Kwartira (Appartement)
Kvartira, (Appartement), chorégraphie de Mats Ek, remonté par Mariko Aoyama, assistée d’Ana Laguna
Cette pièce en un acte, créée en 2000 pour le Ballet de l’Opéra de Paris, appartient déjà à l’histoire de la danse. Le public russe, connaisseur, ne s’y est pas trompé, en ovationnant ses reprises en 2013, 2014 et 2015, par les excellents interprètes du Bolshoi. Cette dernière re-création a exigé deux mois de répétitions, conduites avec une grande précision par Mariko Aoyama, à qui Mats Ek en a confié la charge. Le chorégraphe suédois, venu voir cette renaissance, a fait travailler les danseurs pendant deux jours, après quatre semaines de répétition, puis pendant encore une semaine avant la première.
Pour cette reprise en ce début d’année, et afin de transmettre à nouveau la précision des gestes techniques et ce style si spécifique, Mats Ek et Mariko Aoyama ont demandé au moins cinq jours entiers, demande inhabituelle pour ce théâtre. Elle a donc retravaillé avec les danseurs du plus grand théâtre du monde, connus pour leurs aptitudes techniques, en particulier dans le répertoire classique, mais qui savent aussi défendre aussi corps et âme, les chorégraphies contemporaines.
Le Bolshoi est une ruche, et chaque studio est utilisé au maximum des possibilités. Pour tout passionné de danse, c’est un rêve de pénétrer au sein de cet univers, fermé au grand public. L’édifice historique, situé au milieu de la Place des Théâtres, non loin de la Place Rouge, se prolonge maintenant par deux autres corps de bâtiments, avec une nouvelle scène de plus de mille places, le Théâtre de la New Stage, où a été donné Kvartira.
Le Bolshoi, ville dans la ville, est en proie à toutes les passions, tant la création y est florissante. Avec une très grande concentration chez ses artistes qui, en vingt-quatre heures, répètent plusieurs spectacles en même temps, et, qui, le soir, interprètent les ballets du répertoire.
Mariko Aoyama aussi possède Kwartira sur le bout des doigts et les répétitions se font pratiquement sans notes. Une fois, les émotions et mouvements en voie d’acquisition, il importe de développer et faire grandir les capacités artistiques par un travail en studio. Il y a deux distributions, avec une vingtaine de personnes en tout : danseurs et danseuses principaux se mêlent, sans hiérarchie, au corps du ballet. Pour Mats Ek, il n’y a pas de «vedette» à mettre en valeur dans sa chorégraphie et chacun a un rôle important dans une partition dont la théâtralité est pleinement assumée.
Kwartira (cinquante-cinq minutes) composé de plusieurs tableaux, est une sorte de peinture du quotidien qui tourne parfois à la folie. Plusieurs rideaux de scène successifs reproduisent celui de l’Opéra de Paris, mais dans des couleurs gris-vert, en harmonie avec la nouvelle salle, et définissent différents espaces. Au lever du troisième rideau, on voit le groupe musical Fleshquartet, qui joue en direct.
Chaque objet, sur le plateau, associé à une scène, déclenche un jeu et des axes chorégraphiques bien précis. Impossible d’oublier ce bidet qui, au début, provoque une danse pathétique et tendre, avant que n’apparaisse, à cour, le célèbre fauteuil blanc, où l’interprète va se mouvoir, éclairé par la lumière changeante d’un écran de télévision hors-champ.
Le défilé des piétons, signifié par un marquage lumineux au sol, puis la cuisinière d’où sortira un étrange bébé brûlé en celluloïd gris, une image de la violence domestique, fait place, par contraste, à l’un des plus beaux pas-de-deux de l’œuvre, avec celui induit par une porte en fond de scène. Le premier symbolise le doute dans l’amour, et le second, la confiance dans cet amour. Ces duos, souvent repris lors de galas, (ce qui, hors du contexte de la pièce, peut paraître étrange!), sont d’une grande sensibilité, et impliquent chez les artistes une écoute mutuelle.
L’émotion est là, unique, ce qui ne déplait pas au public russe: au Bolshoi, montrer ses sentiments n’est pas tabou… D’autres objets marquent notre mémoire, comme ces aspirateurs autour desquels cinq interprètes semblent revendiquer leur droit de femme, avec un clin d’œil aux danses folkloriques irlandaises. Onze tableaux se succèdent, illustrant ou parodiant le quotidien familial, et chacun les joue, selon sa sensibilité, dramatique ou comique.
L’énergie de ces formidables danseurs reste à jamais ancrée dans notre vécu de spectateur, et on perçoit chez eux une concentration incroyable et une volonté farouche de donner le meilleur d’eux-mêmes à chaque fois. Danse et vie sont chez eux en symbiose, et nous avons assisté, parmi un public enthousiaste, à une très belle soirée de danse que l’on a volontiers envie de revivre, tant cet Appartement nous est devenu familier.
Jean Couturier
Spectacle dansé au Bolshoi, du 29 janvier au 1er février.www.bolshoi.ru