L’Or et la Paille

L’Or et la paille de Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy,  mise en scène de Jeanne Herry

 

  p183772_8La pièce est de 1956… donc du Moyen-Age ou presque, pour le public d’aujourd’hui. Le stationnement  à Paris était alternatif suivant les quinzaines, la télévision avait une seule chaîne en noir et blanc, ordinateurs et portables n’existaient évidemment pas, et les appareils téléphoniques étaient tous noirs, sauf blancs pour les riches qui acceptaient de payer un surcoût d’abonnement. Il y avait encore peu de voitures et les plus fortunés roulaient en DS Citroën, les voyages en avion étaient coûteux et réservés à une « élite ». Miou-Miou avait six ans, et Julien Clerc, neuf ans !
Certaines maisons du XXe parisien n’avaient pas encore l’électricité,(si, si, c’est vrai, relisez Georges Perec) les réfrigérateurs et les machine à laver le linge étaient des objets de convoitise et de jalousie, la pilule venait d’être inventée par le docteur Pinkus aux Etats-Unis et délivrée aux  seules américaines mariées, et  neuf ans plus tard!
Les premiers membres du F.L.N. étaient condamnés à mort dans une Algérie encore française. L’Egypte allait devenir indépendante, les Soviétiques écrasaient l’insurrection hongroise; Dominique Blanc, Lars von trier, Christine Lagarde poussaient leur premier cri  et Bertolt Brecht, Paul Léautaud, et Marie Laurencin, leur dernier.  Bref, un tout autre monde…

L’histoire de L’Or et la paille? Géraldine et Thierry sont de jeunes mariés parisiens  fauchés: lui, un soi-disant écrivain, à la poursuite d’un scénario qu’il n’écrira jamais, et elle se contente d’acheter des vêtements. Ils squattent l’appartement d’Hervé, un cousin, dont ils vendent, sans aucun scrupule,  tableaux et objets de valeur pour se faire un peu d’argent, et n’hésitent non plus à taper leurs copains et connaissances : Armand, Peter ! («Il est fou de moi, dit cyniquement, Géraldine!  Traduction: encore plus facile  à rançonner).
Pour se nourrir, ils jouent les pique-assiette, mais donnent des fêtes sans jamais avoir un franc devant eux ! Géraldine drague habilement Raoul, un riche magnat français de l’industrie du tuyau rencontré sur son palier, et réussit même à lui emprunter de l’argent, pour payer un taxi qui menace d’appeler les flics….

 Thierry lui, de son côté, rencontre une veuve, française devenue multimilliardaire grâce aux empires immobiliers et mines de platine de feu son mari colombien… Et la charmante et cynique (ce qui n’est pas incompatible!) Géraldine fait accepter à son mari l’idée d’un mariage blanc… (ou presque, on ne saura jamais) avec ce Raoul, petit rondouillard à lunettes: bref, fort peu séduisant. L’idée étant pour elle surtout, de profiter au maximum de sa fortune. La veuve colombienne milliardaire, elle de son côté, exige de Thierry, le mariage en bonne et due forme, ce à quoi, il rechigne mais… c’est le prix à payer pour les largesses qu’elle lui consent.
  Bien entendu, dans ce monde un peu glauque, les choses vont vite déraper : les deux jeunes ex-époux, encore assez naïfs, s’aperçoivent à leurs dépens qu’on ne devient pas riche par hasard, que l’important et fortuné entrepreneur de tuyaux se révèle assez radin, et a bien l’intention de faire vivre Géraldine, non à Paris mais  près de son usine à Sarreguemines, ce qui ne la réjouit guère !
Quant à la Colombienne, elle porte de faux bijoux, garde la copie des vrais au coffre, note la moindre de ses dépenses, trouve la vie à Paris très coûteuse, et exige de Thierry qu’il l’accompagne à Bogota…Cela commence à faire beaucoup pour ce Thierry qui voit ses espoirs d’argent facile s’envoler. Il va évidemment retrouver  Géraldine; séparés mais toujours dans la dèche, ils se retrouvent donc dans les mêmes déboires, ce qui recrée chez eux  des liens amoureux…
Quant à Raoul et Cora, les proies convoitées par les deux tourtereaux paresseux en mal d’argent, ils comprennent vite qu’ils se sont plantés dans leurs projets conjugaux, et, comme c’est bizarre, comme c’est curieux, et quelle coïncidence, découvrent qu’ils se sont connus, il y a  longtemps, quand elle menait une carrière «internationale» de chanteuse d’opérette mais… dans l’Est de la France, entre deux trains, et ils retombent amoureux !

 Heureux dénouement, et réconciliation générale bien sûr : les  quatre pantins se retrouvent à la mairie pour se marier, mais évidemment chaque couple de son côté.  Raoul « invite » avec une grande générosité tout le monde  dans un grand restaurant mais rappelle fielleusement à Thierry que ce sera à lui de payer l’addition, pour le rembourser de l’ancien prêt qu’il avait accordé à Géraldine! La morale de l’argent et du pouvoir est sauve!
  Réalisatrice d’un premier film Elle adore, et de plusieurs mises en scène, Jeanne Herry a eu l’idée assez futée d’aller rechercher cette pièce, moins connue que les autres, de Barillet et Grédy et qui n’avait guère été rejouée. L’attrait d’une vie luxueuse, ou,  du moins, d’un excellent confort matériel, grâce au pouvoir de l’argent, le cynisme porté au rang de valeur morale, les rapports entre couples de niveau social très différent dans une société française hiérarchisée, les désordres amoureux vécus en parallèle ?
Cela ne vous rappelle rien? Mais si, mais si: ce sont bien les thèmes traditionnels de la comédie française, déjà traités et concoctés à toutes les sauces, gags, quiproquos et surprises compris, entre autres par  Regnard, Marivaux, Beaumarchais, puis par Eugène Labiche, Georges Feydeau, Sacha Guitry, et qu’ont recyclé avec maestria, les deux  complices …

Pierre Barillet, 92 ans et Jean-Pierre Grédy, 95 ans, sont les auteurs d’une trentaine d’œuvres-exclusivement jouées dans le théâtre privé, on l’oublie souvent et qui ont souvent fait de véritables tabacs- et jouées par de grands acteurs, depuis Le Don d’Adèle (1950) consacrée  par Aragon et Elsa Triolet( si, si c’est vrai!), Fleur de cactus, jouée aussi par Lauren Bacall, et adaptée au cinéma. Quarante carats, qui a été aussi mise en scène à Broadway,  Folle Amanda, Lily et Lily, Potiche, sont des pièces à succès qui ont été jouées par  Jacqueline Maillan décédée  il y a vingt ans.
Et Potiche, a été adaptée au cinéma par François Ozon, en 2012, avec Catherine Deneuve, Gérard Depardieu et Fabrice Luchini. Mais ces pièces, comme la plupart de celles de Sacha Guitry, ont été curieusement exclues des théâtres publics, où le comique a senti, et sent encore souvent mauvais.
Quant à
L’Or et la paille, créée en 1956  dans la mise en scène de Jacques Charon, cela donne quoi, soixante ans plus tard, quand c’est monté par une jeune comédienne et metteuse en scène? Premier bon point: Jeanne Herry a eu raison  d’abréger un peu les choses, (et elle aurait pu couper encore!). Les auteurs sont en effet d’incorrigibles bavards qui se font parfois plaisir, et deux heures, c’est déjà parfois un peu long.
Deuxième et capital bon point: elle maîtrise très bien cette dramaturgie compliquée fondée sur  les difficiles mais nécessaires relations entre amour, pouvoir et argent; certes, les situations sont invraisemblables mais celles imaginées par Marivaux ou Eugène Labiche, ne le sont-elles pas tout autant ?  Ici, les ficelles ressemblent en effet à des câbles, et les scènes sont souvent téléguidées, avec mots d’auteur à la tonne. Mais, habilement construites et rondement menées, elles déclenchent le rire comme chez Eugène Labiche ! Une convention du genre étant celle d’un personnage féminin central, incarné par une vedette très connue, dont on préparait l’arrivée sur scène, toujours saluée par des applaudissements…
Jeanne Herry rate le début avec une scène d’amour torride, muette ajoutée mais inutile devant le rideau. Pas grave!  Il y aussi des  changements de décor laborieux, et la scénographie prétentieuse, aux couleurs assez laides, mal foutue, n’aide en rien les quatre comédiens. Dommage. Et  la metteuse en scène aurait pu nous épargner l’envoi de coussins dans la salle , comme dans m’importe quel spectacle bas de gamme pour enfants.
Mais bon..et c’est plus important: elle a bien su choisir et remarquablement diriger ses acteurs. Bravo! Même si on ne comprend pas pourquoi Hélène Alexandridis commence à parler français avec un fort accent espagnol, puis tout à fait normalement sans accent (un petit coup de distanciation brechtienne?).
Tous très solides, ils arrivent à camper des personnages crédibles, dans une époque indéterminée mais qui n’est, de toute évidence, plus la nôtre. Cela aussi, c’est assez malin de ne pas avoir voulu actualiser la pièce à tout prix.
Jeanne Herry a donc eu de bonnes intuitions, et c’est évident,  et du plaisir à monter cette pièce, tout  en évitant le piège des facilités et  du cabotinage : Hélène Alexandridis a un jeu précis, sensible, tout en nuances, et excelle dans ce personnage invraisemblable de Cora la richissime; Olivier Roche, que l’on a souvent vu chez Macha Makeieff et Jérôme Deschamps, joue les petits bonhommes un peu ahuris, mais plus malins qu’il n’y parait, avec beaucoup d’intelligence. Et Géraldine Martin-Sisteron et Loïc Riewer, les deux jeunes acteurs,  sont aussi tout à fait  justes et subtils, dans des personnages peu sympathiques,  ce qui n’est pas si facile à interpréter.

 Le public, curieusement, est assez disparate, avec beaucoup de gens qui, visiblement, avaient eu envie de repiquer à une pièce, celle-ci ou une autre, de Barillet et Grédy, qu’ils avaient vu… il y a bien longtemps,  maias aussi  des jeunes gens qui pouvaient être facilement leurs petits-enfants et qui riaient, eux et de bon cœur et sans la moindre nostalgie, à ces dialogues ciselés et souvent virtuoses. Même s’il y a quelques longueurs, et quelques à-coups dans la mise en scène, cela vaut le  déplacement. Pas la peine de cracher dans la soupe, on rit volontiers à ce théâtre populaire, assez méprisé par les intellos, donneurs de leçon de l’époque, et qui était diffusé grâce aux 500.000 postes de télévision de l’hexagone!
Après tout, ce n’est pas si fréquent dans le théâtre français contemporain, plus coutumier de pièces noires, alors autant en profiter… Que demande le peuple? Et, soixante ans après leur création, y-a-t-il de si nombreux spectacles que l’on trouve encore plaisir à revoir?
Question à cent euros: pourquoi une pièce comme celle-là, n’entrerait-elle pas un jour au répertoire de la Comédie-Française ? Pierre Barillet et Jean-Pierre Grédy, c’est aussi l’histoire du théâtre du XXe siècle…

 Philippe du Vignal

Théâtre du Rond-Point jusqu’au 11 avril à 21 heures et le dimanche à 15h 30 (relâche les lundis). Représentations supplémentaires les 7, 9, 10 et 11 avril.
 Théâtre de l’Ouest Parisien à Boulogne-Billancourt du 15 au 17 avril; La Comète à Châlons-en-Champagne les 20 et 21 avril,  et les 6 et 7 mai au Théâtre de la Manufacture de Nancy.

 

 


Archive pour mars, 2015

Mary Stuart

 Mary Stuart de Friedrich Schiller, traduction en néerlandais de Barber van de Pol, mise en scène d’Ivo van Hove

 Marie Stuart par Ivo Van Hove 25© Jan VersweyveldCette tragédie est un joyau,  à la fois noir et scintillant qui met en scène deux figures emblématiques de l’histoire de l’Europe occidentale,  Elizabeth I d’Angleterre, et sa cousine catholique Mary Stuart, reine d’Écosse qui attend son exécution pour trahison, accusée d’un complot visant à assassiner Elizabeth.
En fait, l’emprisonnement de la coupable est la conséquence de la rivalité entre Elizabeth et Mary qui prétend aussi au trône. La reine d’Angleterre, puritaine, froide et calculatrice, hésite à prendre la responsabilité de la mort de la reine d’Écosse, sensuelle, vivante et séductrice.
Il semblerait même que Mary ait moins peur de mourir qu’Elizabeth de la tuer.  C’est un  drame historique sur le pouvoir, l’ambition et la responsabilité au féminin. Tout oppose ces deux femmes, leur relation au monde, à la vie. Autour d’elles, tournent des hommes, dont Burleigh et Schrewsbury, pragmatiques et politiciens ; Mortimer et Leicester, le premier a le feu de la jeunesse, et le second, semblable au précédent, mais plus âgé, est roué et cyniquement intégré au système en place.
Le metteur en scène crée de très beaux  tableaux de groupe, où des hommes en tenue sombre et sévère, debout ou assis, en rang ou dos tourné, agissent en révélateurs de l’âme noire de leur souveraine respective. L’asservissement
au  pouvoir de ces  personnages régnants et de leurs acolytes est telle, que, portés par leurs contradictions intimes, leurs obstacles intérieurs, et leurs doutes, ils irradient une lumière trouble et inquiétante,. Dans l’opposition entre Mary et Elizabeth, transparaît une guerre de religions, comme celle des deux Roses qu’évoquent aussi les drames historiques de Shakespeare.
La pièce a  aussi à voir avec l’architecture symétrique racinienne en cinq actes, soit avec Mary d’abord, Elizabeth ensuite, puis avec la rencontre des héroïnes, le retour d’Elizabeth, le retour final et la mort de Mary.
Ces magnifiques rôles de femmes sont portés par des monologues, tour à tour narratifs et poétiques,  aux envolées lyriques. Pour Friedrich Schiller, le théâtre de qualité est pédagogique (il doit éclairer le spectateur sur les mécanismes politiques du pouvoir  mais  être aussi esthétique, la vocation de l’art  étant d’élever la sensibilité.
Ivo van Hove  sait imposer dans sa mise en scène, la menace d’un enfermement et d’une capacité réduite de mouvements,  dans chaque royaume des reines, celle qui emprisonne  et celle qui est emprisonnée. Avec juste, dans  un espace vide, un banc à cour et à jardin: soit un lieu exposé aux lumières qui retourne dans l’ombre, la scène achevée.
Les murs somptueux semblent bas, comme ceux d’une prison ou le dais d’un trône. Et quand les reines se rencontrent et que la prisonnière humilie sa geôlière, lors d’un croisement dans une clairière forestière, ces cavalières élégantes, ont de grandes bottes noires et un pull sombre, à la façon de nos contemporaines qui goûtent aux bienfaits de la nature.
Sur les murs, bougent des ombres de feuillages et de branches, images à la fois de consolation et signes d’inquiétude d’une force brutale mais cachée. Les acteurs du Toneelgroep Amsterdam & Toneelhuis sont d’un professionnalisme rigoureux, droits et tendus vers l’action ou la pensée à venir. Saluons particulièrement Chris Nietvelt  (Elizabeth), et Halina Reijn (Mary Stuart)  à l’allure souveraine. Et, quand elles revêtent la robe seyante qui leur est due, ce sont des figures féminines éblouissantes de grâce qui traversent le monde…

 Véronique Hotte

 Spectacle joué à la Maison des Arts de Créteil, du 26 au 28 mars, dans le cadre du festival EXIT 15.

 

Darling, (Hypothèses pour une Orestie)

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Darling, (Hypothèses pour une Orestie), mise en scène de Stefano Ricci, en collaboration avec le collectif Ricci/Forte

   Ce théâtre-performance, est né à la suite du tsunami japonais en 2011 qui, disent Gianni Ricci et Stefano Ricci, leur a fourni la première étincelle. Avec Darling,  ils font exploser L’Orestie, œuvre emblématique du théâtre grec antique; la trilogie d’Eschyle est ici violemment chahutée, parfois avec humour ou mélancolie.
Dans cette Orestie, transposée au XXIe siècle, « Les êtres d’aujourd’hui sont profondément perturbés (…), La mort rôde, et la tragédie, avec les meurtres du père, de la mère, de l’amant, malédictions des terrifiantes Erinyes, nous sont  devenus familiers,  et  nous avons  demandé à Eschyle d’être le passeur entre tragédies antiques  et tragédies contemporaines avec ses tsunamis, guerres et réfugiés. »
Sous l’orange feu d’une rangée de projecteurs au sol et en fond de scène, un conteneur symbolise le cheval de Troie, version XXIe siècle. Trois hommes en costume sombre et chemise blanche, une couverture de laine brune jetée sur leurs épaules, errent au son d’une musique métallique et des cris de mouettes.

Brusquement, sur le toit du conteneur,   apparait vêtue de taffetas noir : une aristocrate des romans du marquis de Sade, une Erynie égarée sortant d’un bal costumé,  ou une créature de la cour de Versailles au visage recouvert d’un masque en latex… ? Est-ce Darling?  En tout cas,  le spectateur pendant une heure et demi, ne cesse d’être surpris. Surtout, s’il pensait retrouver L’Orestie dans cette version contemporaine.
Les tableaux se succèdent à un rythme rapide, laissant une impression de vérité insaisissable. Cependant, »l’être des lointains » de la tragédie antique rôde, et c’est bien à une évocation du chaos au XXIe siècle, et de la condition humaine  qu’il s’agit. Programmé au  Festival Standard Idéal deux soirs  seulement, cette Orestie ne manque ni d’audace ni de justesse au regard de notre société et du monde où, selon les deux créateurs, nous sommes tous devenus sourds.
Cette vision théâtrale de notre univers déserté par les dieux, et empoisonné par les relations sociales, mercantiles et par le simulacre, agace parfois avec des moments  envahis par le bruit, et quelques longueurs qui auraient pu être évités.
Mais  Stephano Ricci et Gianni Forte savent  transmettre au public avec énergie, poésie et imagination,  leurs Hypothèses pour une Orestie. Avec des images fortes, comme l’explosion progressive de la  coquille métallique de ce  conteneur-cheval de Troie, qui est ici un élément scénique capital. Il
s nous invitent ici, pour notre plus grande joie ou pour  la colère des puristes, à partager un spectacle sur notre condition humaine et  notre aliénation.
 Epuisés mais libres, « les quatre héros naufragés, qui ont échappé à la Furie absurde de cette normalité quotidienne, tentent de récupérer une force qui leur permettrait de se recentrer et de recommencer à se percevoir et à regarder autrement le monde ». Avec ces héros contemporains d’une Orestie, habitée par notre nouveau Tragique», aux échos lointains de la Grèce antique, vient se dessiner dans notre imaginaire, à la fin, un chemin de traverse et  de résistance, pour nous permettre de ré-inventer des lendemains qui chantent.
Ce désir, artistique, éthique et  politique du collectif Ricci/Forte est aussi d’un point de vue formel, et théâtral, une façon de dire  que la tragédie est loin d’avoir disparue de la scène, mais qu’elle exige des formes nouvelles à inventer. Dans ce théâtre/performance, la parole tragique est bien présente et exprime «une condition d’abandon intime qui ignore les frontières, et se loge dans la nuit morale d’un espace en apparence socialement organisé  mais dénué d’éthique».

 Elisabeth Naud

 Spectacle joué au Nouveau Théâtre de Montreuil, les 24 et 25 mars, dans le cadre du festival Le standard idéal  10ème Edition/ MC93 Bobigny hors les murs.

 

Schitz d’Hanockh Levin

Schitz de Hanokh Levin, traduction et mise en scène de David Strosberg, texte français de Laurence Sendrowicz mise en scène de David Strosberg

 

KVS_Schiltz-®DannyWillems15DW0839Hanokh Levin (1943-1999), a écrit des pièces qu’il met lui-même en scène, des sketches, chansons et poésies. Vers 1960, la société israëlienne est marquée par des clivages, notamment entre ceux qui sont nés dans le pays, et les nouveaux immigrants, mais aussi, entre  fortunés et démunis, entre Séfarades et Ashkénazes, entre Juifs et Arabes. Le jeune dramaturge voit ces fractures s’aggraver, surtout après la Guerre des six jours (1967), quand Israël attaque l’Égypte, la Jordanie et la Syrie.
La vie à Tel-Aviv n’en est pas moins une source d’inspiration  pour  Hannokh Levin qui écrit d’abord des pièces politico-satiriques, comme Schitz,  où il tourne en dérision l’ivresse de la victoire de la population juive d’Israël après la guerre de 1967. Hanokh Levin, raconte Nurit Yaari, anticipe les conséquences tragiques qu’entraîne l’occupation prolongée des territoires conquis et met en garde ses concitoyens.
Schitz est aussi une pièce sur la famille avec un père, une mère et leur  fille qui cherche à se marier. Une structure malade et profondément corrompue, clivée dans son entre-soi, l’absence de respiration et d’échange.
La fille trouvera chaussure à son pied, moyennant une sorte de dot très substantielle versée directement par son père à ce prétendant rapace. Puis ces jeunes gens, rêveront de se débarrasser de ces vieux beaux-parents encombrants pour récupérer leurs biens. Bref, le monde n’est pas bien beau et la fille grignote sans cesse des cacahuètes, pour   faire face à son insatisfaction.
David Strosberg met ici en scène le père et la mère, figures caricaturales de bande dessinée, tous deux énormes et désenchantés sont portés obsessionnellement sur la nourriture (frites-saucisses). Ces monstres humains que les costumes/prothèses de Lies Van Assche rendent au mieux, sont dérangeants et troublants de sourde vérité âcre. Quant au gendre amer, seul personnage qui ne soit pas obèse, il fait un constat cynique : « Il faut, dit-il, bouffer, bouffer, bouffer…sans arriver à calmer cette faim et ces aspirations qui vous rongent…Tiens, mon âme, veux-tu une escalope panée ?»
Hanockh Levin dénonce aussi la vanité brutale de la guerre et la stérilité des massacres. Shpratzi, la fille, avoue : «Au milieu d’une vie qui n’était pas si reluisante, la patrie est venue chez moi, elle a tendu une main répugnante et m’a pris mon mari. » Pourtant, ce mari, Tcharkès, s’arrangeait plutôt bien des petites et grandes affaires que procure la guerre : «J’aligne, j’aligne, pour l’armée de terre, des tranchées qui, en cas de déconfiture, deviendront, tout le monde le sait, des cimetières. »
Finalement, Schitz, le père, retrouvera sa prospérité, fille et mère à ses côtés, une fois le gendre tué à son tour, par la guerre : « Tu m’as laissé une entreprise de terrassement, je continuerai donc à creuser sur terre et sur mer. Je doublerai le capital, le nombre de bulldozers, je doublerai les guerres, élargirai les frontières, quadruplerai les mains qui travaillent au noir, je multiplierai les morts… »
Un programme tragique de dérision et d’humour noir, avec son cortège rassurant de chansons populaires accompagnées à la guitare et à l’accordéon, que les comédiens interprètent avec un talent rare mais humble, avec distance et émotion bienfaisante. La langue de cette humanité-là est triviale et crue; reste le rire de la farce qui se joue de tout avec un rien, sûr de sa vérité.

La mise en scène espiègle et efficace de David Strosberg révèle les replis des consciences obscures, dénonce les hypocrisies flagrantes, à travers la force dérisoire de l’antithèse et des paradoxes,  déclenchant à coup sûr un rire franc et libérateur….

 Véronique Hotte

 Théâtre de la Bastille,  jusqu’au 16 avril, relâche les 29 et 30 mars, les 4, 5, 6 et 12 avril. T: 01 43 57 42 14. La pièce est publiée dans le Théâtre Choisi III, de Hanockh Levin, pièces politiques, éditions Théâtrales – Maison Antoine Vitez

Et il n’en resta aucun

Et il n’en resta aucun , d’après Dix petits nègres d’Agatha Christie, mise en scène de Robert Sandoz

et il nen resta copyright marc vanappelghemAgatha Christie (1890-1976) est l’une des romancières les plus célèbres du XXème siècle. Elle a publié 66 romans,  154 nouvelles et et  20  pièces, traduits dans le monde entier!  Et c’est par dizaines que l’on compte les adaptations pour le cinéma et  la télévision, de ses romans et nouvelles comme  entre autres, Le Crime de l’Orient Express;   Le Meurtre de Roger Ackroyd… et Dix petits nègres, très célèbre roman policier, édité à plus de 100 millions d’exemplaires… qui a aussi fait l’objet de plusieurs adaptations au théâtre,  comme au cinéma, dont une de René Clair.
Huit étranges personnages  sont  invités sur l’île du Nègre par Algernon Norman O’Nyme (A.N O’NYME),  et Alvina Nancy O’Nyme qui ne sont pas là pour accueillir leurs hôtes… Il y a seulement  Thomas et Ethel Rogers, leurs deux domestiques récemment engagés, et
le vieux  juge Wargrave, Vera Claythorne, une institutrice, Philip Lombard, Miss Emily Brent,  Armstrong, un docteur réputé  venu soigner Mme O’Nyme , Anthony Marston, Mr. Blore, le général Macarthur. Ils ont dans le passé  commis un meurtre resté impuni,  et  seront mystérieusement assassinés l’un après l’autre. Mais comme il n’y a personne d’autre dans cette île très isolée du continent, le criminel ne peut être que l’un d’eux…
Chacun, en attendant,  va tenter de résoudre l’énigme,  mais tous, à un titre ou à un autre,  peuvent être coupables…  Et on entend une voix qui les accuse en effet de meurtre. Très vite, le grand et beau Anthony Marson meurt après avoir avalé un peu de whisky:  empoisonné au cyanure, ou  suicidé, on ne saura jamais.  Ethel Rogers, elle,  ne s’est jamais réveillée mais il y avait beaucoup de somnifère dans son thé!  Son mari aurait-il  fait le coup, mais pourquoi?  Le docteur Armstrong aurait-il lui,  prescrit une dose trop forte, mais dans quel but?
Puis ce sera au tour du général Macarthur, puis de Rogers trouvé mort alors qu’il coupait du bois et ensuite de Miss Brent qui aurait été piquée au cyanure; le vieux juge Wargrave, lui,  est mort d’un coup de revolver, alors que, justement, l’arme personnelle de Lombard qui ne s’en sépare jamais, a disparu! Armstrong  quitte la maison, sans laisser de traces, et on retrouvera son corps dans la mer.
Blore lui, meurt près de la maison! Restent donc seulement Vera et Philip Lombard qui a essayé de la séduire, et ils se suspectent mutuellement de cette série de meurtres. Vera tuera Philip d’un coup de revolver à bout portant. Et elle se suicide par pendaison, car elle pense que c’est  la volonté  d’Hugo, son ancien amant.
En fait, dans le roman, c’est une bouteille à la mer qui révèle  l’identité du coupable: le juge! qui  confesse  avoir simulé sa mort, avec la complicité du docteur Armstrong et qui, à la fin, s’est suicidé, en se tirant une balle dans la tête.

Bel enjeu, pour un metteur en scène: faire vivre au théâtre un tel roman policier- construction intellectuelle échappant à toute réalité crédible, qui prend pourtant soigneusement appui sur des faits évidents. La difficulté étant ici de concilier dans cet art de brouiller les pistes, le temps de la lecture, donc du récit, et celui de la représentation donc d’une certaine action, ce qui ne va pas de soi.
Dans le célèbre polar concocté avec le plus grand soin par Agatha Christie, il y a des enquêteurs mais ici,  sur la scène, non. Le résumé des crimes est d’abord annoncé projeté sur écran et ensuite certaines interventions des personnages se passent en vidéo, ce qui parasite encore plus les choses…
Ce n’est sans doute pas la meilleure manière de  faire progresser la trame de ce récit que la chère Agatha Christie a compliqué à merveille; l’élucidation de ces crimes en série se fait dans un milieu clos, pour le plus grand plaisir du lecteur. Mais ici,  le spectateur subit une intrigue qui va plan plan, et qui, du coup n’a vraiment rien de très passionnant… « Au théâtre, dit lucidement Robert Sandoz, le drame, la tension, et l’humour viennent souvent du fait que le spectateur sait quelque chose que le personnage ignore. dans l’intrigue policière,  c’est l’inverse ».
Les personnages sont sans doute trop nombreux, pour que  le public  arrive à les connaître et  à s’intéresser vraiment à leur histoire. Borges disait déjà, en 1933: «La téméraire infraction à cette loi est responsable de la confusion et de l’ennui fastidieux de tous les films policiers.» Bien vu! Et même chose pour la scène.
Le théâtre a besoin de véritables personnages impliqués dans des scénarios  qui progressent  assez vite, ce qui n’est pas obligatoirement le cas dans un polar. D’où une contradiction dans cette  version pour la scène où on a du mal à entrer dans l’histoire. Sauf à de rares moments, par exemple, quand Vera tue Philip.
Et la  scénographie est des plus ratées: laide, triste comme s’il était besoin d’en rajouter,dans les tons marron, avec de châssis coulissants de vitres sales, sèche comme un coup de trique; cela tient d’une sorte de cafeteria dans le genre misérabiliste, comme on en voit dans les garages,  où les personnages, assis sur des chaises en plastique noir, boivent du whisky dans des gobelets en plastique, issu d’un distributeur de boissons ! Ils n’arrêtent pas de monter les quatre marches qui séparent le plateau en deux, ce qui ne  facilite donc guère la circulation des acteurs, et gomme aussi toute crédibilité à cette maison sur l’île, où sont réunis par le plus grand des hasards, croit-on, des personnages qui n’auraient jamais du se trouver là ensemble.
La distribution est, disons-le poliment, assez inégale;  Anne Bellec est bien Emily Brent, Michel Cassagne, le Juge Wargrave et Joan Monpart, le docteur Armstrong, mais les autres personnages sont beaucoup plus flous. A la décharge des acteurs, les dialogues ici n’offrent pas beaucoup de grain à moudre. Et un peu plus de deux heures, c’est bien long, quand le metteur en scène a du mal à maîtriser les choses. Les applaudissements ont donc été  mous. Bref, un spectacle trop long et un peu ennuyeux; transposer sur un plateau, un texte de roman, surtout policier, est toujours risqué; on en a eu encore ici la preuve.
Dommage pour les nombreux lycéens qui étaient là…

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Ouest Parisien à Boulogne-Billancourt T: 01 46 03 60 44 jusqu’au 29 mars.

1=2=3 A Table

1+2+3 À table,  mise en scène d’Agnès Bourgeois en collaboration avec l’équipe artistique

 

133-A-Table-©-David-Schaffer-460x280«Une promenade intranquille où chaque table révèle ce qu’elle cache de nos pulsions », annonce le programme de ce triptyque. Symbolisé par la table, il est centré sur ce qui se joue de nos désirs vitaux et de leurs débordements, dans tous les sens du terme.
Agnès Bourgeois nous a habitués à ses explorations collectives en forme de chantiers, où s’élaborent des spectacles mêlant textes, musique et chorégraphie. Ici, elle nous invite à son laboratoire ambulant, dans les locaux de l’ancienne distillerie d’anisette  qui se prêtent admirablement au parcours proposé.
L’opus 1 nous est servi  à la fin et  la soirée  commence avec l’opus 2: Dévoration. Debout autour d’une grande table rectangulaire, les comédien(ne)s, torses nus, jambes gainées de fourrure, en sabots, à l’image de faunes antiques, se livrent à un festin de chair fraîche.
Goulûment, ils se ruent sur la nourriture, insatiables, jusqu’à se démembrer et s’entre-dévorer. D’agapes en libations, la Cène proprette et conviviale devient un radeau de la Méduse, où l’on consomme du moussaillon sur l’air de Il était un petit navire.
Contes mythologiques et populaires, extraits de La modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres de Jonathan Swift, …» interrompent les borborygmes et mastications des acteurs, amplifiés par des micros. Deux musiciens s’en donnent à cœur joie et impulsent du rythme et de la corporalité à un spectacle qui ne trouve pas véritablement son point d’orgue.
Ce n’est pas faute d’inventivité : les images, souvent saisissantes, prolifèrent mais s’empilent les unes sur les autres et s’épuisent en route, comme des notes qui peinent à être tenues. Et, malgré la présence de viande hachée et d’abatis, cette grande bouffe manque singulièrement de chair, même si  elle n’est jamais à court d’idées et offre quelques traits d’humour.
C’est dans une toute autre atmosphère qu’après déambulation, on nous reçoit pour Violence du désir. La gravité succède au délire festif, le joyeux bric-à-brac textuel fait place à un montage des 120 Journées de Sodome, récit sombre et désespéré, aux confins de la jouissance. Tels des captifs dans la cour d’une prison, acteurs et actrices, à la queue leu leu, tournent en rond, indéfiniment, autour d’une table haute et étroite, sous laquelle ils se glissent parfois pour des orgies à peine ébauchées.
Ils figurent, à huit, les nombreux personnages, maîtres et esclaves, soumis aux pratiques sexuelles les plus extrêmes, dans un univers concentrationnaire au règlement implacable. Grâce à un jeu sans affect, les corps interchangeables des interprètes sont réduits à l’état de machines. L’élégance de la langue sadienne, ainsi mise en valeur, contribue aussi à faire écran aux monstruosités proférées. Forçats du plaisir, les protagonistes jouissent en parole jusqu’à l’épuisement, mais, à la longue, les spectateurs aussi se lassent…
Là encore, les musiciens font merveille. Tandis qu’ils s’affairent sur les cordes de pianos désossés, des sons enregistrés égrènent, avec la régularité d’un métronome, des dates calendaires. Etant donnés…, premier volet, placé en fin de parcours, se joue dans un dispositif quadri-frontal, avec quatre petites tables carrées, contrastant avec la grande table collective des opus précédents, qui renvoient à l’intimité familiale. Le père, la mère, l’enfant sont les trois composantes de cet univers étouffant, triangle infernal qui se perpétue de génération en génération : depuis  la scène primitive, l’union monstrueuse et incestueuse de Gaia et Ouranos, jusqu’à l’Immaculée Conception, en passant par des naissances plus terre à terre, comme celle de Gargantua :  «Il sortit par l’oreille gauche de sa mère. Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : «Mie ! Mie !» Mais il s’écriait à haute voix : «À boire ! à boire ! à boire !»
Le spectacle fait appel à des auteurs anciens et contemporains, de la Bible à Marguerite Duras, en passant par Franz Kafka et Antonin Artaud. Restreint à quatre interprètes interchangeables: le trio familial et une narratrice, il  se présente comme une revue hétéroclite, jouée sur des registres variés. De la scène de ménage bourgeoise, aux séquences clownesques… Malgré les strass et les paillettes, et de belles inventions comme cette corde élastique qui enserre les membres de la famille autour de la table, le résultat laisse à désirer.
Des trois opus, Violence et désir apparaît comme le plus cohérent,  avec un texte de haute volée, interprété avec justesse et qu’on prend plaisir à entendre. A noter qu’il est déconseillé aux moins de 18 ans ! Mais, malgré les bons ingrédients utilisés dans cette cuisine, la vitalité des comédiens, la musique de Fred Costa et Frédéric Minière, la mayonnaise ne prend pas, et l’on reste sur sa faim…

Mireille Davidovici

 

L’intégrale jusqu’au 28 mars , Anis gras, 55 avenue Laplace, Arcueil

www.lelieudel’autre.com

Ressacs, tragi-comédie sur table

Ressacs, tragi-comédie sociale sur table, mise en scène de Françoise Bloch

  Ressacs, Alice PiemmeIls sont assis tous les deux derrière une table, c’est un couple qui semble perdu en mer à bord d’un tout petit bateau que l’on voit secoué sur la mer figurée par un grand tissu bleu. Ils ont tout perdu mais on ne saura jamais pourquoi. Plusde petite adorable maison cosy avec pelouse verte, plus de grosse voiture rouge,  chic et impressionnante, plus de délicieux verre de whisky  dans le soir qui tombe. Envolé le bon temps, leur banque les a ruinés et sans aucun scrupule, comme tant d’autres.
  Ils s’en vont donc vivre sur une île où ils découvrent des richesses, entre autres des puits de pétrole, ressources inexploitées par les habitants. Et les braves gens ruinés d’autrefois vont vite se transformer en tristes personnages, prédateurs assoiffés  de pouvoir et d’argent, à la redoutable cupidité. Le bonheur,encore une fois, n’est pas dans le pré… Agnès Limbos, comédienne et créatrice de théâtres d’objets, et  Grégory Houben, chantent et jouent, lui de la trompette et les deux à des petits claviers aux sons aigrelets.
  Ils manipulent aussi et surtout des figurines, modèles réduits patiemment récoltés par Agnès Limbos : maisons, personnages, chiens, voitures… plus vrais que les vrais (voir Claude Lévi-Strauss) et racontent cette histoire de vaincus devenus riches, au détriment d’autres qui à leur tour seront vaincus. Ils le font avec une grande aisance mais non sans humour ni tendresse, un peu à la façon de feu Stuart Sherman dans les années 70, sur sa petite table de camping, seul dans les rues de New York.  Avec peu de mots, ou en silence, ce qui donne encore plus de poids à cette manipulation qui est tout, sauf naïve.
 Il y a aussi  autour de leur table, une voie ferrée circulaire, où, à un moment, passeront des wagons chargés de petits voiliers. Dans la meilleure veine surréaliste… C’est un théâtre d’objets, à la fois burlesque  et poétique qu’anime ce couple belge qui, par moments, se débat, (elle et lui l’air un peu innocent), avec leur anglais approximatif à l’accent très franchouillard. Exactement comme nous, pauvres français. Ce qui les rend tout de suite très sympathiques.
Ils  parlent aussi avec beaucoup de drôlerie, en traquant les stéréotypes et les lieux communs, pour dire l’absurdité du monde et les pauvres petits rêves d’exotisme de ceux qui ne pourront jamais dépasser les frontières de la Belgique… Comme ces spectacles en forme de vraie/fausse conférence, c’est souvent très drôle, et parfois excellent, mais peine sur la durée; cela ne fonctionne en effet pas toujours, à cause d’une mise en scène trop statique et de longueurs  qui auraient pu être évitées…
Mais aux meilleurs moments, il y a dans l’air, un vrai parfum de tendresse et d’inimitable humour, et cela fait toujours du bien par où cela passe.

Philippe du Vignal

Mouffetard- Théâtre des arts de la marionnette 73 rue Mouffetard Paris 5ème, jusqu’au 29 mars 2015, à 20 h et le dimanche à 17 h .

 

Ancien malade des hôpitaux de Paris

 Ancien malade des hôpitaux de Paris-Monologue gesticulatoire, de Daniel Pennac, mise en scène de Benjamin Guillard

 

ANCIEN MALADE DES HOPITAUX DE PARIS Photo libre de droit Saladin Debout (c)Emmanuel NobletOlivier Saladin, ancien acteur de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, prend ici un spectateur à témoin: « Je me souviens de ce qui s’est passé exactement, il y a vingt ans à l’hôpital, un anniversaire, il faut que je vous raconte ce temps d’internat. J’étais un jeune con en somme. Je n’avais pas encore creusé mes fondations que je me prenais déjà pour ma statue.»
La nouvelle de Daniel Pennac est aussi une pantomime; chaque phrase correspondant à un geste technique approximatif, et chaque séquence à une mise en lumière finale du diagnostic, après que le cas ait été savamment déplié avec humour, mimé dans le délire, joué de manière burlesque.
L’interne s’invente ici un destin professionnel prometteur, à la façon de son père-et ceci de génération en génération-que symbolise l’acquisition d’une carte de visite significative, imaginée en rêve de manière obsessionnelle, un pass symbolique qu’il voit rehaussé de titres pompeux, gravés en relief, marque élégante de réussite tapageuse, et de reconnaissance identitaire.
Et de décliner celle de Saliège, un des mandarins, qu’il va côtoyer, le temps d’une garde de nuit infernale : « Docteur Paul Saliège, major de l’Internat des Hôpitaux de Paris, professeur agrégé, Urologie, Reins, Vessie, Prostate, Accessoires ».

Ou bien, il brandit abstraitement la carte de Nicole Aymard : «Moi, Nicole Aymard, cardiologue».  Et déclenche un rire irrésistible.
La garde de Gérard Galvan, aux urgences de nuit,  tourne  au
 cauchemar, avec un patient atypique qui a  de nombreux symptômes non référencés et déroutants. Symptômes apparaissant puis disparaissant les uns après les autres, comme par magie, et laissant chacun des grands pontes appelés à la rescousse, médusés et impuissants, malgré leurs compétences ronflantes.
Gérard Galvan, faisant allusion à Angelin, spécialiste  de chirurgie viscérale, dit au patient dont il espère la survie (pour lui-même et son avenir professionnel) : « Va pas mourir, toi, surtout, te déboyaute pas en cours de route. Angelin  va te sortir de là, c’est un cador de la viscérale, il a tendance à se prendre pour sa carte de visite…(Juste en face de l’Élysée)… Mais c’est le roi du mou, je te le jure ! Accroche-toi, je cours pour toi… »
Résonne par instants, un style à la Louis-Ferdinand Céline, dans un langage crû et ordurier, évocation d’une panique personnelle qui atteint l’universel, expression aussi d’une capacité profonde à s’émouvoir.
Et de faire glisser le brancard dans les couloirs de l’hôpital. Et d’évoquer encore les pets libérateurs, selon un ordonnancement savant du champ lexical des instruments  à vent : déflagration, clairon, hautbois, flûte, fifre, tandis que le drap posé sur le malade s’envole comme une montgolfière.
Soudain, le patient pris d’une crise furibonde incontrôlable, échappe aux médecins comme un poisson, en «un bond de carpe». Mais l’urologue plonge comme un rugbyman et lui immobilise les jambes et le pneumologue lui saisit la tête pour qu’il ne se la fracasse pas sur le sol. Gérard Calvan, lui,  « chope ses poignets pour échapper à ses ongles, qu’il a plantés dans ses propres paumes.» Enfin l’urgentiste plante sa seringue «dans le mille».
Comment mieux décrire cet événement rocambolesque ? Le clown Olivier Saladin, en jeune interne ahuri, mime aussi  la démarche altière et la voix suffisante de ses  patrons auto-admiratifs. La folie joyeuse de la course du lit  dans les labyrinthes hospitaliers, tourne au numéro d’enfer.
Un moment pleinement thérapeutique… et savoureux.

Véronique Hotte

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On confirme! Olivier Saladin fait ici preuve d’une véritable virtuosité comique et il est tout à fait crédible dans son rôle de jeune médecin qu’il n’est plus, et qui raconte ses folles nuits de garde quand il n’avait pas encore les cheveux blancs. Le plus étonnant sans doute dans ce solo, remarquable leçon de théâtre, c’est l’équilibre jamais en défaut entre une gestuelle calée au millimètre et une façon de conter les choses, précise, radicale, à la diction impeccable.
Olivier Saladin, immense acteur, emmène les spectateurs là où il veut. Aucune facilité, aucune vulgarité dans cette caricature où il est très à l’aise, bien dirigé par
Benjamin Guillard avec une grande maîtrise. Aucune erreur, aucun dérapage dans ce Médecin malgré lui, porté à la scène. La fin de la nouvelle est assez peu crédible, et tombe à plat : le praticien hospitalier, dégoûté se reconvertit en garagiste mais bon… cela ne dure que quelques minutes, heureusement !
  Sinon, c’est vraiment un grand bonheur de retrouver ici Olivier Saladin, quelques jours avant (coïncidence!) Yolande Moreau, personnage principal de Voyage en Chine, le film de Zoltán Mayer dont on vous reparlera, et quelques semaines après François Morel, lui aussi en solo, au Théâtre du Rond-Point (voir Le Théâtre du Blog). Ces fabuleux acteurs jouaient tous les trois dans le légendaire Lapin-Chasseur de Macha Makeieff et Jérôme Deschamps, qui avaient vu juste, quand ils les avaient engagés, il y a déjà vingt-cinq ans …

Philippe du Vignal

Théâtre de l’Atelier à Paris, à partir du 21 mars, relâches exceptionnelles les 12 et 13 mai. T : 01 46 06 49 24
Le texte est publié dans la collection Folio (n° 5873) Gallimard.


*Le spectacle est repris du mardi au samedi à 21h, et le dimanche à 15h, à partir du 23 février jusqu’au 20 mars inclus.

 

 

 

 

Les Caprices de Marianne

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Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia

   Ça se passe dans les années trente du XIXe siècle, au sommet du romantisme pour cette générations perdue, (la première à se revendiquer comme telle) des « enfants du siècle ». Marianne n’aime personne, c’est le sens de son prude, et prudent : «J’aime mon mari», en réponse aux ouvertures d’Octave, le «viveur». Elle est jeune,  s’ennuie un peu,  non comme  Octave qui, lui, s’ennuie avec passion  et se perd systématiquement dans les fêtes, le vin et, parmi d’autres, une certaine Rosalinde.
Cœlio ne s’ennuie pas : il se regarde aimer Marianne et en souffrir; narcisse malheureux, cela l’occupe… Le caprice naîtra de l’intrigue menée par les deux garçons : Cœlio a chargé Octave de plaider sa cause, d’ouvrir une brèche dans le cœur et la sagesse de Marianne. Brèche dangereuse : lassée d’être la propriété de son mari, exaspérée d’être l’ objet aimé, harcelé de galants, Marianne se revendique comme sujet de sa propre vie (comme par hasard, le terme «sujette» est connoté du côté de la soumission et non de la liberté).
Aux menaces de Claudio, son mari jaloux: « Je vous ménage un châtiment exemplaire, si vous allez contre ma volonté», elle rétorque : «Trouvez bon que j’aille d’après la mienne, et ménagez-moi ce qui vous plaît. Je m’en soucie comme de cela». Mais la colère, brève folie, rend aveugle, d’où le caprice : elle se dit prête à aimer n’importe qui, sauf l’insupportable Cœlio.
Alfred de Musset n’est pas vraiment un auteur politique. Et pourtant, ici, il a un regard aigu sur la société où il vit : en ces temps de désenchantement, faut-il se priver de la moitié du ciel, et traiter une femme comme une bonne bouteille, comme «une bonne soirée qui passe» ? Le respect, au moins, pourrait mener à l’égalité, et l’égalité,  au bonheur durable. Mais ça, ce ne sera pas pour la génération romantique.
Frédéric Bélier-Garcia a demandé à Jacques Gabel le décor d’une Naples fantasmée : un cadre de théâtre en ruine sur une montagne de cendres, avec, au fond, les lanternes et la musique incessante du carnaval, et, devant, un chaos de chaises : ces romantiques ne savent pas s’asseoir. Ce décor lourd de métaphores (les cendres de nos espérances ? Le théâtre effondré des représentations de nous-mêmes ?) est à la fois beau et inutile : contemporain par son côté déstructuré, classique parce trop beau, n’osant pas associer Naples aux déchets ou aux ordures (trop radical, trop politique ?), d’un onirisme qui fait quelque peu pléonasme. Il ralentit les choses, ce qui va bien avec le désenchantement, et moins bien, avec la vivacité d’Alfred de Musset.
Décor d’abord à risques pour les comédiens, (quelques entorses à venir?) et qui  leur demande surtout de monter aux dimensions d’un opéra dont on n’entendrait pas vraiment la musique. Laurence Roy (Hermia, la mère de Cœlio, en alternance avec Marie-Armelle Deguy) atteint ce lyrisme muet. Jan Hammenecker, Claudio brutal et pudique, qui aime et ne sait pas aimer, a assez de puissance pour résister.
Les garçons (David Migeot et Sébastien Eveno) sont plus légers, plus indécis. Marianne, elle, est vraiment là. Sarah-Jane Sauvegrain lui donne sa présence de belle plante ; rien n’est joué en général, elle est engagée dans chaque action, directe, sans coquetterie ni sentimentalisme. Et ça marche.
Elle est l’axe de cette distribution, comme Marianne est l’axe de la pièce. À voir pour Marianne, pour elle, pour les moments de beauté qui se dégagent de ce «trop», pour  cet Alfred de Musset féministe, même si c’est à son corps défendant.

 Christine Friedel

 Centre Dramatique national de Sartrouville. En tournée jusqu’au 19 avril

 

 

 

Conservatoire national

Conservatoire national supérieur d’art dramatique: Atelier-Théâtre Danse troisième année dirigé par Caroline Marcadé:


Vers le lac, j’entends des pas
, librement inspiré de La Mouette d’Anton Tchekhov

   _4861415_CMarcade_FP_11Dès son arrivée à la direction du Conservatoire, Claire Lasne-Darcueil avait marqué son  intention de  favoriser la danse et l’expression gestuelle dans l’enseignement. (Voir son interview dans Le Théâtre du Blog) Et elle avait dix fois raison, surtout quand on compare l’enseignement officiel du théâtre en France, à celui donné en Russie ou en Allemagne!
   La maladresse, et le mauvais maintien corporel de nombre d’élèves dans les déplacements individuels et collectifs étaient trop flagrants dans les travaux encore récemment présentés en cours ou en fin d’année.  Sans doute la vieille maison n’a-t-elle pas vocation à former des danseurs mais  il y a des limites, et il est de plus en plus évident qu’il doit exister, dans le spectacle contemporain,  une empathie entre la gestuelle d’un ou plusieurs  comédiens et la perception qu’en a personnellement le public.
 Que ce soit dans la vitesse, dans l’aléatoire façon Merce Cunningham, ou même dans la plus extrême lenteur, le spectacle de théâtre, en quelques années, aura beaucoup été influencé par la danse contemporaine, à partir aussi de principes énoncés autrefois par des théoriciens comme Rudolf Laban: importance du poids du corps,  savoir-sentir  les vibrations du monde contemporain,  gestion de la verticalité, dynamique du mouvement, et cela  parfois loin de tout expressionnisme.
Bref, on ne peut plus absolument plus faire l’économie d’une autre vision du geste, même et surtout quand le geste prend le relais de la parole, et quand on sait que la mémoire psychologique est aussi inscrite dans la mémoire de tout notre corps. Le danger étant bien sûr de faire du sous-Cunningham, et surtout du sous-Pina Bausch, courant où ont voulu s’engouffrer quelques chorégraphes françaises, heureusement sans grand succès, parfois en adaptant avec la plus grande maladresse des pièces de Bertolt Brecht.
  Caroline Marcadé, professeur de danse au Conservatoire national, a imaginé, et c’est plus mali, une chorégraphie librement inspirée de La Mouette d’Anton Tchekhov. “ Un fil rouge, une trace, une larme, un état, un horizon, un travail” dit-elle, pour ce  travail réalisé avec huit filles et quatre garçons, élèves de troisième année, donc déjà bien aguerris sur une scène, et une élève de second cycle. Ils bougent bien, (les filles mieux que les garçons mais c’est presque une norme! certaines on fait déjà de la danse dans une existence antérieure, cela se voit) mais ils ont tous un plaisir visible à travailler ensemble, ce qui donne une réelle unité à ce travail.
 Aucun décor, sinon en fond de scène, quelques praticables et de très belles et légères bannières verticales flottant au vent, où sont projetées des dessins géométriques non figuratifs. De temps à autre, on perçoit quelques répliques de la célèbre pièce, mais bizarrement détachées de leur contexte, ces phrases n’offrent plus le moindre sens, donc leur introduction n’ était pas ici indispensable.
    La création musicale de Lucas Lelièvre comprend des morceaux de nombreux compositeurs mais de grande qualité dont Dizzy Gillepsie, Phil Glass, Arvo Part mais aussi Schubert mais Caroline Marcadé a réussi là un beau travail (qui ne revendique pas le titre de spectacle), dénué de prétention mais exemplaire de rigueur et de sensibilité où on perçoit à la fois l’éclatement du champ visuel cher à Walter Benjamin, et, en même temps l’impeccable expression de corps jeunes et pleins enthousiastes, que ce soit en groupe ou en solo, et d’où émane une joie évidente de s’exprimer gestuellement, avec des ensembles filles, ou garçons, ou mixtes, et avec aussi quelques solos moins convaincants. Cette bande de jeunes gens fait preuve d’une rare maturité  dans l’expression de ce corps-medium qu’ils ont visiblement appris  à bien maîtriser. Bravo!
Difficile de repérer des individualités sans commettre erreurs et/ou injustices, mais en tout cas, Morgane Fourcault, Alyzée Soudet, et Simon Bourgade ont une présence telle que l’on se dit qu’ils ne sont pas n’importe qui.
Et cet atelier semble aussi être une bonne piste de réflexion artistique, s’ils veulent continuer ensemble dans cette direction. Il semble que cela aille dans les chemins ouverts par Claire Lasne-Darcueil. Petit bémol: si un vrai graphiste pouvait se charger de la réalisation de la feuille programme en grande partie illisible (note d’intention de Caroline Marcadé en noir sur fond bleu!  et noms des acteurs  difficilement lisibles pour les mêmes raisons,) cela ne serait pas un luxe!

Philippe du Vignal

Atelier présenté les 19, 20 et 21 mars  au Théâtre du Conservatoire national, rue du Conservatoire, Paris.

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