Gros-câlin
Gros Câlin, d’Emile Ajar, mise en scène d’Hélène Mathon
À ce moment-là, Romain Gary (1914-1980) n’a rien à prouver, comme on dit. Diplomate, ancien résistant, auteur d’une quinzaine de romans publiés sous son nom, lauréat du prix Goncourt, réalisateur de deux films : à peu près le parcours rêvé d’un intellectuel qui met les mains dans le cambouis.
Vers 1973, cela ne lui suffit pas. Sans doute, il se supporte mal en homme vieillissant. Alors il se réinvente, se rajeunit, et publie Gros Câlin, sous le nom d’Emile Ajar (« braise », en russe) qui obtient aussi le Goncourt.
Gros Câlin, ça brûle, ça pétille, ça envoie des escarbilles, sur un thème aussi morne que possible, la solitude d’un employé moyen, Michel Cousin, autrement dit, un anonyme. Dans cette histoire d’un solitaire qui se love dans les anneaux d’un python de deux mètres vingt, Gary-Ajar joue avec la langue, la tortille, l’ouvre pour en faire jaillir le rire et les larmes. Il faut plus de deux bras pour aimer, constate Michel Cousin, qui rêve sur ses rencontres dans l’ascenseur avec sa collègue Mademoiselle Dreyfus ou va se faire consoler chez les «bonnes putes». En attendant, il y a Gros Câlin, son python de compagnie, qui fait hurler la concierge portugaise, mais qui lui tient chaud : il faut trouver quelqu’un à la maison quand on rentre le soir.
Hélène Mathon et le comédien Benoît Di Marco ont concentré leur adaptation sur ce besoin d’amour, sur fond de légère « souffrance au travail » : il est dur d’être différent, sournoisement écarté, et de garder le sourire, ou presque. Ce Michel Cousin-là vient à nous en clown mélancolique, un peu empêtré dans son costume à peine trop grand, le sourire fixé et le regard flottant : tout cela tient à ces nuances délicates. Dès son entrée, évidemment discrète, dans une scénographie simple et insolite (quelle est la différence entre un vivarium et un ascenseur ?), le comédien nous captive et nous capture. L’extraordinaire plasticité de son corps et de son visage répond du tac au tac à la langue de Gary-Ajar, avec une liberté aussi directe, aussi dépourvue d’artifice et naïve qu’insolite et “pointue“. Cela donne un jeu d’une finesse et d’une précision extraordinaire, à la hauteur, pas moins, des grands burlesques du cinéma muet américain.
Avant Benoît Di Marco, de grands comédiens ont laissé leur marque sur Gros Câlin: Pierre Leenhardt, le premier, dès la sortie du livre, qui s’est mis en scène lui-même, puis Thierry Fortineau, le grand, le regretté, et récemment Jean-Quentin Châtelain. À chaque fois, on redécouvre le roman, à neuf, ce qui est la marque des chefs-d’œuvre.
Ne vous privez pas de cette création avec un acteur carrément prodigieux. Dépêchez-vous, il ne vous reste que trois représentations !
Christine Friedel
L’Echangeur, à Bagnolet, 01 43 62 71 20, jusqu’au 27 mars