Le Dieu bonheur
Le Dieu Bonheur (+greffes), textes d’Heiner Müller et de Bertold Brecht, mise en scène, scénographie et musique d’Alexis Forestier.
Pour une fois, on va commencer par les problèmes que pose ce spectacle et finir par le plaisir intense qu’il procure. « C’est trop long » : oui, car l’entreprise a les défauts de ses qualités. Les textes de Bertold Brecht et d’Heiner Müller sont exposés dans leur intégralité, avec une honnêteté absolue, dans leur nature de fragments et de questionnement.
Donc, pas de synthèse, c’est au spectateur de la faire. Pris au sérieux, il est invité, de fait, à travailler dur sur ce qu’il voit et entend. Vertu difficile : Bertold Brecht, et surtout Heiner Müller, qui observe « le changement de fonction de la littérature dans une période de transition », ont l’œil vif, le regard large et profond sur le monde, et sur l’Europe en particulier. En « attente de l’histoire », avec un communisme qui n’a pas eu lieu, la vision d’ensemble est compliquée. Mais quoi, la vérité n’est pas simple…
Revenons donc au Dieu Bonheur. Après dix mille ans de sommeil (seulement ?), il revient sur terre pour constater où en sont ses disciples. Ce n’est pas brillant : le bonheur s’appelle argent, les riches voudraient l’annexer. Il n’est, ni devant, ni derrière. Soldats morts, paysans sans terre – où planter les pépins de la pomme que le DB (l’auteur l’appelle ainsi…) lui a offerte ?- et quelle place pour le Dieu Bonheur ici-bas ? Et, pire encore pour lui, une fois les besoins satisfaits, que devient ce qu’on appelle bonheur?
Que faire ? Dirait Lénine bavardant incognito dans un bois avec un cueilleur de champignons qui aimerait bien que Lénine soit là… Le D. B., boule instable, ballon auquel on joue sans règles, ne sait pas faire face à cette nouvelle dialectique du bonheur. L’inutile immortel est au comble de l’impuissance. L’idée du bonheur n’est plus neuve en Europe, et le spectre du communisme qui, pour Heiner Müller encore, hante les années soixante, est devenu bien transparent…
À cela, Alexis Forestier répond par un spectacle proprement matérialiste, et très actuel, sans clins d’œil : quand le D. B. change la banderole « d’abord travailler mieux, ensuite vivre mieux » en « d’abord vivre mieux, ensuite travailler mieux », c’est dans le texte d’Heiner Müller, dont l’actualité est sidérante: c’est notre monde, aujourd’hui, y compris avec la religion et ses paradis, opiums mortels des peuples.
La distinction entre scénographie et mise en scène n’a pas lieu d’être ici : les acteurs œuvrent incessamment à tirer des ficelles, à transformer l’espace et la fonction des objets (style arte povera), rendant compte de l’incessante transformation du monde. La musique, enfin, n’est pas un ornement mais à la base même de l‘écriture de ce Dieu Bonheur qui devait être un opéra; les compositions et improvisations d’Alexis Forestier donnent donc au spectacle sa qualité de présence, au présent.
Pardon pour ces jeux sur les mots, qui sont ici nécessaires. Là est le plaisir, et la jubilation : que les spectres d’aujourd’hui, la crise, les mensonges consuméristes, soient agités avec des moyens aussi simples, aussi engagés dans le réel! L’écriture scénique d’Alexis Forestier est dans le vrai. C’est rare et précieux. Et voilà comment l’enthousiasme cohabite avec le « c’est quand même trop long ».
Christine Friedel
Théâtre de l’Echangeur à Bagnolet T: 01 43 62 71 20 – jusqu’au 1er février, puis au Théâtre Dijon-Bourgogne du 7 au 11 avril; au Théâtre des Bernardines à Marseille du 5 au 9 mai, et à la Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy, les 10 et 11 mai.