1=2=3 A Table
1+2+3 À table, mise en scène d’Agnès Bourgeois en collaboration avec l’équipe artistique
«Une promenade intranquille où chaque table révèle ce qu’elle cache de nos pulsions », annonce le programme de ce triptyque. Symbolisé par la table, il est centré sur ce qui se joue de nos désirs vitaux et de leurs débordements, dans tous les sens du terme.
Agnès Bourgeois nous a habitués à ses explorations collectives en forme de chantiers, où s’élaborent des spectacles mêlant textes, musique et chorégraphie. Ici, elle nous invite à son laboratoire ambulant, dans les locaux de l’ancienne distillerie d’anisette qui se prêtent admirablement au parcours proposé.
L’opus 1 nous est servi à la fin et la soirée commence avec l’opus 2: Dévoration. Debout autour d’une grande table rectangulaire, les comédien(ne)s, torses nus, jambes gainées de fourrure, en sabots, à l’image de faunes antiques, se livrent à un festin de chair fraîche.
Goulûment, ils se ruent sur la nourriture, insatiables, jusqu’à se démembrer et s’entre-dévorer. D’agapes en libations, la Cène proprette et conviviale devient un radeau de la Méduse, où l’on consomme du moussaillon sur l’air de Il était un petit navire.
Contes mythologiques et populaires, extraits de La modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres de Jonathan Swift, …» interrompent les borborygmes et mastications des acteurs, amplifiés par des micros. Deux musiciens s’en donnent à cœur joie et impulsent du rythme et de la corporalité à un spectacle qui ne trouve pas véritablement son point d’orgue.
Ce n’est pas faute d’inventivité : les images, souvent saisissantes, prolifèrent mais s’empilent les unes sur les autres et s’épuisent en route, comme des notes qui peinent à être tenues. Et, malgré la présence de viande hachée et d’abatis, cette grande bouffe manque singulièrement de chair, même si elle n’est jamais à court d’idées et offre quelques traits d’humour.
C’est dans une toute autre atmosphère qu’après déambulation, on nous reçoit pour Violence du désir. La gravité succède au délire festif, le joyeux bric-à-brac textuel fait place à un montage des 120 Journées de Sodome, récit sombre et désespéré, aux confins de la jouissance. Tels des captifs dans la cour d’une prison, acteurs et actrices, à la queue leu leu, tournent en rond, indéfiniment, autour d’une table haute et étroite, sous laquelle ils se glissent parfois pour des orgies à peine ébauchées.
Ils figurent, à huit, les nombreux personnages, maîtres et esclaves, soumis aux pratiques sexuelles les plus extrêmes, dans un univers concentrationnaire au règlement implacable. Grâce à un jeu sans affect, les corps interchangeables des interprètes sont réduits à l’état de machines. L’élégance de la langue sadienne, ainsi mise en valeur, contribue aussi à faire écran aux monstruosités proférées. Forçats du plaisir, les protagonistes jouissent en parole jusqu’à l’épuisement, mais, à la longue, les spectateurs aussi se lassent…
Là encore, les musiciens font merveille. Tandis qu’ils s’affairent sur les cordes de pianos désossés, des sons enregistrés égrènent, avec la régularité d’un métronome, des dates calendaires. Etant donnés…, premier volet, placé en fin de parcours, se joue dans un dispositif quadri-frontal, avec quatre petites tables carrées, contrastant avec la grande table collective des opus précédents, qui renvoient à l’intimité familiale. Le père, la mère, l’enfant sont les trois composantes de cet univers étouffant, triangle infernal qui se perpétue de génération en génération : depuis la scène primitive, l’union monstrueuse et incestueuse de Gaia et Ouranos, jusqu’à l’Immaculée Conception, en passant par des naissances plus terre à terre, comme celle de Gargantua : «Il sortit par l’oreille gauche de sa mère. Dès qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : «Mie ! Mie !» Mais il s’écriait à haute voix : «À boire ! à boire ! à boire !»
Le spectacle fait appel à des auteurs anciens et contemporains, de la Bible à Marguerite Duras, en passant par Franz Kafka et Antonin Artaud. Restreint à quatre interprètes interchangeables: le trio familial et une narratrice, il se présente comme une revue hétéroclite, jouée sur des registres variés. De la scène de ménage bourgeoise, aux séquences clownesques… Malgré les strass et les paillettes, et de belles inventions comme cette corde élastique qui enserre les membres de la famille autour de la table, le résultat laisse à désirer.
Des trois opus, Violence et désir apparaît comme le plus cohérent, avec un texte de haute volée, interprété avec justesse et qu’on prend plaisir à entendre. A noter qu’il est déconseillé aux moins de 18 ans ! Mais, malgré les bons ingrédients utilisés dans cette cuisine, la vitalité des comédiens, la musique de Fred Costa et Frédéric Minière, la mayonnaise ne prend pas, et l’on reste sur sa faim…
Mireille Davidovici
L’intégrale jusqu’au 28 mars , Anis gras, 55 avenue Laplace, Arcueil