Soeurs de Wajdi Mouawad
Sœurs, texte et mise en scène de Wajdi Mouawad
«C’est en regardant ma sœur repasser des chemises, pantalons, draps, serviettes, culottes et chaussettes qu’émotivement est née Sœurs» écrit Wajdi Mouawad à Emmanuel Clolus, son fidèle scénographe depuis Forêt en 2006. Ce metteur en scène, auteur et acteur a passé son enfance au Liban. Quand vient la guerre, encore adolescent, il part pour la France, puis s’installe au Québec. Il vit aujourd’hui dans notre pays.
Sœurs est le deuxième opus d’un cycle commencé en 2008 avec Seuls déjà présenté au Théâtre National de Chaillot. Wajdi Mouawad parle d’un «cycle domestique» auquel viendront s’ajouter des solos ou duos comme Frères, Père et Mère. Ce nouveau cycle d’une dramaturgie de l’intime succède à celui d’un théâtre épique, Le Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciel où on retrouve tous les thèmes essentiels chez lui: guerre, exil, quête de l’identité, enfance, langue française et anglaise, arabe… présents depuis ses débuts en 1990. Sur fond d’autobiographie, une création poétique traversée par un questionnement personnel…
Wajdi Mouawad interroge là encore avec Sœurs, la tragédie antique et contemporaine, le politique et la famille. Le Liban et le Canada sont toujours au cœur de ses pièces, en résonance avec ses espaces de réflexion. Nous sommes une fois de plus éblouis par la mise en scène très précise et la direction de la comédienne jouant en alternance sur le plateau et en vidéo…
La scénographie d’Emmanuel Clolus, très influencée par les arts plastiques, est aussi tout à fait remarquable avec projections de dessins de salle de bains, visages d’adolescents en couleur, route enneigée de Montréal à Ottawa, impressionnante charge de bisons, listes de mots en gros caractères: HUMILIATION, REJET, etc… ou phrases écrites à la main, proches de l’art conceptuel et défilant sur grand écran.
Il y a, au mur de cette chambre d’hôtel, un fragment décoloré et comme distancié du célèbre tableau érotique Gabrielle d’Estrées et une de ses sœurs, huile sur panneau de chêne ( 96x 125) d’un peintre inconnu de l’École de Fontainebleau (1594).
Ici, l’espace devient peu à peu étrange et fantasmagorique. Et cette chambre d’hôtel qu’une avocate médiatrice dans les conflits en Afrique va se mettre à vandaliser complètement, y compris la tapisserie des murs. C’est, bien sûr, chez Wajdi Mouawad, une métaphore de la guerre, des ruines mais aussi des conflits intimes ou publics.
Nous entrons petit à petit dans l’intimité des personnages et en correspondance vivante avec le frigidaire, le lit ou le tableau de la grande chambre d’hôtel! Geneviève, l’avocate médiatrice s’appelle aussi Bergeron comme Annick Bergeron, la formidable comédienne qui joue aussi Layla Bintwarda, une experte en assurances pour les sinistres: fiction et autobiographie s’unissent ainsi dans le travail poétique de l’auteur-metteur en scène. Elles vont peu à peu, à cause d’une tension extérieure de plus en plus forte, cheminer au plus profond de leurs souvenirs et de leurs rêves. Et elles finiront par se rencontrer et partager leur exil intérieur…. Ce spectacle intelligent et d’une violence très actuelle, est même souvent drôle: un vrai ravissement!
Elisabeth Naud
Théâtre National de Chaillot jusqu’au 18 avril et en tournée. T. : 01 53 65 30 00.
Le texte est publié aux éditions Lemec/Actes Sud-Papiers.