Animal(s)
Animals, « deux pièces zoologiques » en un acte, La Dame au petit chien et Un mouton à l’entresol d’Eugène Labiche, mise en scène de Jean Boillot, musique de Jonathan Pothier
Eugène Labiche (1815-1888) a écrit quelque 174 pièces dont 164 retrouvées, dont quatre ou cinq, de sa seule plume, et les autres au sein d’un collectif, comme on dirait maintenant (d’abord sous un pseudo: Paul Dandré), de dialoguistes et scénaristes, dont Auguste Lefranc, Marc-Michel, et un copain de jeunesse, Alphonse Leveaux !!! dit, pour faire moins drôle, Alphonse Jolly…
En fait, ce sont toujours un peu les mêmes pièces d’Eugène Labiche que l’on joue. Mais Jean Boillot a eu la belle idée d’en monter deux d’un acte mais ensemble, l’une assez peu représentée : La Dame au petit chien (1863) et et l’autre, Un Mouton à l’entresol (1875) puis Eugène Labiche décida, deux ans plus tard, de ne plus écrire. Toutes les deux sont marquées au sceau de l’amertume (il ne réussit jamais à être joué à la Comédie-Française de son vivant!) et d’une vision pessimiste de l’humanité où personne, bourgeois, domestique, artisan…ne vaut grand-chose, et où l’argent et le sexe mènent le bal .
Dénominateur commun : le parasitisme comme mode de vie dans la société bourgeoise. Dans La Dame au petit chien, Roquefavour, un jeune artiste peintre, couvert de dettes, propose à M. Fontenage, son créancier, de lui confier ses quelques meubles en gage.
Bien entendu, le jeune homme est assez rusé (il a en plus une petite pratique du droit civil, ce qui est toujours utile!) pour profiter à son tour de la naïveté de M. Fontenage (Philippe Lardaud) qui, lui, n’a aucun scrupule à pratiquer des taux d’emprunt exorbitants.
Vieille fable de l’arroseur arrosé: Roquefavour continue à profiter de sa chambre, même si elle n’est plus à lui : «C’est admirable ! dit-il, cyniquement. Pas de loyer à payer (…) J’ai un logement, et pas de domicile ». Il n’hésite pas à profiter des bons repas de la maison, et Julie, la gentille bonne (Nathalie Lacroix) et Joseph, le brave valet (David Maisse) vont s’occuper ( contre un peu d’argent quand même) de ravauder ses vêtements en piteux état, et, bien entendu, tour à tour flatteur, pleurnicheur, il n’hésite pas une seconde à séduire cette dame au petit chien, Ernestine Fontenage ( Isabelle Ronayette) qui n’attend que cela…
Les bourgeois d’Un Mouton à l’entresol ne valent pas mieux, Monsieur et Madame Fougalas (David Maisse et Nathalie Lacroix), ont engagé Marianne, une bonne (Isabelle Ronayette) et un valet, Falingard (Guillaume Fafiotte). M. Fougalas a exigé qu’il soit marié, de façon à avoir, comme c’était souvent la règle, un sexe à disposition, sans avoir d’histoires.
Mais ce Falingard a menti trois fois : il n’est pas du tout bossu, n’est pas marié avec Marianne, et n’est pas valet.
C’est une espèce de chercheur amateur, assez fou, qui veut faire des découvertes à base de produits chimiques sur le tournis du mouton, et qui se livre à de curieuses expériences de traitement sur les animaux. Résultat : un cheval, une perruche, un mouton y passeront, sans qu’il en ait le moindre remords…
Les personnages de ces deux pièces, au titre évocateur avec ces mots: petit chien et mouton, sont aussi en fait obsédés par leur propre corps, et par une sorte, disons d’humaine animalité, tous mus par des pulsions, d’abord sexuelles, conscientes ou non mais permanentes, et satisfaites ou non. Gérées bien entendu (voir Michel Foucault) par des normes et des dispositifs de contrôles érigés en faveur du désir masculin. Avec l’accord tacite des épouses ou maîtresses attitrées (qui sont souvent d’ailleurs les deux et qui n’hésitent pas de leur côté, à déjouer le phallocratisme, et à se trouver un ou plusieurs amants parmi les plus proches et/ou les meilleurs amis de leurs maris. Où pourraient-elles les trouver ailleurs que dans le cercle familial?
Quant aux domestiques, ils sont de la même veine que leurs maîtres; les bonnes acceptent volontiers de passer à la casserole, surtout quand il y a quelques gros billets à la clé… Le mariage, institution sacrée, est donc sauvé, grâce à cette construction instable : on peut tromper l’autre mais attention, il y a des règles non écrites mais bien réelles à observer, dont évidemment le secret, même s’il est de Polichinelle…
Le corps, chez Eugène Labiche, est un corps sans cesse mu comme par une pulsion impossible à maîtriser. Et Eugène Labiche, préfigure curieusement (vous y allez quand même un peu fort, du Vignal!), à peine vingt ans avant, les expériences de la danseuse Loïe Fuller, issue -tiens tiens ! -du vaudeville américain…Et préfigure aussi bien entendu, les acrobaties du corps burlesque, cinquante ans plus tard, celui de Charlie Chaplin, d’Harold Lloyd, ou de Buster Keaton sur sa General… Courses pour s’enfuir ou du moins échapper au regard, courses pour posséder le corps de l’autre, mobilité physique due à des pulsions physiologiques, voire à des états de conscience oubliés: tout le monde ne cesse de courir et/ou de dissimuler son corps: aucune de ces marionnettes imaginées par Eugène Labiche, véritable précurseur, n’échappe à la règle, et leur corps devient alors même comme une petite scène sur la plus grande.
« Le corps est ici au centre même de l’art de l’acteur, comme le dit Jean Boillot, le corps désirant, exubérant, le corps, siège de la contradiction entre le désir et la volonté (est) un corps symptôme ». Et chez Eugène Labiche, cela passe aussi par le chant, et par la voix, avec, parfois, des engueulades au dialogue inaudible, véritable partition vocale dont le sens est tout entier dans la profération
Même si, et surtout, aucun de ce personnage ne suscite ici la moindre sympathie. Les maîtres sont veules, flatteurs, cupides, incapables de la moindre générosité, et quand ils donnent quelque chose, il y a a toujours chez eux une arrière-pensée. Mais leurs domestiques, hommes comme femmes, ne valent pas mieux : tout aussi veules, cyniques, arrivistes au petit pied, ils n’hésitent pas, comme leur maîtres, à considérer toute femme comme un proie sexuelle, si l’occasion se présente.
Bref, tous les coups sont permis et, comme le dit très justement, le dramaturge Olivier Chapuis, il y a ici, (mais surtout dans Un mouton à l’entresol, une pulsion de mort qui envahit tous les personnages qui ne semblent plus rien maîtriser de leur vie personnelle, dans ce jeu de massacre téléguidé, avec une certaine gourmandise, par Eugène Labiche.
Ce qui fait toute la force et l’intelligence de ce spectacle, c’est d’abord la belle idée d’avoir couplé ces deux pièces qui traitent du même thème intemporel: le parasite, le pique-assiette, s’installant dans un logement. Ce genre de personnage a toujours fait les délices du théâtre et du cinéma depuis les Grecs du Vème siècle. mais une autre belle idée est aussi d’avoir fait alterner les rôles de maîtres et domestiques entre les deux pièces.
Jean Boillot a su donner le rythme et la couleur indispensables à ces deux pièces, en gardant la noirceur et cynisme de ses personnages: “Je l’avoue, dit Fougalas, j’ai un faible pour les femmes de chambre… mariées… C’est pour cela que je recommande toujours aux bureaux de placement de ne m’envoyer que le mari et la femme… c’est plus moral… et plus commode… Pas de chaîne, pas d’ennuis, pas de mobiliers à donner…”.
On est bien ici dans l’univers d’Eugène Labiche, mais légèrement distancié, comme dans cette remraquable Affaire de la rue de Lourcine qui avait autrefois révélé Patrice Chéreau. Avec une scénographie très futée de Laurence Villerot, à mi-chemin entre réalisme et onirisme, où un gros canapé trois places devient un véritable outil de jeu, et où le mur du salon assez neutre dans la première pièce, s’abat d’un seul coup pour devenir le tapis en peluche violette garanti polyester du Mouton est à l’entresol, tandis que se dresse un mur couvert de tableaux hideux, de trophées de chasse et autres étagères à bibelots immondes, du genre statues nègres en faux ébène.
Mais ici, les portes aux seuls montants de tubes carrés de fer, ne claquent pas: on est à la fois dans le dedans et le dehors. Bien vu. Tout le monde peut observer tout le monde qui est aussi observateur…
Côté direction d’acteurs, Jean Boillot sait faire; c’est un parfait sans faute: aucun dérapage, aucune vulgarité: tout est impeccable, et il y a une belle unité de jeu, à la fois textuelle et physique. Guillaume Fafiotte, Philippe Lardaud, David Maisse, Nathalie Lacroix et, en particulier, Isabelle Ronayette, font un travail remarquable.
Côté bémols, c’est le cas de le dire! la musique, au piano à programmation électronique, trop forte et donc un peu estouffadou, couvre les voix dans les chansons, mais cela devrait vite être mis au point; par ailleurs, certains costumes, même bien réalisés, souffrent un peu d’hypertrophie, comme dirait Roland Barthes…
Sinon, quelle jubilation, quel plaisir à déguster cet humour teinté de métaphysique, et ce dialogue à la férocité exemplaire, surtout après ce bien peu savoureux Platonov concocté sans aucune force ni délicatesse par Rodolphe Dana au Théâtre de la Colline.
Cela valait bien le coup de venir à Thionville, où le public chaleureux du Nest, toutes générations confondues, riait de bon cœur, en ce dimanche après-midi, en voyant cette partition hors-normes d’Eugène Labiche, aussi bien montée.
Sur les pages de Charlie collées sur mur du hall, Cabu, Wolinski, Charb et tous les autres riaient aussi, mais on ne pouvait s’empêcher de penser à eux qui auraient sûrement été heureux d’être là, avec cette équipe du Nest et avec nous.
Le théâtre, cela sert aussi à cela…
Philippe du Vignal
Nord Est Théâtre/Centre dramatique national de Thionville, jusqu’au 22 janvier; et les 27 et 28 janvier, au Théâtre de la Rotonde, Scènes Vosges d’Epinal; le 3 février, au Minotaure, l’Hectare, Scène conventionnée de Vendôme; les 18 et 19 février, à la Halle aux Grains/Scène nationale de Blois ; le 3 mars, aux Transversales, Théâtre de Verdun; le 7 mars, au Trait d’Union de Neufchâteau; les 12 et 13 mars au Théâtre Ici et Là de Mancieulles; les 18 et 19 mars, au Studio, Grand Théâtre du Luxembourg ; le 24 mars, au Théâtre Edwige Feuillère de Vesoul, et les 27 et 28 mars, au Théâtre de Bourg-en-Bresse.
Et en région parisienne : le 6 février, au Théâtre André Malraux de Chevilly-Larue ; le 3 avril, au Théâtre de Chelles et les 10 et 11 avril, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine; le 21 mai, au Centre Des Bords de Marne à Le Perreux-sur-Marne; et les 27, 28 et 29 mai, au Théâtre de Sartrouville et des Yvelines-Centre dramatique national de Sartrouville.