Festival de lectures de théâtre contemporain
Prise directe, Festival de lectures de théâtre contemporain (deuxième édition)
C’est un festival initié par le Théâtre du Prisme, avec quelque douze auteurs de théâtre (Roumanie, Moldavie, Québec, Grande-Bretagne, France) et autant de spectacles, en dix lieux, autour de, et à Lille, avec uniquement des mises en espace de textes dramatiques, le plus souvent entre documentaire, théâtre et fausse/vraie conférence, et lectures.Et avec un prix unique pour deux courts spectacles de 45 à 60 minutes, comprenant une légère restauration entre les deux.
Entre entre autres, une performance/lecture musicale d’Alexandra Badéa, Samuel Gallet et Benjamin Collier, à l’Espace Culture/Université de Lille; Comment va le monde? conception d’Arnaud Anckaert, Didier Cousin et Capucine Lange à La Rose des vents de Villeneuve d’Ascq (voir Le Théâtre du Blog)... Et ce soir-là, au Garage de Roubaix, Défaut de fabrication de l’auteur suisse Jérôme Richer. Sur scène, rien qu’une table avec toile cirée, deux chaises en stratifié, et les meubles d’une pauvre cuisine d’HLM… simplement décrits par les didascalies énoncées au débit de la représentation. Lui, la bonne quarantaine, est ouvrier dans une usine proche, elle, femme de ménage chez des particuliers. Pas bien riches mais pas non plus misérables. Mais pour s’en sortir, ils ont pris l’habitude de compter, comme on dit…
Ils vivent toujours ensemble mais sans grand amour, comme par habitude, après plus de trente ans de mariage. Lui, le corps meurtri par le travail à la chaîne et les mains abimées par les produits chimiques, noie son mal-être dans des canettes de bière; elle, regarde la télé, seule fenêtre ouverte sur le monde. Mais en fait, ils supportent tous les deux assez mal leur solitude et leur existence sans but; c’est semble-t-il, le dénominateur commun de ces deux esquintés de la vie: leur fils a disparu et leur fille leur doit un argent qu’ils n’osent pas lui réclamer…
Ce soir-là, il rentre de son travail plus tôt que prévu. Sans véritable raison. Il se sentait fatigué, dit-il, vraiment fatigué. Ils vont vite se disputer mais comme d’autres fois, ni plus ni moins. C’est peut-être la seule vraie relation encore entre eux. Mais il finit par ne plus la supporter et l’étrangle…
Jérôme Richer sait bien dire le quotidien de ces laissés-pour compte de la société industrielle, et même si la fin est des plus maladroites, quand la femme morte se met de nouveau à parler… La mise en espace de Jacques Descorde est d’une rigueur exemplaire et il a très bien dirigé Florence Decourcelle et Hervé Lemeunier, comédiens de la compagnie de l’Oiseau-Mouche, troupe permanente avec vingt-trois comédiens, en situation d’ handicap mental, et qui, depuis 1981, a créé trente-cinq spectacles de théâtre et de danse qu’elle a joués en France, mais aussi en Italie, Allemagne, Suisse, Espagne, Canada ou Pérou…
Les deux comédiens ont une diction et une gestion impeccable et sont impressionnants de force et de vérité. Vraiment de la belle ouvrage auquel le public très local a fait une belle ovation.
Dans la deuxième partie, cette fois à La Condition Publique de Roubaix, une ancienne usine de textile, Chaîne de montage (2011) de la dramaturge québécoise Suzanne Lebeau, 68 ans. Auteure d’une vingtaine de pièces, elle est encore mal connue en France, même si Le Bruit des os qui craquent, créée à Vitry-sur-Seine, a ensuite été jouée à la Comédie-Française.
Chaîne de montage est une pièce récente, créée par le Carrousel et le théâtre de Quatr’Sous, à Montréal en octobre dernier, dans une mise en scène de Gervais Gaudreault. C’est un monologue qui rappelle l’exploitation de milliers de très jeunes femmes fabriquant à la chaîne des pièces détachées dans des usines à Ciudad Juárez dans l’Etat mexicain de Chihuahua, 1.300.000 habitants, tout près du mur anti-émigrés construit par les Etats-Unis.
Très vulnérables, elles sont souvent soumises à des trafiquants notoires de drogue et/ou à des hommes politiques corrompus, sur fond de violence sexuelle, avec la complicité silencieuse de la police et de la justice mexicaine.
En 1993, on retrouve le corps d’une jeune fille violée et assassinée. Affaire jamais élucidée et donc classée comme d’autres cas similaires. Depuis cette date, plus de trois cents jeunes, voire très jeunes, femmes ont été enlevées, torturées,violées et assassinées; toutes issues de milieu pauvre, presque toujours ouvrières, menues, brunes aux les cheveux longs.
Ces femmes n’ont évidemment aucun droit, aucun avenir digne de ce nom et gagnent juste de quoi se nourrir. A fabriquer encore et toujours des pièces détachées, dix heures par jour, dans des conditions atroces. Enquêtes bâclées, justice impuissante: aucun coupable retrouvé, sauf un. Un procureur, caricature de la justice, déclare même qu’elles l’on bien cherché. Quand elles disparaissent, on retrouve rarement leur corps, enterrés dans le désert brûlant tout proche de Juárez, et maintenant, dissous dans l’acide. On n’arrête pas le progrès !
Le constat de Suzanne Lebeau est sans appel et impitoyable, avec un style d’une rare efficacité dramatique; elle a des mots cinglants pour raconter cette histoire qui se passe à des milliers de kilomètres de chez nous. Et qui nous concerne pourtant de près… Ces jeunes ouvrières en effet véritables esclaves contemporains produisent à la chaîne, avec une obligation de rendement maximum et dans une chaleur exténuante, des millions de pièces détachées, indispensables aux moteurs et mécanismes industriels, pour nous Occidentaux qui en bénéficions à bas prix,. Ceux-là même des wagons de métro ou de RER où nous montons quotidiennement, sont fabriquées par les usines de la multi-nationale Bombardier basée à Montréal, comme ceux aussi qui équipent notre réfrigérateur Electrolux…
Et les exemples abondent d’autres grandes firmes qui n’ont aucun état d’âme à verser des salaires de misère à ces ouvrières sans aucune défense. Avec la bénédiction, martèle Suzanne Lebeau, d’un patronat des plus machistes et d’un Etat mexicain qui lui est totalement soumis pour des raisons économiques.
Ce monologue, bien et sobrement mis en scène par Arnaud Anckaert, est défendu par Corinne Masiero avec une intelligence et un art du second degré assez éblouissants. Corinne Masiero ? Mais, si bien sûr, elle avait joué en 98 dans La Vie rêvée des Anges, dans plusieurs séries télé, mais aussi dans Persécution de Patrice Chéreau; elle fut la révélation de Louise Wimmer (2012), premier film de Cyril Mennegun, qui lui valut le César de la meilleure actrice, il y a deux ans.
Assise à une petite table, face public, elle lit ou, très professionnelle, elle fait plutôt semblant de lire la pièce, dont elle a le texte bien en bouche. Avec une diction parfaite, elle a un air détaché et une distance qui fait résonner encore plus fort le texte de Suzanne Lebeau.
Il y a de temps en temps,pour aérer un peu les choses, si l’on peut dire, des projections de photos de Juárez, tout proche du désert, aux bidonvilles écrasés par le soleil la journée, et soumis au froid glacial la nuit. Deux musiciens encadrent Corinne Masiero, sans que l’on en ressente très bien la nécessité de leur présence sur le plateau. Peu importe: Arnaud Anckaert réussit à faire passer, avec beaucoup d’efficacité, le message de Suzanne Lebeau. Mais il n’a pas les droits pour créer cette pièce qui sera mise en scène à la rentrée dans la région parisienne. Dommage.
En tout cas, ce festival dirigé par Capucine Lange et lui, est l’occasion d’un formidable rendez-vous de la population de Lille/Roubaix/Tourcoing avec la littérature dramatique contemporaine. Et les salles sont pleines. Cela fait du bien, (ce n’est pas si fréquent, surtout pour des lectures) et mérite d’être souligné.
Philippe du Vignal
Le Festival Prise directe s’est déroulé du 7 au 14 février. Défaut de fabrication et Chaîne de montage sont publiées aux Éditions Théâtrales. 14 €.