Forum culturel international de Saint-Petersbourg
Forum culturel international de Saint-Petersbourg
Cabaret Brecht, mise en scène de Iouri Boutoussov au Théâtre du Lensovet, et Souvenirs du futur, mise en scène de Valeri Fokine au Théâtre Alexandrinski
Saint-Petersbourg, la Venise du Nord s’agite, et du 7 au 9 décembre, s’est déroulé le Forum Culturel International que la ville organise depuis trois ans, et où sont convoqués Russes (toutes les régions sont représentées) et étrangers (de quarante pays), autour de seize ateliers thématiques dont: Littérature, Cinéma, Théâtre, Danse, Cirque, Bibliothèques, Musées… auxquels sont venues s’ajouter cinq nouvelles sections : Philosophie de la Culture, Préservation des monuments historiques,Culture urbaine, Médias et culture, Science et éducation dans la culture. Cette année, qui est aussi « Année de la culture » en Russie, on fête le 250ème anniversaire du musée de l’Ermitage, et l’accent a été mis sur cette immense et riche institution, sur sa rénovation, son agrandissement et son rayonnement. Inauguré par Valentina Matveienko, Présidente du Conseil de la Fédération de Russie, qui affirme que «la culture aide à surmonter les différences », le Forum accorde une place à la Chine, dont son ministre de la culture est particulièrement applaudi en séance plénière. Un des conseillers du Président Vladimir Poutine, Vladimir Tolstoï, lance : «Rien n’est plus important que la culture» et reprend les mots de Fedor Dostoïevski : «La Beauté sauvera le monde ». Vladimir Medenski, ministre de la culture, tient la culture russe pour «une partie de la civilisation européenne », et Saint-Petersbourg pour «la capitale culturelle de la Russie».
Sur la place du Palais d’hiver, le Forum a programmé un « mystère » – lointain écho des fêtes de masse des années vingt – où la vidéo joue le premier rôle sur les façades de l’Ermitage. Dans la section Théâtre, les discussions tournent autour de la crise du théâtre (son état ordinaire?), de la perte des maîtres (Robert Stouroua), et du rôle et de la mission de la scène : « Que peut faire le théâtre quand ailleurs on coupe les mains ? » (Andreï Joldak). Valeri Fokine, responsable de cette section, demande à tous une parole libre, et constate : «L’homme change lentement, et, en général, il ne change pas ». Pour lui, le théâtre aujourd’hui doit être une chaire, expression de Nicolas Gogol dont il se moquait dans sa jeunesse, car cette chaire était celle du Parti… Certains metteurs en scène, comme Theodoros Terzopoulos, disent leur crainte de créations «hybrides sans racines théâtrales», d’autres soulignent le schisme qui existe dans les salles de répétition où les jeunes veulent travailler autrement, mais aussi leur peur de perdre toutes les traditions russes.
En ce XXI ème siècle commencé dans le sang, Andreï Mogouchi cite Nikolai Tchernychevski :«Mon bonheur n’est pas possible sans celui des autres». Daniele Finzi-Pasca évoque l’expérience de sa compagnie en Erythrée, qui joue devant des centaines d’enfants, orphelins de guerre. Monter des contes, des classiques ou des documents ? Le pire, dans le théâtre d’aujourd’hui, c’est le narcissisme. «Je suis pour les contes, pour la grande tromperie, pour la force tendre du théâtre. J’ai renoncé depuis longtemps à la lutte, dit Rimas Tiouminas, Le théâtre est la maison où l’on pardonne les péchés ». Certains, venus de province, parlent de la nécessité de «régulariser nos relations avec le gouvernement» et de budgets réduits. Mais, à Voronej, on a construit un nouveau théâtre, et un beau festival se développe, consacré à tous les arts, dirigé par Mikhaïl Bytchkov. D’autres craintes se font jour : la tendance à l’uniformisation, lorsqu’on ne peut plus distinguer l’écriture d’un metteur en scène de celle d’un autre, ce qui n’était pas le cas avec ceux de la génération précédente (Vladimir Pankov). La force du théâtre, comme langue universelle et comme occupation essentielle, est soulignée par Nikolaï Koliada qui évoque l’expérience de sa tournée en Pologne, où il est difficile aujourd’hui de parler le russe : la salle cependant était pleine, et, aux saluts, les spectateurs étaient debout, les yeux brillants de reconnaissance. Le théâtre comme pont, comme force tendre, comme « dernier rempart où se tenir » dit Maria Revjakina…
Mais les liens sont presque coupés avec les Républiques de l’ancienne URSS : invitées, des compagnies géorgiennes ont refusé de venir en Russie… Parmi les spectacles présentés durant ce Forum : Cendrillon, opéra de Boris Asafiev au Théâtre Mikhaïlovski, commencé dans une salle à moitié vide à cause des retards, et terminé devant une salle comble, remplie d’enfants en tenue d’apparat et de parents attentionnés. Et Attila, un opéra peu joué de Verdi, interprété dans la nouvelle salle du Théâtre Mariinski par des voix magnifiques, accompagné de vidéos Mais deux créations récentes et remarquables ont retenu l’attention : au Théâtre du Lensovet, Cabaret Brecht, monté par Iouri Boutoussov, a constitué le diplôme de l’Académie Théâtrale pour les élèves du metteur en scène-pédagogue. La promotion entière a été retenue pour intégrer la troupe du Studio du Lensovet. Iouri Boutoussov a déjà eu affaire à Brecht et a monté Homme pour homme et La bonne Ame du Se-Tchouan.
Cette fois, il s’agit d’une création collective, dont le centre est la personne de Bertolt Brecht. Iouri Boutoussov et ses élèves cherchent à comprendre l’homme, l’artiste. Dans une sobre scénographie de N. Slobodianik, aux couleurs des années vingt: noir, rouge, gris, où les instruments de musique et les micros tiennent leur partie, les jeunes acteurs jouent plusieurs personnages chacun et forment l’orchestre. Polyvalents, ils sont aussi diseurs, chanteurs, danseurs, musiciens, et témoignent de l’excellente formation technique russe, du moins dans certaines écoles. Iouri Boutoussov se soucie aussi de faire grandir des personnalités autonomes, et Cabaret Brecht est né d’improvisations et de débats qui ont permis à ses élèves de se hisser jusqu’à la grandeur, la complexité, la beauté des textes. Il est persuadé que «le théâtre peut transformer l’homme. Et donc la société tout entière». Cabaret Brecht présente donc un Brecht intime (qu’interprète S. Volkov), à la recherche de soi-même, à travers la vitalité des jeunes acteurs, les multiples songs, chantés en français, allemand, anglais, russe, et les personnages de ses pièces. Certaines scènes de La Mère renvoient directement à la guerre en Ukraine et font frémir la salle. Bertolt Brecht et l’amour – entre Helene Weigel en longue jupe rouge et Margarete Steffin- , Bertolt Brecht en exil en Finlande, Bertolt Brecht recevant à Moscou le prix Staline pour la paix, Bertolt Brecht expliquant ce qu’est l’effet d’étrangéisation, en se farinant le visage, Bertolt Brecht et son passeport, Bertolt Brecht et la guerre, Bertolt Brecht et son enfance… Les numéros se succèdent, avec textes théoriques, lettres, fragments de pièces, songs, soli, chœurs, sur la musique de Paul Dessau, Hanns Eisler, mais aussi de Luigi Nono, Alfred Schnittke, Arvo Pärt.
Ce portrait d’un homme et d’un artiste, à une époque de changements et d’événements tragiques, est à la fois violent et lyrique. Il fallait bien être russe pour relever un tel défi. Des souvenirs de La bonne Amedu Se-Tchouan au Théâtre de la Taganka (1964) pointent, quand les acteurs brandissent des pancartes manuscrites. Et, comme à la Taganka, la salle est parfois éclairée. Mais il s’agit là d’un Bertolt Brecht à l’usage des spectateurs du XXIème siècle, à qui l’on dit : «Faites ce que vous voulez, réagissez ! » Tous les metteurs en scène de Saint-Petersbourg sont venus voir cet étonnant et émouvant Cabaret Brecht, très actuel. L’autre spectacle, Souvenirs du futur, est mis en scène par Valeri Fokine au Théâtre Alexandrinski.
C’est un hommage rendu à Vsevolod Meyerhold, à qui Bertolt Brecht, sans jamais le dire, a beaucoup emprunté. Ce n’est pas ici le Meyerhold des années vingt, mais celui qui, en 1917, termine le cycle de sa période dite traditionaliste, dans ce même Théâtre Alexandrinski, avec Le Bal masqué de Mikhaïl Lermontov, dont la première avait été à la fois une sorte de Requiem définitif pour l’ancien régime qui s’écroulait, et une ode magistrale, en même temps qu’un chant d’adieu au théâtre à l’italienne; cette première eut lieu le jour même de la révolution de février 1917. Des masques retrouvés dans les archives de l’Europe entière et, en particulier, de commedia dell’arte, avaient été ressuscités par le décorateur et chercheur A. Golovine, et convoqués tous ensemble sur la scène du grand théâtre impérial pour ce spectacle mythique que Meyerhold mit plus de six ans à composer et qui apparaît comme une sorte de rituel funèbre où la vie est concentrée dans la théâtralité. A
Avec Souvenirs du futur, Valeri Fokine propose une démarche d’archéologie théâtrale, non pour reconstruire le spectacle original, ce qui serait une démarche absurde, d’autant plus que Vsevolod Meyerhold, en le reprenant par la suite, en a donné plusieurs rédactions et qu’il a survécu quelques temps à l’assassinat du Maître, en février 1940, sous la forme d’une version de concert anonyme. Valeri Fokine crée un spectacle d’aujourd’hui, et se concentre sur quatre tableaux de la pièce (les troisième, huitième, neuvième et dizième), dans le «texte scénique» de Vsevolod Meyerhold, où il dialogue artistiquement avec le grand metteur en scène, répétant sa démarche qui consistait à combiner innovation et tradition, avant-garde et culture théâtrale. Cette leçon meyerholdienne de dialogue entre les époques théâtrales est, selon Valeri Fokine, essentielle au théâtre russe d’aujourd’hui.
Vsevolod Meyerhold avait analysé les cahiers de régie du Bal masqué depuis sa création à la scène en 1864. De même, Valeri Fokine étudie toutes les traces du spectacle de Vsevolod Meyerhold, et d’abord les objets : rideaux, mobilier, masques, costumes, dont le bruit a longtemps couru qu’ils avaient disparu lors d’un bombardement; ils avaient en fait été cachés, après 1940, au fin fond des dépôts de l’Alexandrinski, pour être protégés d’une possible destruction, puisque leur créateur était devenu «ennemi du peuple». Et il travaille sur les très nombreux documents conservés dans les musées et bibliothèques de théâtre de Moscou et Saint-Petersbourg : esquisses du décorateur A. Golovine, photographies, partition d’Alexandre Glazounov, croquis des jeux de scène, commentaires manuscrits en marge du livre de régie, et même phonogrammes, ceux de l’acteur Iouriev qui interprétait le rôle principal d’Arbenine et qui le jouera jusqu’à la fin de sa vie.
L’équipe s’engage dans une longue exploration de ce « texte scénique », avec l’aide d’un historien du théâtre, A. Tchepourov, et essaie de percer à jour les secrets de la logique des intonations et des gestes, tout en cherchant un jeu contemporain. Le décorateur S. Pastoukh donne une interprétation actualisée de l’œuvre d’A. Golovine et reprend le principe des innombrables et magnifiques rideaux qui structuraient l’espace et qui, telle une caméra, permettaient de focaliser l’attention du spectateur sur des secteurs précis du plateau. Mais il donne à l’action le support d’un plan incliné en carreaux de verre éclairés par-dessous, sorte d’échiquier destinal. Le choix de ce plan incliné évoque aussi celui d’un autre spectacle légendaire de Vsevolod Meyerhold, Le Revizor (1926). Sur ce plateau de verre, l’éclairage découpe ici des plans et des carrés de jeu. Les costumes du même A. Golovine sont refaits pour les personnages conservés par le metteur en scène et pour les corps des acteurs d’aujourd’hui. Les pantomimes des personnages masqués sont conçues à partir de ses esquisses et des gestes repérés et étudiés sur les photos.
A. Bakchi, compositeur qui travaille régulièrement avec Valeri Fokine, a analysé le tissu instrumental angoissé de la musique symphonique d’Alexandre Glazounov, et s’en est inspiré. C’est donc une nouvelle version de ce Bal masqué meyerholdien que l’on peut voir ici. Accompagné par une musique où le Temps soupire et tambourine, et où au prologue, on voit surgir, des trappes en verre qui s’ouvrent dans le plateau, des personnages de commedia dell’arte, enfermés dans des vitrines pareilles à celles d’un musée, et qui s’animent un à un. Une de ces vitrines contient la robe de chambre jaune d’Arbenine, dont un laquais habille Piotr Semak, acteur venu de la troupe de Lev Dodine, pour jouer ce personnage dans cette intense expérience théâtrale. Ici, le mort et le vivant se côtoient et interfèrent dans ce drame existentiel de la jalousie. Piotr Semak a travaillé la richesse extrême et inattendue des intonations de Iouriev, et sa large palette de timbres qui allait du grave à l’aigu. Le spectacle est saturé de musique, la diction des vers de Mikhaïl Lermontov est lente et musicale.
Un grand théâtre national ose ainsi s’engager dans la recherche de son passé légendaire, pour présenter un spectacle radical, plein de fantômes que quelques interventions vidéo en fond de scène rendent plus présents. La fin évoque sans pathos la mort de Vsevolod Meyerhold, qui apparaît en masque blanc à son effigie, tandis que retentissent trois coups de revolver mortels. Mais les chœurs, chantés quelques minutes avant pour l’âme de Nina, l’épouse d’Arbenine que celui-ci a empoisonné pour son infidélité imaginaire, n’étaient-ils pas aussi un peu destinés au Maître Vsevolod Meyerhold ? Sur la nouvelle scène du Théâtre Alexandrinski dédiée à des spectacles utilisant les nouvelles technologies, s’ouvrira le 10 février, date anniversaire de la naissance de Vselovod Meyerhold, une exposition des fragments de mosaïques, retrouvés grâce à A. Tchepourov et qui devaient figurer dans le foyer du « théâtre total », dont le metteur en scène avait, au début des années 1930, conçu les plans avec deux jeunes architectes, mais qui n’a jamais vu jamais le jour. Après l’exposition, elles seront intégrées définitivement au bâtiment principal de l’Alexandrinski.
Béatrice Picon-Vallin