La Place royale
La Place Royale de Pierre Corneille, mise en scène de François Rancillac
Ça commence étrangement sur un carré d’herbe brûlée comme par une chute de cendres. La scène la moins grave qui soit: une conversation sur l’amour entre deux meilleures amies, deux copines à la vie à la mort, se passe dans ce lieu sinistre. Mais le metteur en scène a le droit d’annoncer la couleur : l’amour, les passions, ça n’a rien de drôle, même si l’on rit de leurs incidents. Et ça brûle, on en est sûr.
La couleur, c’est aussi celle du narcissisme des personnages : Raymond Sarti, le décorateur, a placé les tables de maquillage, de part et d’autre de la scène. On ne peut pas être mis plus directement en face du thème du miroir, qui va avoir une si grande importance dans cette affaire.
Mettre en scène La Place Royale, c’est mettre en scène une expérience, ou pour mieux dire une expérimentation, aussi cruelle et peut-être plus radicale encore que celles de Marivaux plus tard. Du reste, les protagonistes éprouvent le besoin de venir régulièrement faire le point, en monologues ou en stances plus lyriques.
Donc, voici devant nous, une bande de jeunes gens, libres, beaux, riches privilégiés, pas trop embêtés par leurs parents (qui, néanmoins, sont derrière eux). Ces fils à papa risquent leurs sentiments sur la place la plus à la mode de l’époque figurée ici par un beau parquet Versailles remplaçant heureusement assez vite l’herbe brûlée).
Ce qu’ils risquent plus encore, c’est leur « moi ». Qui suis-je, à la veille de devenir adulte ? À quel miroir faire confiance, sinon à l’autre, à celui ou celle qui me regarde ? Bref, à l’amour et au désir. Oui mais… Il y a les modérés et les extrémistes de l’amour. Phylis, la copine, ne lui fait pas trop crédit et le disperse joyeusement autour d’elle, prête à prendre le mari qu’on lui donnera : puisqu’ils se valent tous et qu’elle se sera bien amusée… Avec le bénéfice supplémentaire d’écorcher au passage, et sans méchanceté, quelques cœurs masculins : c’est bon pour l’ego.
Angélique est d’une autre trempe et d’une autre philosophie : elle aime Alidor, d’un grand Amour, et se sait ,jusque là, aimée de lui. Elle ne changera jamais, et refuse Doraste, le frère de Phylis, qui pourtant plaide bien en sa faveur, et elle repousse avec horreur Cléandre, à qui Alidor veut la donner. On a vu aujourd’hui ce genre de trafic sous un aspect beaucoup plus sordide, mais enfin l’élégance des manières efface-t-elle l’horreur du procédé ?
Car Alidor refuse l’amour partagé. Pourquoi ? Parce qu’il n’a aucune garantie de sa durée, et qu’il ne veut croire qu’à un impossible absolu, parce que cet amour bride sa liberté, et que sa liberté, c’est lui-même. Il intrigue donc pour faire cadeau de sa fiancée à son ami. Ça rate, et il tente de remettre les compteurs à zéro, mais rien ne réparera la douleur d’Angélique. À vrai dire, Alidor, noble champion de la liberté et de la volonté, apparaît ici comme un insupportable orgueilleux, un petit pervers narcissique, pour tout dire une tête-à-claques.
Tout au long de la pièce, les acteurs (expérimentés, talentueux mais bouillants de jeunesse) font grandir leurs personnages de façon impressionnante. La pièce aurait pu s’appeler Le Jeu de l’amour et du hasard, écrite par un Corneille moins tendre que ne le sera Marivaux : s’arrangent ici ceux qui sont capables d’arrangement, les autres meurent de leur victoire !
On pardonnera la laideur de certains costumes (ça s’arrange un peu au fil de la représentation), au nom d’un spectacle drôle et prenant, d’une inquiétante modernité, et la pièce est incroyablement riche et intelligente.
Et mieux vaut arriver un peu à l’avance pour regarder dans le hall du théâtre les installations insolites de Johnny Lebigot avec des matériaux trouvés dans le bois de Vincennes voisin.
Christine Friedel
Théâtre de l’Aquarium , Cartoucherie de Vincennes. T : 01 43 74 99 61 jusqu’au 1er février