Les Enfants du soleil
Les Enfants du soleil, d’après Maxime Gorki, adaptation et mise en scène de Mikaël Serre
Les héros de Gorki renouvellent une certaine idée du romantisme, avec « une attitude active devant la vie, une glorification du travail, une éducation de la volonté de vivre, un enthousiasme pour l’édification de nouvelles formes de vie, une haine du vieux monde. » : dès ses débuts littéraires, Maxime Gorki partage l’idéal des partis progressistes.
Plusieurs fois emprisonné par ses prises de position, en particulier lors de la révolution de 1905 qui lui inspira Les Enfants du soleil, il quitte la Russie, voyage en Europe et aux Etats-Unis pour revenir en URSS, où vite reconnu, il est très surveillé: «Toute ma vie, j’ai été poursuivi …par l’inquiète sensation d’isolement où, par rapport au peuple, élément primitif, se trouvait l’intelligence, principe du rationnel. À maintes reprises, j’ai traité ce thème dans mon travail littéraire. Petit à petit, cette sensation s’est muée en pressentiment de la catastrophe. En 1905, enfermé à la forteresse Pierre-et-Paul, j’ai essayé de développer ce sujet dans ma pièce ratée : Les Enfants du soleil. Si la rupture entre la raison et la volonté est un drame dans la vie d’un individu, c’est une tragédie dans celle d’un peuple. »
Mikaël Serre reprend cette pièce (voir Le Théâtre du Blog) où il met en scène ces questionnements politiques et philosophiques, en l’installant dans un de ces pays des printemps arabes et des mouvements d’indignés grecs et espagnols, et on peut voir sur un grand écran ces mouvements de foule impressionnants, porteurs de renouveau et d’espoir, que les pays nantis regardent avec une satisfaction équivoque : « Actuellement, constate Mikaël Serre, les « élites » européennes, tout en conservant un discours de façade sociale et humaniste, renforcent des mesures antisociales, sous prétexte d’une crise que leur propre politique a déclenchée ». Le metteur en scène met l’accent sur l’ambivalence de ces élites dont le repli sur sur soi et la perte de la réalité son manifestes.
Si l’on en croit le paysage, l’action se situe ici dans un désert du sud oriental: la pièce commence avec l’appel solennel et entêtant à la prière d’un muezzin installé dans le minaret d’une mosquée que l’on ne voit pas. Surgissant sur le plateau, Nabih Amaroui, qui interprète l’étrange Legor, le gardien autochtone de la maison cossue où a lieu le drame, entame une danse expressive, solitaire et magnifique. Vêtu de blanc, il parle peu et joue paisiblement de la mandoline, lui qui, en misogyne brutal, bat sa femme …
En fond de scène, une bagnole qui a beaucoup vécu, attend des jeunes gens filmés par une caméra à vue et on peut voir sur un grand écran leurs visages troublés. Une voiture prête pour la fuite peut-être, d’autant qu’une épidémie de choléra se propage dans le sillage d’une révolte populaire. Ils appartiennent à la population aisée du pays, et se sont installés dans le confortable jardin intérieur d’une villa ensoleillée, (cactus éclairés le soir, transats design blancs, sable blond) cernée par une balustrade blanche aux motifs orientaux. Belle scénographie à l’harmonie décalée, imaginée par Nina Wetzel.
Ils sont sept, sûrs de leur importance, à investir la maisonnée: un chercheur et homme de sciences illuminé (Cédric Eeckhout), Elena, son épouse, terrienne et raisonnable (Servane Ducorps) qui en pince pour Vaguine, un peintre visionnaire, anglophone (Bruno Roucibek), dont la mission artistique se désolidarise, dit-il, de l’universalité des clichés progressistes et humanistes. Melania (Marijke Pinoy), elle, est une riche veuve, sensuelle et fantasque, amoureuse du chimiste nobelisable qu’elle considère comme un échantillon humain des plus purs.
À cette galerie plutôt pimentée, s’ajoute un couple à la fois lumineux et tragique : Boris, un vétérinaire, décadent façon Des Esseintes, esthète et excentrique, désenchanté et cynique, qui philosophe sur l’état du monde, (Thierry Raynaud), Liza, la sœur de l’homme de sciences, (excellente Claire-Viviane Sobottke), dont Boris est apparemment épris mais en vain, se bat, elle, pour la vérité, entre discours moraux plaintifs et chansons contemporaines : une vie digne doit, selon elle, appartenir à chacun sur la terre, sinon le nom souillé de démocratie se vide de son sens.
Mikaël Serre relit Gorki pour nous qui dissertons à courte vue, et loin de ces révolutions qui sourdent brutalement, sur la nécessité utopique de concilier l’inconciliable: exigences populaires et envies des élites. Au-delà des sentiments intimes et des idées de liberté et d’égalité, il faudrait, dit-il, se pencher davantage sur les concepts sociologiques de partage et de solidarité. En attendant, ces enfants du soleil vivent une épreuve existentielle, égoïste et violente.
C’est un beau spectacle, réalisé avec soin et précision (danse, jeu et musique) et engagé dans notre temps…
Véronique Hotte
Le Monfort, du 4 au 14 février à 20h30. Tél : 01 56 08 33 88