Adieu Judith Malina
Adieu Judith Malina
Elle ne fêtera jamais ses 89 ans… Décédée le 10 avril dans le New Jersey, elle est probablement inconnue de la plupart de nos lecteurs, et pourtant quelle vie théâtrale et personnelle !
Ses parents, père rabbin et mère un peu actrice, quittent l’Allemagne en 1928 pour aller à New York, où elle suivra, très jeune encore, les cours de l’immense metteur en scène Erwin Piscator qui, à l’arrivée d’Hitler, se réfugia aux Etats-Unis.
Elle rencontre à 17 ans Julian Beck, qui en a 18; le peintre et poète, et la comédienne fonderont en 1947, le Living Theatre, qui, avec Bob Wilsonà New York et ne France surtout, et Jerzy Grotowski en Pologne, allaient bouleverser le paysage théâtral européen des années 60.
Ce jeune couple se revendique comme créateur d’un théâtre d’avant-garde, et très vite, dans de petits théâtres comme le Cherry Lane à Nezw York, Judith Malina et Julian Beck, sans argent mais avec une formidable énergie, vont monter des textes de Gertrud Stein, (Docteur Faustus lights the lights), de Bertolt Brecht, Federico Garcia Lorca, Jean Genet, Luigi Pirandello (Ce soir on improvise) mais aussi des poètes comme Allan Ginsberg, Paul Goodman, en dehors des théâtres traditionnels, dans ce que on appellera vite le off Broadway.
Influencés par des écrivains comme Ezra Pound, James Joyce, Rainer Maria Rilke, ils introduisent donc la poésie sur scène, et explorent vers les années 55, avec quelques amis acteurs, là où ils peuvent jouer, ce qu’ils appellent le méta-théâtre: les rapports entre le théâtre et la vie, le fictionnel et le réel, thèmes qui les passionnent. Et déclenchent scandale sur scandale, notamment avec un spectacle comme The Connection sur l’univers de la drogue avec des amis comédiens, et des non-acteurs drogués.
John Fitzgerald Kennedy, arrivé au pouvoir en 1961, intensifie l’intervention américaine dans la guerre au Viet nam. Guerre que vont vite dénoncer une partie des artistes américains, dont nombre de gens de théâtre comme la fameuse troupe de marionnettes du Bread and Puppet qui joue souvent dans les rues, dirigée par Peter Schuman, autre allemand débarqué à New York, et bien sûr, le Living Theatre qui prônait déjà des idées anarchistes, révolutionnaires et radicalement pacifistes.
Judith Malina et Julian Beck ont d’abord été influencés par le révolutionnaire russe Bakhounine : liberté morale et sexuelle, athéisme, et hostilité radicale envers l’Etat; par le mouvement Dada via Erwin Piscator, et ensuite par le Théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, qu’ils découvrent, nous ont-ils dit, en 1958, et enfin par l’apparition aux Etats-Unis du happening en 1952 avec Theater Piece n°1 d’Allan Kaprow, au fameux Black Montain College où John Cage lisait des textes.
Leur théâtre se fit alors plus radical: ils favorisent l’expression du corps, notamment du corps nu sur scène et de la voix, de façon à créer un état psychologique radicalement différent chez l’acteur recruté en dehors des filières traditionnelles. Judith Malina et Julian Beck se font vite d’excellents ennemis, y compris dans le milieu théâtral… Antoine Vitez entre autres, nous avait dit qu’il reprochait à Julian Beck de faire le grand écart entre anarchisme et arrivisme artistique! Ce qui, en fait, n’était pas si simple…
Il s’agit en fait pour eux et ceux qui décident de les rejoindre d’un choix de vie, et non négociable, à l’intérieur d’un groupe, où les décisions artistiques sont prises collectivement, ce qui est tout à fait novateur, et sur le pla théâtral, d’une mise en cause radicale des relations avec le public, non fondée sur l’achat de places, où la séparation scène/salle est abolie et où règne une toute nouvelle conception de l’acteur qui n’a plus à incarner un personnage mais à défendre surtout des idées.
Liberté sexuelle, alimentation végétarienne, mépris de l’argent, pauvreté et désobéissance civile chère à William Thoreau, mépris de l’autorité et du pouvoir capitaliste et des banques, refus d’aller se battre au Viet nam….Tout cela est nouveau à l’époque, et il fallait avoir le courage de défendre ces idées qui fascineront nombre de jeunes comédiens et metteurs en scène européens qui essaieront de copier le Living Theatre… sans jamais y réussir. Mais l’histoire des pratiques artistiques des années 60 en France montre que leur conception même du théâtre n’a cessé d’influencer en profondeur sa pratique et son enseignement, jusque dans les écoles les plus traditionnelles. Il y eut bien, un avant Living theatre/Bob Wilson/Jerzy Grotowski, et un après .
Ils montent alors (1963) The Brig (La Prison) de Kenneth Brown, qui dénonce avec une rare lucidité, l’univers fasciste des marines américains, ce qui leur vaut, on s’en doute, une haine tenace des milieux militaires, judiciaires, religieux, politiques américains qui ne supportent pas leur engagement et leurs utopies, et le leur font payer cher. Le Living est régulièrement expulsé des lieux alternatifs où ils jouent. Mais aussi mis en prison…
Le théâtre traditionnel américain, lui, les ignore. Ils décident alors de quitter les Etats-Unis pour l’Europe et surtout la France. Où Jean Vilar va les accueillir en 1968 au Festival d’Avignon avec Paradise now, une création collective, qui n’y sera jouée qu’une fois au cloître des Carmes, avant d’être interdite par le maire pour raisons d’ordre public…
Nous les avions bien connus en 1970 à Croissy (Yvelines) dans une maison que leur avait prêtée l’acteur Pierre Clémenti (photo). En France, ils jouent souvent et un peu partout mais à Paris seulement en 1968, Misteries and smaller pieces où nous les découvrons, Antigone d’après Brecht, créée en en 1967 et Paradise now. Invités par Roger Lafosse, ils joueront plusieurs fois au festival Sigma à Bordeaux, où le seul nom du Living suffisait alors à attirer un très nombreux public.
Tous leurs spectacles, entre autres La Tour de l’argent, violent pamphlet conter le capitalisme, ou Antigone attiraient jeunes et moins jeunes qui avaient envie d’une autre approche du théâtre. Ces créations avaient ceci d’exceptionnel qu’elles véhiculaient une autre idée de l’univers dramatique, très proche du public, en relation avec le chant, les expressions de la voix et du corps, et en même temps d’une grande exigence professionnelle dans la mise en scène que maîtrisait avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité, et une grande rigueur Judith Malina.
La troupe de cinquante personnes que prônait Julian Beck était une utopie dont il n’était pas dupe, et le Living Theatre qui n’était sans doute pas fait pour cela, se dispersa. Epuisé, malade, Julian Beck mourra à Nantes en 1985 d’un cancer généralisé.
Judith Malina, elle, revenue aux Etats-Unis, continuera à jouer, notamment dans des films comme Un après-midi de chien de Sydney Lumet. Avec cette femme exceptionnelle mais mal connue, c’est un peu d’une époque qui disparaît. Restent de nombreuses images d’archives et d’extraits de spectacles, un remarquable film/captation The Brig; et des interviews qu’il suffit de demander : en la mémoire de Judith Malina, nous en enverrons pour leur petit Noël -donc vers le 15 décembre- une copie aux trois premiers de nos lecteurs qui nous écriront…
Adieu et merci Judith, pour votre incomparable travail théâtral.
Philippe du Vignal
Est ce qu’il n’y aurait pas eu un frankenstein monté par le living , je crois l’avoir vu à Cassis . Merci pour cet article . Pour nous qui avions 25 ans le living c’était une approche non bourgeoise du théâtre. C’était une bouffée d’oxygène avec des moments pitoyables aussi. Quand par exemple ils décident d’aller jouer au quartier champfleury d’avignon, que nous sommes 400 à les suivre, fascinés mais que personne ne descend ni ouvre ses fenêtres .,