Not I, Footfalls, Rockaby
Not I, Footfalls, Rockaby, textes de Samuel Beckett, mise en scène de Walter Asmus
Une assistante prévient quand même le public : « Les trois textes de Samuel Beckett seront présentés en cinquante cinq minutes dans le noir le plus absolu ». Ce qui n’est pas tout à fait exact car la comédienne irlandaise Lisa Dwan sera éclairée par un très mince pinceau lumineux. Mais quand même, aucune lumière de sécurité pour gâcher cette impressionnante fête des yeux et de l’ouïe qui va suivre.
Not I, premier des textes bien bien connu, d’une quinzaine de minutes seulement, est déjà tout à fait impressionnant. Inspiré à Samuel Beckett par La Décollation de Saint Jean-Baptiste, célèbre scène d’exécution capitale peinte vers 1608 par Le Caravage, et conservé à la cathédrale Saint-Jean à La Valette à Malte. Il mesure plus de 5 m x 3 m, donc de proportions comparables à la vision que peut offrir une scène de théâtre, et on comprend que le tableau ait impressionné l’écrivain irlandais qui a toute sa vie été passionné par la peinture, notamment contemporaine, comme l’œuvre de Bram van Velde et Pierre Tal-Coat.
On discerne juste une bouche de jeune femme très soulignée d’un rouge intense qui débite de façon ininterrompue, avec soupirs, modulations diverses et variées, une sorte de concert textuel à la troisième personne, où la voix est prédominante.
Impossible évidemment de suivre le texte écrit en anglais en 1972, et traduit par lui-même en 1973, et c’est même sûrement l’inverse qu’a voulu Samuel Beckett ; il avait, encore très jeune – en 1928 – été influencé par James Joyce qui lui avait suggéré de lire Dante, lequel ne cessera de l’inspirer, mais aussi Giordano Bruno, un philosophe italien, brûlé à Rome pour hérésie en 1600 et qui concevait l’univers comme un devenir intarissable. Un monde nouveau exigeant une nouvelle langue, il en élabora une ayant le pouvoir de créer continuellement le monde. Et Giambattista Vico, autre philosophe italien qui, avec La Science nouvelle en 1725, fait la théorie d’une langue primitive de l’humanité, qui serait caractérisée par sa force expressive. Ce qui est justement le cas ici.
La jeune et belle actrice a le corps plaqué contre un panneau de contre-plaqué, avec juste un trou pour laisser passer sa tête, couverte d’une cagoule noire; son visage est aussi maquillé de noir, et on ne voit donc que sa bouche d’un rouge violent qui accentue encore la blancheur de ses dents. Obscène au sens étymologique du terme.
Sans que l’on ait la moindre notion de l’espace, cette bouche, quinze minutes durant, va nous faire entendre le texte de Samuel Beckett, dont nous attrapons de ci, de là quelques mots. Sans aussi, mais c’est bien entendu en relation directe, que l’on ait une notion exacte du temps qui s’écoule en fait quinze minutes, alors qu’on l’aurait évalué à huit/neuf minutes à peine.
Diction impeccable d’une rare précision, débit rarement atteint avec des accélérations puis des ralentissements, et quelques très courts silences parfaitement fixés; (on pense aussi, bien sûr, au fameux monologue de Lucky dans En attendant Godot… La performance orale de Lisa Dwan, tout à fait impressionnante, se rapproche d’une musique envoûtante qui nous place comme sous une certaine hypnose.
On avait déjà vu autrefois Not I mais en français, quand Samuel Beckett l’avait mis en scène avec la grande Madeleine Renaud en 1975; mais ici, en anglais, même si on ne comprend seulement quelques mots du texte, cette courte pièce est encore plus forte, plus étrange… Puisque les très courtes phrases de ce monologue, en fait une sorte de dialogue intériorisé, correspondent à un effritement de la parole, et à une incohérence totale de la pensée, comme chez les malades atteints de dégénérescence neuronale.
Après quelques minutes de pause, Footfalls : Lisa Dwan est là; à peine éclairée d’une lumière d’aube, en longue robe blanche. Elle interprète May, une jeune femme qui va de jardin à cour, et retour, avec le même nombre de pas, pathologie qui est celle de malades atteints de dégénérescence neuronale, dont les gestes sont souvent stéréotypés; ses petits talons claquent sur le parquet, de façon répétitive comme pour accompagner le texte.
On voit à peine ses lèvres bouger, et on entend sa voix mais aussi celle de sa mère jouée aussi par elle-même qui se meurt dans une pièce voisine. Sans doute enregistrée, puisque parfois les deux voix se superposent. Tout aussi impressionnant.
Enfin, dernier texte de ce triptyque, Rockaby, que Kathryn Hunter vient de jouer aussi au Théâtre des Bouffes du Nord, (voir Le Théâtre du Blog), écrit en 1980, pour un festival et un colloque à l’occasion du 75e anniversaire de Samuel Beckett, et créée par Alan Schneider en 1981, à l’Université d’Etat de New York à Buffalo, avec Billie Whitelaw, Il existe un documentaire retraçant les répétitions et la première représentation de cette courte pièce.
Une femme d’une certain âge en robe de dentelle noire, à col haut et manches longues, selon les didascalies, raconte à la fois sa vie et celle de sa mère morte. Elle se balance sans cesse doucement, en regardant par la fenêtres d’autres êtres vivants, comme chez Tadeusz Kantor, jusqu’au moment où elle s’affaisse, elle aussi morte. La chaise à bascule étant, bien entendu, chez Samuel Beckett, un symbole très fort, une métaphore de la vie et de la mort, comme dans Murphy ou dans Film.
L’œuvre dure une dizaine de minutes, dans une lumière grise aussi sublime que les précédentes, et signée James Farncombe. Ce qu’il y a de plus émouvant dans cette représentation, c’est l’extrême sensibilité de jeu, toute en nuances, de Lisa Dwan, formidable actrice, qui, en à une peine une heure, réussit à imposer ses trois petits textes, sans aucun artifice, dans la mise en scène impeccable de Walter Asmus. Elle fait rapidement perdre au public la notion de temps et d’espace. Vraiment du grand art, et une sacrée leçon de théâtre…
Et un sur-titrage casserait à coup sûr cette magie. Peut-être, conseillerons-nous de relire ces textes mais ce n’est pas indispensable. Ce spectacle, à la fois exigeant et très facile d’accès, même si on n’est pas anglophone, est d’une qualité exceptionnelle. Donc, s’il passe près de chez vous, n’hésitez vraiment pas une seconde. Patrice Martinet a eu bien raison de l’inviter…
Philippe du Vignal
Le spectacle a été joué au Théâtre de l’Athénée, à Paris, du 11 au 15 mars.