Platonov
Platonov, d’Anton Tchekhov, traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan, adaptation de Rodolphe Dana et Katja Hutsinger, création collective dirigée par Rodolphe Dana
Voilà une pièce fascinante : pièce fleuve, creuset de tous les chefs-d’œuvre à venir, considérée à sa naissance comme injouable, sortie des mains et de la tête d’un jeune homme de dix-huit ans, futur médecin besogneux qui gagne sa vie (et même celle de sa famille), en écrivant des petites nouvelles pour les journaux.
Le titre pourrait être : Cauchemar d’une nuit d’été , avec quand même de la légèreté, des rires. En ces quelques jours d’un été étouffant, le temps des vacances, des vies vont basculer, autour de deux figures séduisantes, la Générale et Platonov. Elle, veuve, jeune encore, belle et gaie, sans illusions ni projets, ne croit qu’au présent, soleil fragile au centre de cette petite société, et est pressée d’aimer et d’être aimée.
Lui, c’est l’intellectuel raté, simple instituteur quand on attendait le philosophe, le génie que son nom semblait prophétiser. Et pourtant, c’est aussi un pôle d’attraction au centre d’une galaxie -d’amour et de désirs, du côté des femmes, et même de certains hommes-. Comme le dira plus tard Dorn, le médecin de La Mouette : « Comme tout le monde est nerveux ! Et que d’amour ! ».
Tchekhov a invité dans cette première pièce, tous les types qui continueront à peupler ses nouvelles et son théâtre : l’aristocrate fin de race, incapable de s’emparer de la vie, le riche propriétaire nostalgique, le paysan enrichi qui représentera la nouvelle classe dominante, le fils à papa fasciné par l’Occident, le médecin bouffon et désabusé, la femme savante…
En même temps, on aurait tort de parler de types : les personnages sont individualisés, chacun a son morceau d’histoire et sa part de mystère. Les plus touchants, ici, sont le bandit Ossip, voleur de bois et de bétail, grand manieur de couteau, amoureux de la Générale, et Sacha, la candide épouse de Platonov, l’ancre et le refuge qu’il ne saura pas garder. Eux, les purs, savent parler d’amour.
Cette nuit d’été avec ses lendemains amers, se passe sur le vaste plateau du Théâtre de la Colline. Un mobilier disparate de canapés, chaises et tables, est à la disposition des comédiens, qui installent et défont les scènes. Une vaste toile de décor à motifs de forêt sert d’abord de tapis, puis passe à la verticale, on ne sait trop pourquoi : pour limiter un espace trop grand ?
Il a l’avantage de suggérer indifféremment le plein air et les intérieurs, la steppe, la Russie tout entière, si l’on veut, mais exagère les distances entre les personnages. Du coup, le tissu de la mise en scène se défait, et les acteurs jouent chacun pour soi. Et mieux vaudrait éviter d’ennuyer le spectateur pour évoquer l’ennui. Mieux vaudrait aussi ne pas isoler chaque comédien dans sa propre bulle de jeu pour évoquer l’enfermement des solitudes…
Le résultat est donc très inégal. Emmanuelle Devos s’en tire très bien, avec justesse et vaillance et elle incarne sans peine le charme et l’insolence, l’indolence aussi, de la Générale. Rodolphe Dana ne s’est pas trompé sur ce point : c’est un beau rôle pour elle. Mais lui, en Platonov, ne se donne pas autant de cartes. D’autres n’en ont qu’une, apparemment….
On suit néanmoins l’affaire, avec des moments très burlesques. Rodolphe Dana cite Jean Vilar, le premier à avoir monté Ce Fou de Platonov, pour qui Tchekhov n’a pas fait « du Labiche triste ». Mais, en dehors des bonnes scènes que l’on doit à Emmanuelle Devos, c’est ce ton de Labiche triste qui fait les meilleurs moments du spectacle.
Reste la pièce, qui bouscule les préjugés qu’on peut avoir sur Tchekhov et sa petite musique. Cette mise en scène manque de rythme, de justesse parfois, mais pas de dissonances. On a envie de dire : à voir quand même…
Christine Friedel
Théâtre de la Colline, Paris T: 01 44 62 52 52, juqu’au 11 février.