Hinkemann

Hinkemann d’Ernst Toller,  traduction d’Huguette et René Radrizzani, adaptation et mise en scène de Christine Letailleur

hinkerman_les_deux_elis_car«Comment l’homme, que la guerre a châtré, verrait-il la vie, l’homme sain n’est-il pas frappé de cécité ? (… ) Quelques minutes plus tard, j’écris le récit de mon drame Hinkemann », dit Ernst Toller  exposant ainsi la genèse et le sujet de sa pièce, écrite  en 1922, dans les geôles allemandes, où il est purge cinq ans de peine.
Pacifiste militant, il a été condamné pour sa participation à la République des Conseils de Bavière. « Cette putain de guerre », « la peste de l’humanité », il l’a vécue. Parti au front à vingt-et-un ans, il appartient comme Eugen Hinkemann, à une génération sacrifiée. Son héros est un homme empêché, mutilé, châtré, au sens propre du terme, par un éclat d’obus français. (Hinkemann signifie l’homme qui boite).
Sa blessure lui va droit à l’âme et lui interdit à jamais le bonheur ; même dans la société nouvelle, et  «l’humanité raisonnable», annoncées par ses camarades socialistes, il se sent seul. « Je suis un homme perdu, un pantin (…) Eugen ridicule (…)», dit-il, à Grete, sa femme, dès la première scène.
 «Je suis jeune et déjà vieille, je suis vivante et déjà morte(…)  Eugen, il n’est plus du tout un homme», se plaint-elle à Paul Großhahn, l’ami de son mari… qui sera bientôt son amant. Sans argent, sans travail, Eugen devient une bête de foire: pour quelques marks, et la plus grande joie du public assoiffé de sensationnel,  il décapite, avec ses dents, des souris et des rats vivants. Sous le regard de Grete, apprendra-t-il de Paul ; « Et elle riait », ment Paul, pour enfoncer le clou.  Ainsi évolue ce sombre drame, jusqu’au pire, sur fond de crise sociale, révoltes, répressions et pogromes antisémites.
Grand maître de l’expressionniste allemand, l’auteur manie habilement la plume mais n’hésite pas à accumuler, souvent ad nauseam, le sordide, voire à s’enliser dans un pessimisme noir. Pour dénoncer la bestialité triomphante de ses contemporains, il use de nombreuses références animalières : du chardonneret aveugle, aux rongeurs du Forain, des chiens en rut dans les rues, au «joli petit papillon» qu’était Grete, avant que ses mains ne se muent en  «crapauds baveux» et que son âme à lui ne ressemble à «l’aile brisée d’une alouette»…
Chrstine Letailleur a choisi la sobriété pour traiter cette avalanche de malheurs. L’élégant décor gris souris d’Emmanuel Clolus est vide mais  animé par des découpes lumineuses au sol,  et les protagonistes, comme perdus dans l’immensité nocturne, errent dans le clair-obscur  qui amplifie leurs ombres portées. Les barreaux de la fenêtre s’allongent en barreaux de cage, ou de prison, allusion à celle de l’écrivain autant qu’à la solitude  où son héros se trouve enfermé.
Une coursive, en fond de scène, figure la rue, l’espace public où passent les silhouettes inquiétantes du nazisme naissant, et on entend les rumeurs colportées par un vendeur de journaux à la criée :  «Pogrome en Galicie ! Mille juifs brûlés vifs ! », phrase qui fit scandale à la première de la pièce en Allemagne.
La baraque foraine ouvre ses rideaux rouges pour déverser les boniments scabreux du Forain, et ses quolibets à l’égard de son « homme-ours allemand », rendant encore plus triste l’ambiance délétère générale.
Stanislas Nordey, en Hinkemann, donne âme plus que corps à son personnage. «Christine Letailleur ne nous demande pas de restituer un quelconque jeu expressionniste, dit-il. Son travail de direction d’acteurs consiste à essayer de conserver la fable dans une approche plus intériorisée, plus retenue des personnages [...]»  Allant dans ce sens, il adopte le lyrisme d’un clairvoyant de mauvais augure. « L’homme est seul, alors s’ouvre un abîme qui s’appelle sans espoir (…) Les hommes continueront à tuer, à lapider l’esprit, à souiller la vie, toujours( …) » prophétise-t-il dans son monologue final.
Les autres personnages sont interprétés avec la même rigueur : Charline Grand  est une Grete toute en nuances, au-delà du rôle ingrat et un peu caricatural de «gretchen» que lui attribue l’auteur. Richard Sammut joue un jeune tombeur de dames déluré, sans trop appuyer sur le côté coq de village, (Großhahn, en allemand: grand coq).
L’esthétique du décor et des lumières, l’intelligence de l’interprétation, le bon dosage de la bande-son offrent une contrepoint à cette peinture sombre d’un monde malade, qui résonne encore avec notre actualité. La metteuse en scène a tiré le meilleur parti de cette œuvre, belle certes, mais parfois un peu lourde; les deux heures dix du spectacle n’engendrent pourtant aucune lassitude.
A voir donc, sans hésitation.

Mireille Davidovici

Théâtre de la Colline, jusqu’au 19 avril, T:  01 44 62 52 53
La pièce est publiée à l’Avant-Scène.

A lire en complément le passionnant journal d’Ernst Toller : Une Jeunesse en Allemagne, Éditions l’Âge d’Homme, 1974

 


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