Un fils de notre temps
Un Fils de notre temps, adapté du roman d’Odon von Horváth, adaptation et création musicale collective mise en scène de Jean Bellorini
En ce dimanche 11 janvier, jour de marche solidaire, où l’envie d’aller au théâtre le dispute à celle d’être à la manif, avec les siens. Mais Odon von Horváth est de bonne compagnie pour qui veut rester alerte et combattre l’inconscience. Nous étions quelques-uns présents et attentifs à nous rendre au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis.
La salle est baignée d’une lumière tamisée quand on y entre. Les jeunes comédiens sont déjà en place, deux assis à l’avant-scène, les deux autres debout au fond du plateau. Sérieux, immobiles, ils nous regardent nous installer, et attendent simplement pour commencer leur récit. Habillés comme les jeunes d’aujourd’hui, (les fils de notre temps ?).
Le spectacle a pour vocation d’être itinérant avec une tournée en Seine-Saint-Denis, et sera alors suivi de rencontres avec les comédiens; il s’agit en fait des dernières répétitions publiques, d’un au-revoir à ce théâtre, où il n’est joué que trois fois,
Sur scène, un banc, deux chaises, des servantes, et au sol, de chaque côté, des ventilateurs chromés, rutilants, et de gros sacs de polyester blanc. Seul élément « d’époque », une veste d’uniforme accrochée en hauteur à un cintre, comme en apesanteur.
Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune sont aussi musiciens (guitare, violon, trompette, clavier, grosse caisse) et commencent par jouer un morceau mélancolique et doux, récurent tout au long du spectacle. Un fils de notre temps a été écrit par Odon von Horváth en 1937/1938; il y décrit le parcours d’un jeune homme à la recherche d’une identité, en temps de guerre. Chômeur, il se nourrit à la soupe populaire et s’engage ensuite dans l’armée; au cours de l’année qu’il y passe, il se découvre une fierté patriotique, gravit les échelons, et obtient des décorations. Il voit enfin dans son capitaine une figure paternelle, un exemple auquel s’identifier.
Dans une fête foraine, il tombe amoureux de la jeune et belle caissière de la baraque hantée mais, trop peu sûr de lui, n’ose l’aborder. On pense aux autres pièces d’Odon von Horváth, Caroline et Casimir notamment. Puis, c’est la guerre, et lors d’un assaut, son capitaine est fauché, et notre héros, lui, est blessé au bras. Réveil à l’infirmerie, chez les sœurs (au passage, discours moralisateur de la religion!), peur de perdre son bras et d’être chassé de l’armée.
Lors de sa convalescence, il retrouve dans sa poche une lettre de son capitaine, sobrement adressée « à ma femme ». Il décide alors d’aller porter la lettre à cette veuve, sensuelle et un peu folle de sa solitude; il lui remet la lettre mais apprend que son capitaine voulait en fait mettre fin à ses jours, et ne supportait plus cette guerre où l’on tue femmes, enfants et vieillards (ce qui soudain résonne violemment !). Guerre sale, révélatrice d’un temps où il ne se reconnaît plus.
Cette lettre rendra fou de rage notre jeune héros, entendant là une déchéance et une honte, et cette nuit passée dans les bras de la veuve marque un tournant dans sa vie: l’icône paternelle est détruite et son bras définitivement condamné.
Retour à sa condition d’avant l’armée : pauvre type, invisible, il s’installe chez son père, figure misérable et absente, qui travaille de midi à minuit. Il vit dans la précarité et part à la recherche de la jeune fille de la baraque hantée qu’il n’avait osé aborder. Recherche d’un reste d’humanité, de pureté… Mais il apprend qu’elle a été renvoyée car enceinte d’un soldat.
La société où travaille la jeune fille est gérée par un contre-maître nain et par un vieux comptable myope, tous deux minables relais d’une firme sans scrupules ni considérations pour ceux qu’elle emploie. Notre jeune homme, affamé de justice, balance dans le canal le comptable… Le meurtre passe pour un accident et est vécu sans regret ni culpabilité par son auteur. Mais l’hiver se fait plus rude et il erre seul la nuit dans la ville; assis sur un banc sous la neige qui tombe sans arrêt, il mourra de froid.
Le récit est traité comme une partition à quatre voix, tantôt chœur, tantôt solo, avec des monologues comme autant d’épisodes qui se relaient et qui se fondent. Clément Durant, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune sont à l’unisson, et jouent la même partition. Issus de la promotion 2012-2013 de l’Atelier du Théâtre national de Toulouse, ils ont l’énergie juste et représentent bien ces « fils de notre temps ».
Il y a encore quelques fragilités dans les monologues et dans l’interprétation musicale des morceaux; le spectacle devra se roder mais cela les rend plus touchants et plus proches, et ils font entendre le texte, en réelle empathie avec le héros d’Odon von Horváth.
La mise en scène de Jean Bellorini, comporte de belles- trop belles?- images comme cette neige qui tombe. La démarche annoncée voudrait qu’on en reste à un plateau épuré où le théâtre naît des acteurs-musiciens, sans artifices de machinerie, mais Jean Bellorini laisse l’humanité s’installer…
Gérard Cherqui
Spectacle joué au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis du 10 au 12 janvier ; et le samedi 17 janvier à 19h / Maison des initiatives et de la Citoyenneté – Ile Saint-Denis; mercredi 21 janvier à 20h / Maison de quartier Pierre Sémard à Saint-Denis; samedi 24 janvier à 18h30 / Maison de quartier Floréal à Saint-Denis; samedi 21 février / Quartier Pleyel à Saint–Denis et samedi 28 mars à Villetaneuse
Assistanat à la mise en scène Mélody-Amy Wallet
Le texte est publié aux éditions Gallimard.