Les Caprices de Marianne
Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia
Ça se passe dans les années trente du XIXe siècle, au sommet du romantisme pour cette générations perdue, (la première à se revendiquer comme telle) des « enfants du siècle ». Marianne n’aime personne, c’est le sens de son prude, et prudent : «J’aime mon mari», en réponse aux ouvertures d’Octave, le «viveur». Elle est jeune, s’ennuie un peu, non comme Octave qui, lui, s’ennuie avec passion et se perd systématiquement dans les fêtes, le vin et, parmi d’autres, une certaine Rosalinde.
Cœlio ne s’ennuie pas : il se regarde aimer Marianne et en souffrir; narcisse malheureux, cela l’occupe… Le caprice naîtra de l’intrigue menée par les deux garçons : Cœlio a chargé Octave de plaider sa cause, d’ouvrir une brèche dans le cœur et la sagesse de Marianne. Brèche dangereuse : lassée d’être la propriété de son mari, exaspérée d’être l’ objet aimé, harcelé de galants, Marianne se revendique comme sujet de sa propre vie (comme par hasard, le terme «sujette» est connoté du côté de la soumission et non de la liberté).
Aux menaces de Claudio, son mari jaloux: « Je vous ménage un châtiment exemplaire, si vous allez contre ma volonté», elle rétorque : «Trouvez bon que j’aille d’après la mienne, et ménagez-moi ce qui vous plaît. Je m’en soucie comme de cela». Mais la colère, brève folie, rend aveugle, d’où le caprice : elle se dit prête à aimer n’importe qui, sauf l’insupportable Cœlio.
Alfred de Musset n’est pas vraiment un auteur politique. Et pourtant, ici, il a un regard aigu sur la société où il vit : en ces temps de désenchantement, faut-il se priver de la moitié du ciel, et traiter une femme comme une bonne bouteille, comme «une bonne soirée qui passe» ? Le respect, au moins, pourrait mener à l’égalité, et l’égalité, au bonheur durable. Mais ça, ce ne sera pas pour la génération romantique.
Frédéric Bélier-Garcia a demandé à Jacques Gabel le décor d’une Naples fantasmée : un cadre de théâtre en ruine sur une montagne de cendres, avec, au fond, les lanternes et la musique incessante du carnaval, et, devant, un chaos de chaises : ces romantiques ne savent pas s’asseoir. Ce décor lourd de métaphores (les cendres de nos espérances ? Le théâtre effondré des représentations de nous-mêmes ?) est à la fois beau et inutile : contemporain par son côté déstructuré, classique parce trop beau, n’osant pas associer Naples aux déchets ou aux ordures (trop radical, trop politique ?), d’un onirisme qui fait quelque peu pléonasme. Il ralentit les choses, ce qui va bien avec le désenchantement, et moins bien, avec la vivacité d’Alfred de Musset.
Décor d’abord à risques pour les comédiens, (quelques entorses à venir?) et qui leur demande surtout de monter aux dimensions d’un opéra dont on n’entendrait pas vraiment la musique. Laurence Roy (Hermia, la mère de Cœlio, en alternance avec Marie-Armelle Deguy) atteint ce lyrisme muet. Jan Hammenecker, Claudio brutal et pudique, qui aime et ne sait pas aimer, a assez de puissance pour résister.
Les garçons (David Migeot et Sébastien Eveno) sont plus légers, plus indécis. Marianne, elle, est vraiment là. Sarah-Jane Sauvegrain lui donne sa présence de belle plante ; rien n’est joué en général, elle est engagée dans chaque action, directe, sans coquetterie ni sentimentalisme. Et ça marche.
Elle est l’axe de cette distribution, comme Marianne est l’axe de la pièce. À voir pour Marianne, pour elle, pour les moments de beauté qui se dégagent de ce «trop», pour cet Alfred de Musset féministe, même si c’est à son corps défendant.
Christine Friedel
Centre Dramatique national de Sartrouville. En tournée jusqu’au 19 avril