Tête d’or
Tête d’or de Paul Claudel, mise en scène de Jean-Claude Fall
Ils ont mieux à faire : puiser à la même source, s’enraciner dans le même défi et la même révolte que le jeune bourgeois de vingt ans, percuté par la lecture d’Arthur Rimbaud, face à une époque qu’il trouvait sans grandeur. L’écart, le fossé culturel, est franchi allégrement par la troupe. Les allusions théologiques, le renvoi à la propre «illumination» de Paul Claudel sont balayés par une «mystique sauvage» puissante, directe.
Ce jour-là, car toute tragédie, même aussi épique que Tête d’or, commence par «ce jour-là», Simon a enterré sa femme et perdu tous ses biens. Mais il rencontre Cébès, qui sera son frère de sang. Du fond de sa détresse, Simon tire une vie entièrement nouvelle : il sera Tête d’or, le conquérant, le rebelle, une sorte d’Alexandre le Grand imaginaire.
L’épreuve ne se fait pas attendre : il revient vainqueur de la bataille, trouve Cébès mourant, et se voit refuser ce qu’il croit être ses droits par le vieux pouvoir politique. Face à lui, personne, sinon la Princesse, courageuse protestataire, mais aussi petite, par comparaison, que les statues des épouses de pharaon arrivant à la hauteur de leur genou. Ce qu’on ne lui donne pas, Tête d’or le prend, il casse, il tue. C’est une «force qui va», un desperado, comme le dit Jean-Claude Fall : celui qui n’a rien à perdre, entraîne, fascine.
Fasciste, kamikaze, djihadiste : Paul Claudel voulait secouer la bourgeoisie de son temps, frileuse, blette, abrutie dans son confort, la réveiller par la foi et par son contraire, le «Viva la muerte!» des adorateurs de la force. Jouer aujourd’hui Tête d’or, c’est nous balancer en pleine face la beauté, la dangereuse séduction du fascisme.
La mise en scène de Jean-Claude Fall et la scénographie de Gérard Didier bouclent parfaitement l’histoire, en trois lieux qui finissent par n’en faire qu’un. Du pied de l’arbre où Simon-Tête d’or enterre sa femme, aux gradins d’où l’on voit au loin la Princesse clouée à ce même arbre, on suit Tête d’or, ses défaites, ses victoires et son interminable agonie.
La seconde partie, celle du défi aux politiques en place, se joue en cercle, à la manière du Koteba, une forme de théâtre traditionnel au Mali, où les villageois se réunissaient pour assister à des saynètes mises en place par les jeunes du village. Et toujours la musique -Cheick Diallo, admirable à la flûte peule-, et la danse accompagnent la tragédie, font corps avec elle, et nous entraînent à la fois chez Eschyle et Sophocle que chez Shakespeare.
Tous les acteurs ont la même puissance, tragique et parfois drôle, puisée dans le texte et dans un rythme incessamment soutenu. Le jeu ici n’a rien de sentimental : il va droit, fort, et vite à l’action.
C’est magnifique. Et magnifique, le défi politique lancé : qu’avez-vous à proposer, à opposer, face à ce sublime nihilisme ? Quelles forces allez-vous trouver en vous-mêmes, si vous ne voulez pas mériter votre esclavage ?
Christine Friedel
Théâtre de la Tempête, jusqu’au 12 avril T: 01 43 28 36 36.