Les derniers jours de l’humanité
Les derniers Jours de l’humanité, de Karl Kraus, traduction de Jean-Louis Besson et Henri Christophe, mise en scène de Nicolas Bigards
Menace sourde intériorisée, la guerre est omniprésente en ce moment sur les plateaux: Hinkemann d’Ernst Toller à La Colline, Don Juan revient de guerre d’Ödön von Horvath à L’Athénée, et Les derniers Jours de l’humanité de Karl Kraus au festival Standard Idéal de la MC93 Hors Les Murs.
Cette pièce écrite au sortir de la première guerre mondiale par Karl Kraus (1874-1936), rédacteur intransigeant et exclusif de Die Fackel, une revue viennoise, dresse une fresque catastrophique d’une réalité inimaginable. C’est une œuvre mythique par sa démesure, l’exact bilan d’un monde en question, et un engagement bruyant et proclamé contre la pulsion belligérante des États et des hommes.
Pour décor, la première guerre mondiale, investie à la fois dans les têtes et sur le front, avec des centaines de personnages et plus de deux cents scènes: matière brute d’une tragédie épique revue pour un plateau de théâtre. Ce chaos dramaturgique, incontrôlable et non réductible, trouve ici une lecture cohérente et légitime, en équilibre entre deux symboles antithétiques, le Râleur, qui prend la voix de l’auteur et analyse les mécanismes de la guerre, et l’Optimiste.
Transcription du réel, à travers l’objectivité d’un reportage, collage de faits et de citations : « La chronique a reçu une bouche qui la profère en monologues, de grandes phrases plantées sur deux jambes – bien des hommes n’en ont plus qu’une », cette pièce brûlot, avec la volonté de bousculer le spectateur, est une imprécation contre la presse au langage manipulateur et aux « mises en phrases » fallacieuse. Les Derniers Jours de l’humanité dénonce ainsi l’invasion des discours médiatiques de ceux qui ont encore cru (et pour le pire) à la société contemporaine.
Pour Nicolas Bigards, l’auteur viennois traque le concept de patriotisme, de sentiment national exalté et de soumission à l’opinion conformiste, à travers la rumeur,et la propagande hystérique en période de guerre, les mensonges, intimidations, et dissimulations. Tout ce bruit et toute cette fureur, tout ce souffle brûlant aux odeurs de poudre et de sang, toute cette énergie brûlée, sont, à travers la scénographie de Chantal de la Coste, une métaphore des «gueules cassées». La scénographe a imaginé, dans un espace ouvert, sur le plateau fracturé et recomposé, des coursives en zigzag où jouent les comédiens.
Le public, debout, se déplace, au gré de scènes éclairées de Vienne à Berlin, des bureaux ministériels aux casernes, des quartiers populaires aux appartements de grands bourgeois, du salon du barbier aux salles de rédaction des journaux, des magasins sans marchandises avec des clients horrifiés par la montée des prix et le marché noir, aux hôpitaux militaires et aux tranchées de la ligne de front.
Interpellations, injonctions, monologues ou dialogues à deux ou à trois, chants, facéties, mimes, danses: la parole théâtrale envahit l’espace comme chez Ariane Mnouchkine. Le jeu, expressionniste, est ici généreux, et sur le qui-vive de l’urgence. L’expression d’un tel verbe, vindicatif et engagé, nécessitait la puissance et la férocité juvénile d’une troupe, comme le collectif ZAVTRA.
Chœurs et solos: un vrai travail de groupe, dans la joie, immédiate et partagée avec le public, de jouer ensemble contre la guerre, la bêtise et la méchanceté aveugle des hommes.
Véronique Hotte
Mains d’œuvres à Saint-Ouen jusqu’au 12 avril T: 01 40 11 52 36, et salle Pablo Neruda à Bobigny, du 15 au 18 avril . T: 01 41 60 72 72.
Le texte est publié aux éditions Agone