Eclipse totale
Eclipse totale, texte et mise en scène de Céline Delbecq
Juliette, vingt ans, a fait le choix de la mort. Elle s’en explique avant de passer à l’acte : « On sait qu’il faut mourir, on doit, on ne sent plus la vie quand il n’y a plus d’issue possible… Il faut beaucoup d’énergie pour nouer la corde…C’est beau cette mort qui arrive enfin, la lune qui écrase le soleil, à jamais.»
Comme tant d’autres «abîmés de l’âme», Juliette s’éclipse. (« En Belgique, il y a sept suicides par jour c’est beaucoup pour un pays six fois petit, précise le programme. Tout le monde connaît quelqu’un qui s’est donné la mort. »)
La jeune fille n’a pas mesuré les conséquences de son geste sur son entourage : son petit frère découvre son corps, le dépend et réalise qu’elle est partie « pour toujours »; sa mère ne comprend pas et ne peut l’admettre ; sa grand-mère déplore le monde tel qu’il va, elle qui s’est battue et a milité pour le changer.
Enfin l’ambulancier appelé à la rescousse reste à ruminer sous la neige après avoir été mis dehors par la vieille dame. Dans son parler wallon, il évoque les difficultés de son métier, qui le fait passer d’un pendu à une overdose : « C’est pas ma faute, toute cette misère » et : « Les routes elles glissent.»…
Il fallait de l’audace mais beaucoup de tact pour évoquer le suicide de manière aussi frontale : l’acte est représenté, puis ressenti et commenté par les personnages ; Céline Delbecq, jeune auteure belge, l’ose avec délicatesse et talent, explorant tous les aspects de la question.
Chaque personnage apporte son point de vue, tandis que Juliette rôde encore dans la maison, hantant les membres de sa famille. Elle entre même en dialogue avec eux, comme s’ils constituaient une sorte de tribunal devant lequel elle revendique haut et fort son geste, mais tente en même temps de les déculpabiliser: « Je quitte ce monde, point final, c’est une décision qui me concerne.»
La pièce repose sur une langue à la fois simple et imagée. Chaque personnage est habilement dessiné et cerné. L’auteure a su trouver une construction subtile et rythmée, évitant de s’appesantir : de courts tableaux titrés figurent les étapes du calvaire de ceux qui restent : Vous devez la dépendre, La mère, Assommés, L’odeur des baisers, et plusieurs sont intitulés : Parce que.
Malgré la noirceur du sujet, le spectacle reste lumineux. Le texte refuse les sous-entendus et entend briser le silence ; l’émotion affleure, pudique, sans jamais être larmoyante. L’auteure pratique même l’humour, notamment avec les bons mots du petit frère qui dérident tout le monde (épatante Consolaté Sipérius) ; ou la rage bonhomme de la mémé : « ça devrait être interdit de faire entendre le temps qui passe aux vieillards. » Cette « vieille qui regarde vieillement les choses se reproduire », que plus personne n’écoutait, a enfin droit à la parole. Car c’est le fait de parler qui permet à chacun de supporter le drame. Une scénographie épurée, avec seulement quelques éléments de décors mobiles, évite de verser dans le réalisme.
Pour casser le vérisme de la situation, des éclairages de clairs-obscurs et de contre-jours, avec des découpes de lumières. Ce qui, avec la neige qui tombe au dehors, crée une échappée poétique, et une ambiance irréelle et onirique.
Un prologue et un épilogue saluent le courage des suicidés, et définit la ligne de partage et d’incompréhension qui nous sépare d’eux : «Et nous vivants combien de pas faisons nous chaque jour, sans avoir conscience que nous avons fait le choix de la vie ?»
Le spectacle témoigne du talent de la jeune dramaturge, et va partir en tournée en Belgique et en France. S’il fait étape près de chez vous, ne le ratez pas…
Mireille Davidovici
Spectacle vu au Tarmac, à Paris.
Le texte est publié chez Lansman Editeur ainsi que six autres pièces de Céline Delbecq.