La double Inconstance de Marivaux, mise en scène de René Loyon
Ce n’est pas la pièce de Marivaux la plus souvent jouée. Difficile à distribuer, à diriger et à mettre en scène ses personnages; il faut y aller sur des œufs, quand on veut faire parler correctement cette fable sur l’amour mais, pourtant quelle pièce! Aux impeccables dialogues qui, trois siècles après, sont aussi solides, et dont la langue, mis à part quelques archaïsmes, nous est restée si proche et si claire.
Avec un scénario des plus simples: comme le disait Michel Dubois qui avait aussi monté La Double Inconstance: “Le Prince veut acheter la femme, mais aussi l’amour de la femme. Il est prêt à en payer le prix, à faire faire ce travail par une équipe spécialisée de haut niveau, le sien celui pour qui l’ombre se fait lumière. Cet homme est donc l’horreur incarnée, le despote le plus vil? Erreur, il applique la loi!” Et Daniel Besnehard, son dramaturge à l’époque, ajoutait justement: « Sous l’élégance et l’humour raffiné des paroles, des propos splendidement architecturés, le théâtre de Marivaux offre une multiplicité de rapports troubles et tendus”.
La situation est des plus invraisemblables mais qu’importe, ce conte théâtral, avec une merveille de conditionnement psychologique, fonctionne très bien: la jolie Sylvia et le brave Arlequin sont deux jeunes gens de la campagne qui mènent une vie simple auprès de leurs parents; ils s’aiment et vont se marier.
Mais Silvia offre à boire à un jeune homme inconnu, un soi-disant officier qui passait dans sa campagne, et qui est en réalité le Prince, lequel tombe aussitôt amoureux d’elle et la fait venir dans son palais. Sans aucun scrupule! Et sans qu’elle sache qui il est… Juste un caprice de ce dirigeant peu soucieux de la loi et de l’ordre public qu’il devrait pourtant représenter.
On séquestre donc Silvia, et le Prince va tout mettre en œuvre, aidé par sa petite bande de proches, dont la perfide et ambitieuse Flaminia, commise par lui pour tirer les ficelles de cette machinerie amoureuse, et pour faire en sorte que Silvia ne lui résiste pas et quitte Arlequin; lequel, amoureux et très méfiant, n’a pas du tout l’intention de céder sa conquête au Prince, même quand on lui promet plusieurs maisons et domestiques à son service ; au passage, Flaminia roule aussi pour elle et séduit habilement Arlequin.
Quand il sent Silvia perdue dans ses sentiments et prête à craquer, le Prince finit par dévoiler sa véritable identité à Silvia, toute tremblante, et qui tombe amoureuse de lui. Arlequin, lui, à la fois lucide et aveugle, ne sait plus trop non plus où il en est et s’entiche de Flaminia, cette entremetteuse haut vol qui n’a pas trop de scrupules à accepter le marché financier que lui propose le Prince: ” Si vous m’acquérez le cœur de Silvia, il n’est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance”.
Pratique courante du mensonge, intoxs soigneusement dosées, petits chantages, magouilles financières… Bref, Marivaux est un incomparable scénariste qui sait parler des variations amoureuses, mais aussi de la société très hiérarchisée de son temps, des privilèges des nobles qui ne s’occupent plus de protéger leurs sujets, lesquels sujets ont à leur tour, fort peu de scrupules à l’idée de renier leur classe sociale: Silvia rêve d’être princesse et Arlequin semble avoir les dents bien longues… Juste soixante ans avant, Figaro n’est pas bien loin…
Bref, les Cours sont devenues des lieux où fleurissent les mensonges de ceux qui ont le pouvoir des mots, aux dépens des petits qui en prennent de la graine, et veulent aussi avoir une place au soleil, en se montrant à l’occasion aussi durs que leurs maîtres; ainsi, Arlequin n’a aucune gêne à battre le valet Trivelin.
Même quand on connaît la pièce, on reste frappé trois siècles plus tard par la modernité et la précision de sa langue, jusqu’à la perfection dans le cynisme: “Tais-toi, esprit court”, réplique durement Flaminia à sa sœur, la petite Lisette!
“C’était le garçon le plus passable de nos cantons; il me faisait quelquefois rire”, avoue sans gêne la belle Silvia, très lucide, à Flaminia qui lui dit: “Et dans les sentiments où je suis, s’il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir: et à la fin, elle dit aussi sans pité à son Arlequin: « Consolez-vous comme vous pourrez de vous-même. Le Prince vous parlera, j’ai le cœur tout entrepris; voyez, accommodez-vous, il n’y a plus de raison à moi, c’est la vérité. Qu’est-ce que vous me diriez? Que je vous quitte. Qu’est-ce que je vous répondrais? Je le sais bien ».
Et ce n’est sûrement pas un hasard si le cynisme ici est davantage une arme féminine chez “Marivaux le cruel”, comme disait Jean Vilar, et à qui l’on doit sans doute d’avoir remis au goût du jour ce formidable auteur, assez oublié au XIXème siècle mais sans cesse mis en scène dans la dernière partie du XX ème ! Monté par, entre autres, Jean-Louis Barrault, Roger Planchon, Patrice Chéreau, (dont une pièce alors jamais jouée La Dispute), Antoine Vitez et Luc Bondy…
Et la mise en scène de René Loyon? Une belle leçon de théâtre qui fait du bien par où cela passe, après nombre de récents spectacles à la mise en scène assez approximative, malgré de soi-disant vedettes. Ici, nous avons droit à un travail à la fois d’une rigueur exemplaire, sans vidéos ni gadgets, sans pénible théâtre dans le théâtre (nous ne visons personne mais suivez notre regard (cliquer La double Inconstance dans Le Théâtre du Blog) mais qui possède mais aussi un charme indéniable. Ce qui n’est pas incompatible mais demande une solide réflexion dramaturgique, et c’est le cas ici.
Sur le petit plateau, deux banquettes rouges en angle avec quelques coussins, aucune porte, juste une entrée de chaque côté du plateau. Des costumes contemporains intelligents, c’est à dire en léger décalage avec le quotidien. Et une remarquable direction d’acteurs, en particulier les femmes: Natacha Steck et Cléo Ayasse-Sénia tout à fait crédibles et très à l’aise, en Silvia et Lisette, et surtout Marie Delmarès (Flaminia) qui a beaucoup joué avec René Loyon. Tour à tour cynique, manipulatrice haut de gamme puis amoureuse craquante, elle est ici tout à fait remarquable…
Et il y a aussi Hugo Seksig, également crédible et attachant en Arlequin. Et l’excellent Jacques Brücher qui n’en a plus l’âge mais qui compose ici un très bon Trivelin. Le Prince (un rôle un peu ingrat) est joué un ton en-dessous par Augustin Plassard, qui n’est sans doute pas aussi convaincant que ses camarades mais rien de grave. Il y a aussi François Cognard qui, très juste, interprète un Seigneur, le temps de deux scènes certes pas vraiment essentielles à la pièce et qui sont souvent coupées. Mais c’est un peu la voix de Marivaux et René Loyon a eu raison d’en conserver le personnage.
Ce qui frappe dans cette mise en scène aussi intelligente que sensible, c’est l’unité de jeu et la grande qualité des interprètes, (côté diction et gestuelle, rien n’est laissé au hasard,) les anciens de René Loyon comme Jacques Brücher, François Cognard et Marie Delmarès, comme les plus jeunes comédiens. Mais aussi les effets gros plan aidés par les lumières intelligentes de Laurent Castaing, ce que permet cette petite scène encore réduite, sans que cela gêne en rien les acteurs. Bref, si vous voulez vous faire plaisir et avoir aussi une bonne idée de cette pièce étonnante au dialogue des plus incisifs, allez voir absolument cette Double Inconstance.
Mode d’emploi: Métro Anvers, puis montez jusqu’à la place Charles Dullin, et passez devant le Théâtre de l’Atelier, saluez la mémoire de ce formidable metteur en scène qui en fut le directeur et dont la photo avec son bon sourire éclaire le petit hall, prenez l’impasse à droite, au fond duquel habitait cet enfant acteur étonnant, Martin Lartigue (le petit Gibus de La Guerre des boutons) et allez jusqu’au fond de l’impasse où se trouve le petit Théâtre de l’Atalante que dirige avec Agathe Alexis, Alain-Alexis Barsacq, le fils d’André Barsacq qui succéda à Charles Dullin…
Allez, vous l’aurez bien mérité, une dernière pour la route, tiré du Don Quichotte moderne: “Ne savez-vous pas, dis-je, qu’un rien termine la vie la plus illustre, qu’un rien discrédite, qu’un rien change la face des plus importantes affaires; qu’un rien peut inonder les villes, les embraser; que c’est toujours le rien qui commence les plus grands riens qui le suivent, et qui finissent sur le rien?”
Etonnant, non? C’est aussi du solitaire et discret Parisien Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, né le 4 février 1688, baptisé le 8 février 1688 à Paris, où il meurt le 12 février 1763, Etonnant aussi, ce 4/8/12 du même mois?
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Atalante, 10 Place Charles Dullin Paris 18 ème. T: 01 46 06 11 90, jusqu’au 29 mars.