A House in Asia
A House in Asia, d’après l’idée originale d’Àlex Serrano et Pau Palacios, création d’Àlex Serrano, Pau Palacios,Ferran Dordal et Jordi Soler
À la source de ce spectacle multimédia, il y a la découverte, par hasard, de la reproduction de la maison réelle où séjournait Ben Laden. «On a adoré cette image, trois maisons identiques existant en même temps à différents points du globe. Il ne s’agissait pas de copier un bâtiment architecturalement singulier comme la Tour Eiffel. Mais la maison de Ben Laden, banale, sans aucun intérêt et sans aucune autre particularité d’être celle où il habitait.», explique Pau Palacios.
D’abord l’originale, celle où Ben Laden, l’homme le plus recherché de la planète qui s’installe à Abbottabad (Pakistan) dans une maison à trois étages qui ne présente rien d’inhabituel mais qui est bâtie sur un terrain ceint par un mur de trois mètres de haut! Une première copie, construite en Caroline du Nord, à partir des spéculations de la C.I.A., sera idéale pour servir à l’entraînement des marines qui planifient l’opération Neptune Spear devant faire tomber Ben Laden.
Une autre copie de cette maison a été bâtie en Jordanie par Columbia Pictures, pour Zero Dark Thirty de la réalisatrice Kathryn Bigelow. Et de nombreuses versions virtuelles ont été ensuite conçues pour des jeux vidéo. Mais, plus on s’éloigne de la version originale, plus on en vient à douter de son existence. C’est ce processus de déréalisation et de mythification que la compagnie barcelonaise Agrupación Señor Serrano détricote ici avec un sens du récit très malicieux.
A House in Asia s’organise autour de la propension de nos sociétés occidentales à construire du mythe à partir d’une pelote de récits, avec, ici, trois fils narratifs principaux, qui se télescopent avec allégresse. L’entraînement des marines précède la poursuite insensée du capitaine Achab, rendu fou par la haine irraisonnée qu’il voue à Moby Dick, et Ben Laden prend alors l’aspect du plus célèbre des cachalots puis revêt le masque de Geronimo que lui tend, bizarrement, l’armée des États-Unis elle-même.
Car, pendant la préparation de l’opération Neptune Spear, les responsables américains avaient fait le choix pour le moins douteux, de donner à Ben Laden, le nom de Geronimo, le leader apache qui incarne aujourd’hui une noble et vaillante résistance au géant américain! Agrupación Señor Serrano se saisit de ce paradoxe pour nourrir son récit d’éléments de western, avec les danseurs de country de Meylan où nous avons vu ce spectacle.
Les cow-boys et les Indiens, c’est un jeu d’enfants aussi. Trois acteurs manipulent de petites figurines et voitures sur une maquette de parking où clignote l’enseigne de McDonald’s. De ces manipulations ludiques, ils prennent des images en direct, projetées sur une toile blanche en fond de scène. Ils soulèvent aussi le toit de la maquette (dans la photo ci-dessus) figurant la maison mythique de Ben Laden /Moby Dick /Geronimo, que vient alors balayer leur petite caméra. Comme le diable boiteux aux tendances voyeuristes du fameux roman (1707) d’Alain-René Lesage. Un écho aux fantasmes d’omniscience que nourrit l’armée américaine, et que prolonge le cinéma en jouant la carte de l’hyperréalisme…
Les réalités se brouillent à l’intérieur du cadre de scène, et on a l’impression que La Vie est un songe se rejoue dans un récit incroyablement actuel. Agrupación Señor Serranone traite ce sujet très contemporain avec des outils de narration certes modernes mais dérisoires, puisque se bousculent ici figurines, petites autos, caméras, simulateurs de vol…
La bande-son est à l’avenant, franchement bigarrée, avec musiques de western bien sûr (celles qui ont habillé les grandes épopées de l’Ouest américain), chants indiens mâtinés de musiques électroniques, rap américain, et tube de Take That, groupe qui eut son heure de gloire au temps révolu (heureusement) des boys band ! Quel rapport avec les Apaches, les croisades et la chasse à la baleine blanche ? A House in Asia fonctionne suivant un jeu de piste vertigineux. Matt Bissonnette, un des marins qui ont participé à l’opération Neptune Spear, a livré son témoignage des évènements dans un livre No Easy Day. Pour préserver son anonymat, il se cache derrière le nom de Mark Owen, pseudonyme de l’un des boys band britannique ! L’image d’un des tombeurs de Ben Laden vient alors se superposer à celle de ce tombeur de jeunes filles, très souvent élu l’homme le plus sexy au monde.
Cocasse. Mais troublant aussi. À l’image de ce spectacle bâti sur un fascinant écheveau de micro et macro-récits qui s’étagent et s’envahissent sur fond de culture pop américaine. Une brillante façon pour nous dissuader de croire en l’unicité d’une histoire – celle avec sa grande hache – qui glisse bien vite ici vers la mythologie.
Adèle Duminy
Spectacle vu à l’Hexagone de Meylan, le 28 janvier; et ensuite, à Paris, le 5 mai, à la Biennale de la Marionnette.