Une Ile flottante
Das Weissen vom el (Une Ile flottante) d’Eugène Labiche, Christoph Marthaler, Anne Viebrock, Malte Ubenauf et les acteurs, mise en scène de Christoph Marthaler (en français et allemand sur-titré)
Ce titre est déjà une belle trouvaille: c’est en français, le nom descriptif d’un dessert autrefois bien connu dans les familles bourgeoises, à la fois un peu prétentieux comme les personnages de ce spectacle: tout pour la vue: une petite île blanche sur une mer jaune pâle!) et dont le goût de ces deux choses réunies n’est pas si fabuleux que cela. Soit une crème sucrée et vanillée, où flottent des blancs d’œuf montés en neige, juste pochés dans du lait, et parfois arrosés de caramel. Quel est le chef assez tordu lui-même pour avoir inventé comme dessert, ce concept tordu d’île flottante?
Imaginé par le metteur en scène et ses collaborateurs et comédiens, cette Ile flottante a donc pour point de départ, La Poudre aux yeux, une pièce qui n’est pas des plus jouées d’Eugène Labiche, écrite en collaboration avec Edouard Martin. Mais il y a aussi un court extrait du Mouton à l’entresol, une autre de ses pièces aussi peu connue, superbement montée, avec La Dame au petit chien, sous le titre Animals par Jean Boillot, dont le personnage principal s’appelle Falingeard donc presque aussi Malingear comme ici! (voir Le Théâtre du Blog)
«Donc, à l’acte I, on est dans le salon des Malingear : piano à gauche, bureau à droite, guéridon au milieu, et à l’acte II, un salon chez les Ratinois : cheminée et table à gauche, fenêtre et guéridon à droite”, précisent les didascalies d’Eugène Labiche. Christoph Marthaler a simplifié les choses, et imaginé un décor identique pour les deux actes mais l’a revu et corrigé; c’est une sorte d’hyperbole de salon bourgeois, mais situé un siècle après la création de la pièce, soit dans les années 1960.
Aux murs un peu défraîchis d’un salon/bureau/salle à manger (on ne sait plus trop!), huit grands portraits aux cadres dorés, du genre néo-classique: Edouard Mac-Avoy, Maurice Brianchon ou Marguerite Louppe, deux masques nègres, un grand bois de cerf, des vases et bibelots par dizaines, installés sur des tables basses et des guéridons, des chaises et fauteuils de tout style, un bureau rempli de papiers, bref, un véritable ensemble bordélique d’objets accumulés par plusieurs générations et à la laideur incontestable, et une lyre qui tient lieu ici de piano. Au plafond, pas très propre non plus, de cette demeure cossue donnant sur un jardin ensoleillé, un ridicule petit lustre en cristal, et six tubes fluo blanc à la sinistre lumière crue.
On est d’abord chez les Malingear; lui est médecin sans grande clientèle, et elle, mère de famille assez contente d’elle, et désireuse de bien marier leur fille Emmeline qui prend des leçons de musique avec Frédéric, le fils des Ratinois qui, évidemment, en tombe amoureux…Les deux mères essayent de faire croire que leur famille est riche mais l’oncle de Frédéric va découvrir des mensonges en chaîne organisés: Madame Ratinois, à part. Frédéric a raison… elle est très bien ! (Haut.) Je vois que Mademoiselle est musicienne. Madame Malingear. : Elève de Duprez. Malingear, à part, étonné. Hein !…
Les coups volent bas dans les deux couples et Malingear dit à sa femme: « Et cette immense clientèle dont tu m’as gratifié ? Ce à quoi Madame Malingear lui répond : J’ai eu tort… La première fois que cette dame nous fera visite, je rétablirai les choses dans leur vraie situation… « Madame, je vous présente M. le docteur Malingear, un fruit sec de la Faculté… Il ne soigne que des cochers gratis !… Mademoiselle Malingear… elle, sait lire, écrire et compter ». Son docteur de mari lui répond sèchement qu’il «est inutile d’entrer dans ces détails, et plus inutile encore d’entasser tous ces mensonges ». Et ce sont les deux pères qui négocieront entre eux une sortie honorable à cette affaire de dupes, où leurs épouses et enfants les ont entraînés.
Il y a d’abord une première scène formidable avec ces personnages, tous superbement alignés sur le devant de la scène, tous aussi, ridicules, stupides et infatués d’eux-même: deux familles qui parlent l’une, allemand, et l’autre, français; bien entendu, on ne comprend pas du tout qui est qui! Bien vu! C’est d’une superbe drôlerie.
Frédéric marche comme égaré, la tête toujours penchée sur le côté, Emmeline est sotte, a des tics, et par trois fois, comme pour bien montrer qu’elle a tout pour plaire, relève sa longue robe pour que l’on voit bien son porte-jarretelles et ses bas noirs. Les deux bons pères de famille sont maladroits: M. Malingear n’est pas très adroit et M. Ratinois, lui, s’exprime difficilement: “Ce jeune homme, qui est avocat, n’a pu voir votre demoiselle… votre honorable demoiselle… sans songer à une alliance… qui l’honorerait… en nous honorant… s’il pouvait entrer dans votre honorable famille… que tout le monde honore ». Quant au ventripotent M. Malingear, il se laisse embobiner par son épouse, et rote sur son fauteuil. Les deux mères, elles, sont redoutables de stupidité. Et l’oncle récite quelques vers de Lewis Carroll avec le plus grand sérieux…
Dans ce monde absurde, où le temps est rythmé par une cloche au son aigrelet qui n’en finit pas de sonner, on est quelque part entre un Labiche d’origine, et un Ionesco pour des phrases d’une belle férocité comme celle-ci: « Je vous demande pardon mais je vous avais pris pour la grand-mère » et surtout à Max Linder, Buster Keaton ou Harold Lloyd pour la gestuelle encore plus importante ici que le langage oral, et bon révélateur des sentiments et attitudes des personnages où «chacun, dit Eugène Labiche, à plusieurs reprises dans la pièce, passe sa vie à jeter des petites pincées de poudre dans l’œil de son voisin ».
Frédéric tombe et a le visage plein de sang, Emmeline se déhanche, faussement provocatrice, sa mère répète en boucle les mêmes phrases et, théâtre dans le théâtre, reproche à son mari un aparté beaucoup trop long, les objets eux-mêmes en deviennent fous : lustre, tableaux et masques nègres descendent d’un mètre, le docteur Malingear est obligé de ramper sous son bureau pour brancher son poste de radio, les cloches se mettent à sonner à toute volée, et le siège des chaises se défonce dès que l’on s’y assoit. Et dans une sorte de réconciliation, tout le monde chante merveilleusement, et avec le plus grand sérieux, mais les femmes au premier rang portent des lunettes noires! On nage ici dans le burlesque, le surréalisme et l’absurde jusqu’au délire
Dans une très belle scène finale, les huit acteurs décrochent en silence la plupart des tableaux, emballent les bibelots dans des cartons qu’ils emportent avec les meubles, dans les coulisses : histoire de nous dire que ce jeu de massacre délirant est bien terminé…
Sans doute Christoph Marthaler et ses complices font durer parfois un peu trop les choses et trente de ces cent quarante minutes, auraient pu, et sans aucun problème, être supprimées. Mais, mise en scène de façon remarquable, cette galerie de personnages, est superbement jouée et avec une belle unité, par Marc Bodnar, (tout à fait étonnant), Carina Braunschmidt, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Catriona Guggenbühl, Ueli Jäggi, Graham F. Valentine et Nikola Weisse; ils sont tous très crédibles, et il leur faut une belle intelligence scénique pour jouer, avec autant d’humour et d’efficacité, de pareils fantoches!)
Certains spectateurs faisaient un peu la tronche et ne souriaient même pas, mais pourquoi bouder son plaisir, et se priver de cette bulle de savon, certes légère mais vraiment savoureuse. Après tout, le théâtre contemporain n’offre pas tellement d’occasions de rire…
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Odéon, Paris 6ème jusqu’au 29 mars.