-delà de l’histoire, avec les personnages mais aussi avec avec nous-mêmes, spectateurs de notre propre vie.
Avec son intuition de poète, Armand  Gatti dépasse ce que Gilles Deleuze appelle « la donnée de la situation ». Pour savoir ce qu’est L’Enclos, il faut d’abord se demander ce qu’il n’est pas.  Ni un document, témoignage, fable ou parabole.  Ni non plus un cri, prière, protestation, ni surtout pas une dénonciation. Ou tout cela, avec quelque chose en plus: une dimension qui rattache l’indescriptible et l’indicible, à  une  confrontation avec nous-mêmes, et à notre angoisse du temps et de  la mort.
   L’Enclos est une tragédie grecque, au sens où Nietzsche l’avait compris, quand, dans sa vision de  l’ « éternel retour », il reliait la modernité aux transes de la pythie. C’est une lutte pour la vie, pour la fraternité dans la terreur qui soude les personnages dans un chœur unique, face au verdict des Dieux de l’Olympe…
Qu’ils aient ici le visage de S.S., n’a d’ailleurs pas grande importance! Au-dessus du sublime de la trivialité, s’élève le chant de la pitié pour les hommes, pour tous les hommes, qu’il soient victimes et bourreaux. L’Enclos nous rappelle aussi que nous aurions  tort de nous  situer après l’histoire, celle de la Shoah et d’Auschwitz! Les horreurs de l’actualité pourraient vite nous mettre au diapason des horreurs du passé.
Ce film nous fait revivre un passé insoutenable, avec la beauté hiératique d’une cérémonie funèbre,  et  nous projette aussi dans notre monde concentrationnaire actuel. Les projecteurs de L’Enclos éclairent une réalité que l’on aurait tort de confondre avec une histoire ancienne, car elle est  la nôtre, celle de tous les jours… On voit déjà ici  l’affrontement entre la puissance et la masse, et surtout une ébauche de solution de cet affrontement.
La « solution finale » hitlérienne était la tentative encore balbutiante d’une expérience à plus grande échelle, où les hommes sont transformés en rats de laboratoire, dont l’extermination n’est pas programmée comme une fin en soi, mais comme la condition d’un avenir radieux…

Gérard Conio

Salle Saint-André des Arts, jusqu’au 16 décembre et à L’Entrepôt. Et en janvier à Montreuil pendant deux semaines.

Le nouveau théâtre de Bonlieu à Annecy

Le nouveau théâtre de Bonlieu à Annecy

Pour ses trente ans, la Scène nationale d’Annecy fait peau neuve; après deux ans et demi de travaux, et pour un montant de quelque vingt millions d’euros. Avec des espaces d’accueil transformés, un restaurant spacieux, confié à une cuisinière hors-pair, venu de chez Laurence Salomon, et avec un hall plus vaste et lumineux, et une coursive vitrée, ouverte sur l’extérieur. Le plateau et la grande salle ont été complètement refaits, des murs aux sièges.
Une grande attention a été portée à l’acoustique auparavant défaillante. Enfin, la Scène nationale gagne 1.702 m2, avec la construction d’une troisième salle, modulable, dédiée aux répétitions, et idéale pour les petites formes. Un équipement ultra-moderne permet à l’établissement culturel de remplir ses missions non seulement de diffusion, mais aussi de production, grâce à des résidences d’artistes: Dominique Pitoiset, Rachid Ouramdame et Camille Boitel, entre autres, en bénéficient  pour leur création, cette saison.
L’équipe du théâtre, dirigée par Salvador Garcia, travaille par ailleurs en réseau avec les théâtres de Genève, Chambéry, et Grenoble, et c’est dans cette dynamique qu’elle accompagne depuis plusieurs années Omar Porras. Il a fondé, en 1990, le Teatro Malandro, à Genève, un centre de création, de formation et de recherche, et dont elle accueille régulièrement les spectacles : cette année, une belle proposition, à partir de La Dame de la mer d’Ibsen assez peu montée dans l’espace francophone. Le théâtre invite aussi des artistes régionaux, dont le jeune chorégraphe Thô Anothaï.

 La Dame de la mer d’après Henrik Ibsen, adaptation et mise en scène d’Omar Porras

la-dame-de-la-mer-bonlieu-20-1Sur le grand plateau nu, devant un cyclo brillamment éclairé, qui se teintera et s’animera selon la nature des événements, trône un piano à queue  dont la musique accompagnera tout le spectacle. Le concertiste entre, salue puis joue quelques mouvements d’une sonate, quand, dans la pénombre, un drôle de bonhomme à l’allure androgyne, Lyngstrand, s’avance.
Il se dit sculpteur, et apprécie la toile que lui soumet le pianiste qui endosse alors le rôle d’un
peintre : un paysage de fjord inachevé auquel il manquerait la figure d’une sirène mourante. Le ton est donné. Ce tableau correspond au cadre du drame d’Ibsen: une petite station balnéaire, peuplée d’estivants venus contempler le soleil de minuit.
Après ce prélude et alors que s’annonce un concert au belvédère,  on entre dans le vif de l’action.  Avec une sirène, Ellida Wangel. « Enlevée à son élément naturel », un phare au bord de mer, par son mari, le bon docteur Wangel, elle éprouve une « vertigineuse nostalgie de la mer ». Femme singulière, elle porte le nom d’un bateau, et les gens l’appellent la dame de la mer car elle ne peut se passer des bains dans le fjord, bien qu’elle y trouve l’ eau « tiède, flasque et visqueuse ».
Malgré l’amour que lui porte son époux et la présence enjouée de ses deux belles-filles, Bolette et Hilde, elle se montre fantasque et inquiète. Hantée par un inconnu, « une ombre qui a traversé ma vie « , un Américain qu’elle croit noyé, Ellida a peur, car mort ou vivant, le marin, créature de la mer comme elle, et à qui elle a juré fidélité, viendra la réclamer.
La mer joue un rôle important dans les pièces d’Ibsen, comme celle-ci, parmi les plus tardives et créée au Christina Theater en 1889, qui baigne dans un univers étrange, imprévisible avec ses calmes et ses tempêtes, peuplé d’esprits maléfiques à la fois effrayants et attirants. Elle exerce une étrange attraction morbide.  » Les gens de la mer sont d’une race à part. « Avec des flux et des reflux » confie le docteur à Arnholm, l’ancien soupirant d’Ellida et précepteur des filles, qu’il a appelé à la rescousse, espérant dérider son épouse.
Mais la mélancolie d’Ellida s’aggravera au fil de l’été. Quand, tel un fantôme revenu d’entre les morts, l’homme de la mer surgit dans la brume, une lanterne à la main, entonnant le dernier Lied du voyage d’hiver de Franz Schubert (der Leiermann : le joueur de vielle), et l’enjoint de la suivre, mais il la veut de son plein gré. Wangel, lui, donne à son épouse la possibilité de « choisir librement » .
« Libre de choisir, libre de renoncer », elle peut alors échapper à l’emprise maléfique du marin, et dans un mouvement parallèle, Bollette, la fille aînée du docteur, trouve, grâce à l’amour d’Arnholm, son ancien professeur, la force de s’arracher à sa terne petite vie familiale, pour découvrir le vaste monde et étudier. Quant à la petite dernière, Hilde, qu’aucun lien n’entrave encore, elle batifole, insouciante, aux côtés de Lyngstrand… Un happy-end surprenant  chez le dramaturge norvégien.
Omar Porras a réduit les cinq actes et resserré la distribution autour des protagonistes, pour produire un spectacle rythmé, de deux heures sans entracte.  Sans s’attarder à traiter leur psychologie  ni  à s’appesantir sur leurs états d’âme, il pénètre dans la poétique de la pièce avec la liberté que recherchent justement les personnages du drame. Comme le peintre du début, il traduit Ibsen en images, sans pour autant sacrifier les grands axes de l’intrigue, clairement exposée et respectée. Il projette sur le cyclo d’étranges formes,  des petits nuages clairsemés sur bleu azuréen, des taches sombres et tourmentées, des  brumes du Nord, ou un encore puissant soleil de minuit.
De la mélancolie qui imprègne toute la pièce, se détachent quelques moments lumineux, et des intermèdes fantaisistes introduits surtout par Lyngstrand, un bouffon poétique. Avec une maîtrise de l’espace exceptionnelle, Omar Porras ordonnance les mouvements des acteurs en un ballet de figures qui prennent place dans le paysage. La musique, écrite et interprétée au piano par Didier Puntos, habite le spectacle, comblant l’indicible qui se cache derrière les mots de l’auteur.
« Ma relation avec la musique n’est pas opportuniste, dit le metteur en scène. Elle ne cherche pas à remplir un espace ou un abîme. C’est un personnage important qui doit se rajouter et qui manque au théâtre, contrairement à l’opéra. Par exemple, si je monte un opéra, je me laisse emporter par la force de la rivière, qui est la musique, et qui m’amène sur la rive, le texte. Elle est ainsi fondamentale à mon travail, ne serait-ce que par la possibilité qu’elle offre de pouvoir entrer dans l’œuvre. »
Omar Porras livre ici une très belle version de la Dame de la mer qu’il ne faut pas manquer,  si elle passe dans votre région.

Spectacle joué au Théâtre de Bonlieu, Annecy du 8 au 10 décembre.

 

Ô chorégraphie et scénographie de Thô Anothaï

OLe chant mélodieux d’une soliste japonaise (Mina Mermoud), priant pour l’âme d’un noyé, ouvre le spectacle. Quand la voix éthérée s’évanouit, elle fait place à une toute autre ambiance.Trois danseurs  (Saïf Remnide, Thô Anothaï Marino Alexandre), font leur entrée devant l’image projetée d’un torrent de montagne. Dans le fracas de l’eau qui dévale, ils se mettent à évoluer, engageant un combat contre cette force sauvage.
Avec de vifs mouvements inspirés du hip-hop, mais très stylisés, ils luttent, peinent, se cabrent, virevoltent. Chacun des trois interprètes répond à cette violence, corps solides, muscles bandés, comme dans les compétitions de hip-hop.
C’est avec plus de douceur que les artistes affrontent l’eau qui envahit le plateau: glissades, plongeons, ébats, 
les corps testent ce sol liquide, où tous les appuis et les figures se trouvent transformés. La technique du danseur doit s’adapter, et faire sien cet univers fluide. Les deux tambours japonais de Daï Castaing, aux sons telluriques émergent progressivement des reflets de l’eau, créant une très belle image, et le musicien vient rythmer la troisième partie de la pièce.

C’est la  seconde chorégraphie de Thô Anothaï, qui développe ici un style original dans une belle scénographie. Formé au hip-hop et au jazz, il mâtine sa danse de touches orientales. Né au Laos  il y a trente quatre ans, il fait ici appel à des  souvenirs de son enfance, notamment la fête de l’eau.  Et comme ici,  il entend fonder ses prochaines pièces sur l’exploration d’autres éléments. On regrette seulement que les interprètes se trouvent parfois comme isolés dans cette confrontation avec l’univers aquatique, car la danse manque un peu de choralité. Peut-être le hip-hop tend-il à privilégier la performance individuelle ?
Mais Thô Anothaï fait ici des débuts très prometteurs.

Mireille Davidovici

Spectacle dansé au Théâtre de Bonlieu, à  Annecy, les  9 et 10 décembre.

 

Deux ampoules sur cinq

Deux Ampoules sur cinq, librement inspiré de Notes sur Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa, adaptation et mise en scène d’Isabelle Lafon

  images-1De spectacle en spectacle, Isabelle Lafon explore, sans continuité stricte mais sans jamais le quitter, l’univers de la grande poétesse russe, Anna Akhmatova, dont l’œuvre censurée par le stalinisme, circulait clandestinement,  tandis que ses deux maris étaient, l‘un fusillé, l’autre déporté, et que son fils passait dix ans  en prison!
  A la fin de Deux ampoules sur cinq, (un titre peu poétique mais comment restituer au mieux le fonctionnement quotidien de la lumière dans l’appartement communautaire?) la comédienne et metteuse en scène dit en russe un poème. Un moment de grande émotion, quand on entend cette parole lointaine, comme si elle était chantée, issue de la douleur : la langue russe véhicule délicatement le désir et la vie.
Isabelle Lafon dédouble ici un aspect de la poésie subversive de cette époque noire (purges, disparitions,etc…) en installant près d’Anna Akhmatova, Lydia Tchoukoskaïa, autre  écrivain et critique de littérature pour enfants, qui apprend à connaître son aînée dans la joie.
Le mari de Lydia a été arrêté en 1938  et elle restera sans nouvelles durant des années, avant d’apprendre qu’il a été  aussitôt fusillé après son arrestation. La jeune femme apprend alors les poèmes d’Anna Akhmatova par cœur, avant de les faire disparaître, pour que la censure ne puisse s’en saisir. Lydia rencontre quotidiennement Anna et tient un journal de leurs entretiens, ce sont ces bribes écrites dans les années 1937/38/39 …  qu’Isabelle Lafon offre au public. Et le titre Deux Ampoules sur cinq file la métaphore de l’absence de lumière dans ces années-là, au sens propre et au sens figuré, où tout devait être caché  – soi et sa vérité – pour n’être ni dénoncé ni détruit.
Quand le spectateur entre dans la salle du Terrier, on lui propose une lampe de poche pour éclairer les deux  comédiennes et ce sont donc juste des rais timides de lumière qui balaient leurs visages, dont la plus jeune redécouvre son propre journal  à l’aide d’une lampe de poche personnelle.
Ombre et enfer, nuit sans fin, les lumières de la vie sont bannies mais ce petit éclairage reste un humble feu de repère existentiel. Isabelle Lafon et Johanna Korthals Altes sont comme deux fées, l’une brune et l’autre blonde, installées dans leur antre sombre, et penchées sur un amoncellement de livres posés sur leur table de travail, vrais outils de libération et de survie,  loin de tous les enfermements, physiques, moraux et philosophiques.
Un beau pari subtil.

 Véronique Hotte

 Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, jusqu’au 19 décembre. T : 01 48 13 70 00

 

 

Exhibit B

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Exhibit B. création de Brett Bailey

 
Exhibit B. , exposition-performance en douze tableaux vivants, est un invitation sans détour, à un devoir de mémoire et à une réflexion qui reste d’actualité, sur le comportement et l’engagement éthique et géopolitique de l’Europe envers l’Afrique.
Rien de
surprenant donc,  si cette création de l’artiste-plasticien sud-africain Brett Bailey, soulève depuis le début de sa tournée en Europe en 2010, des protestations parfois des plus virulentes. En septembre dernier, l’exposition a été annulée à Londres, puis le mois dernier au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis; elle est présentée  actuellement  au Cent Quatre à Paris…
  Une association d’artistes a fondé  Contre Exhibit, un mouvement  diffusant des slogans du genre : « Non au racisme déguisé, Je ne suis pas un objet, Respectez vos ancêtres » … et a lancé un appel pour l’arrêt définitif de cette exposition-performance, que ce groupe contestataire estime dégradante pour la communauté noire, quand elle expose  des tableaux vivants rappelant les zoos humains présentés dans des foires au XIXème  et au début du XXème siècle, ou encore montre un immigré des années 1990, ligoté et bâillonné, sur un fauteuil d’un avion prêt à décoller pour Johannesburg.
  Aussi inacceptables soient-elles, ce sont deux situations différentes, et on peut contester, le fait d’avoir réuni en une seule et même exposition, des périodes peu comparables, de par leur contexte épistémologique, et politico-historique.  Mais qui aurait pu prévoir une telle hostilité face à cette exposition d’abord présentée au théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis? Selon Brett Bailey, c’est avant tout un geste artistique, politique et de mémoire, face à la marche de l’Histoire, à l’esclavage et au racisme pratiqués en Europe (du XVIIIème siècle jusqu’à nos jours) commis  sur  les Africains.
Dès lors, se pose, une question: comment, sans avoir même vu cette création plastique et théâtrale, un collectif d’artistes peut-il affirmer que cette œuvre fait « l’apologie d’un crime contre l’humanité »  et « est un spectacle assassin » ! Difficile et peu objectif de porter un tel jugement et  de crier au scandale, sans avoir eu au moins l’honnêteté d’y aller  voir. « La conscience, dit bien Brett Bailey, porte les graines du changement ».  
  Avant d’entrer au Théâtre Gérard Philipe, on se trouve déjà et pour cause, dans une atmosphère  peu réjouissante: nombreux cars de police en stationnement, puis on filtre le public. A l’intérieur, dispositif de sécurité oblige, règne une même  tension. On finit par appeler le public devenu impatient et nerveux! Et, chaque soir, entre 19h et 22h et toutes les trente minutes, on autorise  vingt-huit personnes seulement, sécurité oblige, à pénétrer.
Au début, le public est rassemblé dans une salle, ensuite un spectateur est alors appelé et invité à suivre un parcours fléché  pour découvrir ainsi chacun des tableaux vivants. Il doit cependant respecter certaines règles  dont  celle du silence, et celle de ne pas revenir sur ses pas. Il  passe à travers différents espaces pour la plupart  dans les sous-sols, pour arriver  à la fin, dans la grande salle du Théâtre
  Mais cela n’est pas aussi simple et paisible. Comme pris au dépourvu, le spectateur ressent petit à petit une atmosphère oppressante, comme si il devenait lui-même un  responsable de cette période sombre de l’histoire de l’humanité. Un soir, un gardien est venu pour  calmer avec douceur une jeune femme qui s’était mise à courir en hurlant, autour de la Vénus Hotentote! Incident significatif de la tension que peuvent susciter certaines  actes  artistiques. Surtout quand  ils se situent à  la frontière du documentaire et de la fiction.
  A chaque tableau-vivant, est joint une note précisant le contexte historique et identifiant l’individu ou le groupe ethnique. Bref, nous ne sommes pas du tout  dans une fiction théâtrale !
On peut lire dans la salle du tableau 3 Civiliser les indigènes,  cette condamnation :
« Le nègre Jossie sera pendu au gibet par un crochet de fer à travers ses côtes, jusqu’à ce qu’il meurt ; sa tête sera alors coupée et montée sur un pieu au bord du fleuve et y restera pour être picorée par les oiseaux de proie. En revanche pour les nègres Wierrie Mannhote, ils seront liés à un poteau et rôtis vivants sur un feu doux, tout en étant torturés avec des pinces brûlantes. Les nègresses Lucrèce Ambira, Aga, Gomba, Marie et Victoria seront attachées à une croix, pour être rompues vivantes, puis leurs têtes seront coupées et exposées au bord du fleuve sur des pieux. Les négresses Diana et Christina seront décapitées à la hache et leurs têtes seront exposées sur des pieux au bord du fleuve ».
Tout ici, est présenté avec une grande pudeur, ce qui n’exclut ni la violence ni la beauté…  Comme en témoignent le regard échangé entre spectateur-visiteur et personnage-interprète. Ce qui est vu et lu, est saisissant de monstruosité. Les interprètes de chaque tableau sont noirs, même ceux qui incarnent les blancs, qui sont juste maquillés.

  Mais chez l’artiste et comme  le disent  les nombreux visiteurs de cette exposition/performance,  rien ne  laisser penser qu’il s’agit là d’un geste artistique et théâtral CONTRE les exploités d’hier et d’aujourd’hui, la communauté noire et les esclaves de l’empire colonial des pays européens pendant plusieurs siècles. Le tableau n° 1, de cette même  série « civiliser les indigènes » nous apprend l’existence de camps de concentration allemands dans l’Afrique du Sud-Ouest, de 1905 à 1908, où les femmes devaient faire bouillir les têtes décapitées de leurs codétenues et les curer avec des tessons de verre.
Ces camps avaient été mis en place, suite à l’extermination de dizaine de milliers de Hereros et de Namas par les forces occidentales allemandes, et ces crânes étaient ensuite expédiés dans les instituts européens de recherche, pour être mesurés et analysés, dans le but de prouver les théories européennes de supériorité raciale justifiant  de telles politiques.
Un autre tableau nous rappelle l’existence d’un certain docteur Fischer (1874-1967). Professeur d’anatomie et recteur de l’université de Berlin pendant le IIIème Reich, il avait, dans les camps de concentration en Afrique du Sud-Ouest,élaboré des théories sur l’hygiène raciale et posé les fondements idéologiques légitimant l’extermination des juifs…  

 Si cette œuvre est politique, elle aussi plastique et artistique. Dans le cadre de cette présentation,  se pose une question esthétique et éthique, qui est sans doute loin d’être étrangère  à l’agitation musclée suscitée par Exhibit B. au Théâtre Gérard Philipe comme au Cent Quatre. Cette mise en forme plastique et dramatique, peut-elle instaurer une distance suffisante, sur le plan tragique et poétique, entre l’émotion du spectateur et l’œuvre artistique et politique ici présentée ? Nous ne sommes en effet ni dans une exposition, ni devant une performance …
Etrange et perturbante situation pour le public, confronté à ce travail de Brett Bailey, qui oscille entre réalité socio-historique et  politique, et  théâtralité. O
n reste un peu interloqué devant l’ampleur de la contestation et du rejet. Alors qu’Exhibit B. révèle d’abord toute l’injustice et la barbarie commises par l’Europe en Afrique, de l’époque coloniale  jusqu’à nos jours.
A la
fin, on entend dans la grande salle de merveilleux chants prégnants de recueillement, de mélancolie et de grâce, interprétée par une chorale namibienne. Pourquoi autant de tension, d’agression, venant non pas, comme habituellement, de groupes d’extrême-droite et/ou religieux intégristes, mais de certains habitants de Saint-Denis et d’ailleurs, de communautés noires, de soi-disant groupes anti-racistes, et de collectifs d’artistes?
En sortant, on tente juste de trouver le silence...

Elisabeth Naud

Exhibit B. a été présentée au Théâtre Gérard Philipe, du 27 au 30 novembre et est actuellement programmée au Cent Quatre, 106 rue d’Aubervilliers, 75018 Paris, jusqu’au 14 décembre.T: 01 53 35 50 00

 

 

La Imaginacion del futuro

 La Imaginacion del futuro,  mise en scène de Marco Layera, par le Teatro La Re-sentida

IMG_6407Voilà un spectacle aussi paradoxal que flamboyant: l’outil théâtral est bien maîtrisé mais le propos, malgré tout, reste brouillon…  « Notre spectacle, dit Marco Layera, ne prétend pas être un récit fidèle à la vérité historique.» Mais il traite d’un sujet encore sensible aujourd’hui, au Chili : la mort, après un discours démocratique, de Salvador Allende, président de la République dans son palais assiégé, le 11 septembre 1973, qui va très vite signer l’avènement de la dictature de Pinochet.
Cette peinture désacralisée de ce personnage historique a créé des polémiques dans le public et chez les critiques au dernier festival d’Avignon, lors des représentations au cloître des Carmes. Et à Paris plusieurs spectateurs chiliens sont sortis pendant la représentation… Le metteur en scène a tendance à nous dire que tout le monde est un peu coupable, dans cette histoire vécue en direct dans le palais présidentiel transformé en studio de télévision. (Sans doute une des premières fois pour l’époque).
Mais le spectacle bouscule cette vision mythifiée, qu’ont perçue les Européens, de ce régime démocratique,  dont la chute, puis l’arrivée au pouvoir d’Augusto Pinochet  provoqueront ensuite l’isolement du Chili. Marco Layera fait aussi allusion à nos démocraties actuelles, à leur hypocrisie, (comme le rôle évident des Etats-Unis dans cette mise à bas de Salvador Allende) et au plein pouvoir des médias: ce qui irrite la bien-pensance occidentale. L’impertinence doit choisir son camp pour être admise!
Le théâtre dans le théâtre, trop souvent utilisé  chez nous, l’est encore ici mais avec bonheur, grâce à l’énergie et au jeu des acteurs qui ont recours à différentes formes d’expression scénique: cabaret, pantomime, cirque, danse, interventions dans le public, etc. Mais certaines scènes sont trop longues ou inutiles, comme le monologue de «la balle perdue» ou le délire des hommes politiques sous cocaïne. D’autres plus réussies et poétiques, comme la chute sur le sol du président Allende.
Finalement Marco Layera nous dit: « Nous n’avons jamais pensé, dit Marco Layera, que notre spectacle serait considéré comme une insulte à l’image de Salvador Allende, bien que nous ayons été conscients que notre fiction pouvait en déranger plus d’un.»
N’est-ce pas encore aujourd’hui le rôle du théâtre?

Jean Couturier

Théâtre des Abbesses  jusqu’au 11 décembre          

Wolfgang

Wolfgang, de Yannis Mavritsakis, traduction Dimitra Kondylaki et Emmanuel Lahaie, mise en scène Laurence Campet

 

DSCN8539-1038x576À pas de loup, Wolfgang tourne autour de la petite Fabienne. Il l’aime bien, elle se confie à lui. Cet homme encore jeune, sensible, capable de parler avec une enfant, n’a rien d’extraordinaire : il taille sa haie un peu moins bien que le voisin, s’agace des visites répétées de sa mère, se laisse aller parfois à sortir avec à ami, bricole la vieille voiture de son père…
Ce n’est que la façade terne de la vie, il rêve d’autre chose. Déçu par une rencontre d’un soir, il s’engage dans la quête d’un amour absolu, total, entièrement à sa main. Il enlève la petite fille. Sans violence : il lui a préparé un « refuge » où elle sera complètement protégée de la guerre qu’il invente pour la garder. Dans un même mouvement, elle accepte cette protection et n’accepte pas de ne rien savoir, réellement, du dehors. La lumière du soleil, la liberté de mouvements l’appelleront un jour, inévitablement.
Ce qui est frappant, c’est à quel point les fantasmes de Wolfgang parlent de la réalité du monde, sous leur nuage de fiction : la guerre, dont il se fait le conteur, existe bel et bien, au moins dans les représentations de tous ceux qui ont la chance de ne pas y être pris physiquement. Et l’homme, qui se veut seul maître de lui-même,  sait bien au fond que le fantôme de son père existe et le tire par les pieds, comme le regard perçant de sa prophétesse de mère le cloue à sa destinée. Il sait aussi qu’il n’échappera pas lui-même à la fatalité du tyran, à la tentation de briser celle qu’il croit posséder.
C’est un conte, et une tragédie. Et, comme dans les contes, on connaît la suite et la fin. Mais, quand l’événement attendu se produit, il est d’une théâtralité saisissante. D’autant que la scénographie et la mise en scène sont d’une parfaite sobriété. De petites haies se transforment discrètement en écran ou en cage : aucun objet inutile, rien de trop.
On n’aura, comme la jeune séquestrée, que le petit luxe d’une fée clochette sautillant comme un insecte sur une projection de fleurs légères, petit moment d’échappée dans l’enfance. Le jeu des comédiens est exemplaire : presque trop rentré au début, il s’ouvre à mesure que la tragédie avance, droit et sans fioritures. En même temps, ils nous laissent entendre les résonances psychologiques, sociales, (on oserait presque dire anthropologiques) de la pièce.
Laurence Campet l’avait découverte et mise en lecture en 2013, à l’occasion de la manifestation Traduire Transmettre, à l’Atalante, consacrée cette année-là à la Grèce. Impossible d’échapper à une pièce aussi forte, et à un auteur mis à l’honneur (mérité) au dernier festival d’Avignon : elle l’a saisie d’une main ferme, et humaine.

 Christine Friedel

Théâtre de l’Atalante T:  01 46 06 11 90, jusqu’au 12 décembre.Les lundis, mercredis et vendredis à 20h30; les jeudis et samedis à 19h, et les dimanches à 17h. Relâche les mardis. Matinée supplémentaire le 11 décembre  à 15h30.
Et du mercredi 1er au dimanche 12 avril 2015;  matinée supplémentaire le jeudi 9 à 15h30.

 

 

 

 

L’Inattendu

L’Inattendu de Fabrice Melquiot, mise en scène d’Arnaud Beunache

 

Le Théâtre Douze se situe dans une salle polyvalente du centre d’animation Maurice Ravel géré par la Ligue de l’enseignement. Difficile d’y jouer une partition intimiste comme celle de Fabrice Melquiot, qui demanderait plus de proximité avec le public. Cependant, Lucilla Sebastiani s’empare avec conviction de ce poème dramatique adressé à un homme absent.
Qu’est devenu son amant noir aux parfums d’Afrique, à «la peau de nuit tombée» et aux veines cuivrées, «fleuves et deltas» dont elle suivait le cours? L’a-t-il quitté par lassitude? A-t-il été liquidé par les miliciens blancs qui chassent le nègre comme le lièvre, à Cassidy Bayou ?

  Liane,  attend, repassant et ravaudant ses vêtements, vidant des flacons de couleurs dont chacun contient des souvenirs de leur idylle. Veuve inconsolable, elle le cajole et le maudit, pleurniche ou s’emporte… « Je reste là, à finir ma mue, à devenir l’araignée que tu veux », lui dit-elle.  Le temps passe… Puis, lasse de jouer les Pénélope,  elle va tenter de sortir de cette tombe où elle s’est enfermée vivante…
  Le texte offre tous les registres de la déploration; l’auteur y dessine un personnage féminin au franc-parler, qui  ponctue ses déclarations les plus lyriques, de jurons les plus grossiers. Cette langue drue ouvre, dans le monde clos du deuil, des espaces imaginaires infinis, de la Louisiane à l’Afrique…
  On regrette que le metteur en scène n’ait pas su tirer entièrement partie des potentiels du texte, et que la scénographie ne se fasse pas complice des propositions qu’il contient. Le  dernier tiers du spectacle manque de rythme et de cohérence, malgré la présence incontestable de Lucilla Sebastiani.
  Reste un très beau monologue à entendre et, pourquoi pas,  à lire …

 Mireille Davidovici

 Théâtre Douze jusqu’au 14 décembre, 6 Avenue Maurice Ravel, 75012 Paris T. 01 44 75 60 31. Puis en tournée. L’Inattendu est publié aux éditions de l’Arche.

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You are my destiny

You are my destiny  (Lo stupro di Lucrezia/Le Viol de Lucrèce) texte et mise en scène d’Angelica Liddell (en espagnol et italien surtitrés)

angelika_liddell_thierry-pasquetLe viol et la mort de Lucrèce, sans doute un des épisodes de l’histoire romaine raconté par Tite-Live qui aura fait couler beaucoup  de you_are_my_destiny_05_brigitteenguerandpeinture (entre autres, Albert Dürer, Sandro Boticelli, Rembrandt, Paul Véronèse, Lucas Cranach, Simon Vouet, etc), et qui aura fait aussi couler beaucoup d’encre, en inspirant un poème à William Shakespeare, une sonate à Georg Friedrich Haendel, un opéra à Benjamin Britten, une pièce à Jean Giraudoux, etc.
Le thème: fils d’un roi, un certain  Tarquin ne supporte pas que son cousin, assez stupide, ait réussi à épouser à une femme aussi belle que Lucrèce, (vieille histoire répétée dans tous les milieux au cours des siècles!) et il ira donc violer dans sa chambre cette belle Lucrèce. Il menace de la tuer et de mettre un esclave mort dans son lit, si elle révèle la chose, ce qui la discréditerait tout de suite. Pour éviter la honte, Lucrèce se suicidera   devant son mari et son frère.
« Je ne supporte pas, dit Angélica Liddell, que Lucrèce soit utilisée comme un symbole de vertu parce qu’elle s’est suicidée (…). C’est la société, cette mercerie bourrée de femmes vertueuses dont il est question dans la pièce qui la suicident. Tarquin, n’est pas perturbé mais succombe face à la beauté, un homme tourmenté par la passion. Je l’ai tellement compris que j’ai fini par l’aimer. Pourquoi une femme devrait-elle être vertueuse? » 

Angélica Liddell n’a jamais mâché ses mots, et, si on l’a bien comprise, ici, la violée peut aussi aimer son violeur, justement parce qu’il est capable d’une telle passion qu’il ne respecte pas la loi établie; elle peut aussi très bien vivre après cela, surtout quand son mari fait des paris sur sa beauté. Bref, ce genre de provocations a de quoi énerver plus d’une féministe, et plus d’un public macho de pays méditerranéen…
C’est pour cela qu’on l’aime, Angélica Liddell. Pour son arrogance, pour l’espace de liberté personnelle et artistique qu’elle fait naître, pour sa démesure qu’elle maîtrise cependant tout à fait sur le plateau, pour sa création jamais vue d’images fabuleuses d’inspiration picturale (comme Bob Wilson il y a quarante ans), et porteuses de sens mais juxtaposées: au public de ne pas rester passif, et de travailler à la signification de cette grande fresque, dite en espagnol, en italien mais surtout en images et en musique, où elle s’engage personnellement comme auteure, metteuse en scène et comédienne, deux heures vingt durant!
Elle entre en scène, en robe longue de tulle vert et blouson de cuir, comme une maîtresse de maison ravie de faire découvrir sa maison. « Le temps du sacré est venu », dit-elle, et le rideau s’ouvre avec un décor qui évoque sans fioritures, juste éclairé par une lumière rouge, la colonnade du palais des Doges de Venise, Avec elle, une jeune femme, Lola Jiménez, qui est là comme son double. Elle déplace avec elle un canapé, comme elle le faisait déjà dans La Maison de la force, ce spectacle grandiose (voir Le Théâtre du blog) qui l’avait révélée au festival d’Avignon. Face public, elle dit haut et fort, avec une franchise absolue, en espagnol : «Il y a cinq ans, j’ai quitté Venise, humiliée, éprouvant un dégoût insupportable pour mon propre corps et ma propre existence, sans autre élan pour vivre que les fluides qui irriguaient ma chair, marchant avec la mort qui dansait dans ma tête…»
On va donc avoir droit à l’exorcisme d’un amour bafoué; décidément Angélica Liddell a encore et toujours des comptes à régler sur une scène, avec  le sexe et la gent masculine, qu’elle semble admirer et redouter à la fois. Mais qui s’en plaindrait… Dix beaux jeunes hommes, presque nus, voire ensuite complètement nus, vont entrer et battre du tambour en criant en rythme. Sur ces vingt tambours, un carré de tissu blanc (un suaire, une serviette?) qui va être brandi puis les jeunes gens vont se mettre dos au mur du fond, les genoux pliés, en proie à une véritable souffrance physique, (tous les spectacles d’Angélica Liddell participent à un degré ou à un autre d’une performance…) Mais, comme pour les récompenser et se faire pardonner de la torture imposée, Lola épongera leur sueur et caressera très érotiquement chacun d’entre eux. Puis on les verra se flageller et flageller le sol avec une serpillère pleine d’eau.
Au balcon, puis  sur le sol rouge, trois chanteurs ukrainiens chantent merveilleusement a capella la Lucrezia de Haendel, et des chants populaires ou religieux qui accompagneront tout le spectacle. Un peu facile peut-être mais bienvenu; et cela  apporte un peu de paix dans cet univers de bruit et de fureur où on frappe le tambour pendant dix minutes et où les cloches sonnent à toute volée.

677576-angelika_liddell_119_2014 Un homme jeune, sans doute un fossoyeur, en veste de velours noire et robe blanche, armé d’une pelle, revient régulièrement dans un silence total, et  dix petits garçons, en cape verte, jouent aussi du tambour avec les jeunes hommes, puis tombent endormis ou morts peut-être, on ne sait. Il y a aussi, comme sortie tout droit d’une toile de Vélasquez, jouée par un homme, une sorte de petite duègne, au visage d’un rouge malsain, en robe noire qui  tient un coq dans ses bras.
Angélica Liddell, à 48 ans,  toujours aussi belle, en longue robe noire fendue,  se met à fouler de grosses grappes de raisin comme dans un rituel de vendange, puis boit plusieurs bières directement à la bouteille, et s’en asperge, enlève son slip, se met à danser nue; on entend  à la fin You are my destiny, une chanson de Paul Anka (1958).Elle reboit un peu d’une bière puis salue épuisée.

Telles sont quelques-unes des fabuleuses images de ce spectacle hors normes et  inégal; la metteuse en scène aurait pu gagner une bonne vingtaine de minutes: c’est en effet parfois bien long mais il faut admettre aussi qu’elle ne peut créer un tel climat que dans la lenteur, avec ou sans texte.
Aucune improvisation. Rien ici n’est laissé au hasard, que ce soit l’univers sonore et musical, les fragments de texte, comme ces quelques versets, impressionnants  du livre d’Isaïe qu’elle aime beaucoup.   A la fin,  une image que l’on a vu chez d’autres metteurs en scène mais qui fait toujours de l’effet: descend lentement des cintres une vieille Seat/corbillard noir avec, sur le toit, une sorte d’animal empaillé avec des ailes d’ange, tandis que des amoureux se tiennent debout, absolument nus, le corps enduit de feuilles… Rares les spectacles où il y a une telle unité entre musique, texte, chant et images.
N’hésitez pas un instant, ce You are my destiny est vraiment un beau spectacle, on ne vous le dira pas deux fois, et l’Espagne a bien de la chance d’avoir une Angélica Liddell. Chez nous, qui a cette énergie, cette envie d’en découdre, ce sens extrême de la beauté plastique et cette intelligence dramaturgique? Ne répondez pas tous à la fois…
Allons, rêvons un peu: ce spectacle comme La Maison de la force mériterait  dans cinquante ans, voire même avant, d’entrer au répertoire de la Comédie-Française. Il y a de formidables images mais aussi un texte et pas n’importe lequel. Toujours aussi fou, ce du Vignal!

Philippe du Vignal

Odéon-Théâtre de l’Europe/Festival d’Automne. T: 01 44 85 40 40 jusqu’au 14 décembre. Festival de Otono en Primavera à Madrid: +34 (9)1 720 83 58; Comédie de Valence,  les 23 et 24 janvier.

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