Talking heads d’Alan Bennett
Talkings Heads II d’Alan Bennett, adaptation de Jean-Marie Besset, mise en scène de Claude Bonin
L’auteur anglais, 81 ans, écrit sa première pièce, Forty years on en 1968 : succès immédiat. Puis suivront Habeas corpus, The Old country, Kafka’s dick, Single spies… Il a été aussi comédien, et scénariste, en particulier d’A Private fonction (1985), de Prick up yours ears, réalisé par Stephen Frears. Mais il a beaucoup écrit aussi pour la radio et la télévision; en 1993, la BBC diffuse Talking Heads. Ces monologues d’un format de 45 minutes ont connu un triomphe immédiat.. Et Alan Bennett a aussi écrit un roman La Reine des lectrices (2009) qui met en scène une reine d’Angleterre, devenue si passionnée par les livres, qu’elle néglige ses engagements royaux…
Talking Heads, « des têtes qui parlent »… Cette série de dix monologues/portraits de femmes de la classe moyenne de Leeds est vite devenu célèbre en Angleterre. Avec un cadrage très précis, en plan américain d’où le nom de cette série. Et on a déjà pu les voir chez nous, notamment dans la mise en scène de Laurent Pelly, depuis une quinzaine d’années.
Claude Bonin a, lui, choisi Femme avec pédicure et Nuits dans les jardins d’Espagne. Les deux personnages : Miss Fozzard et Mrs Horrocks, très propres sur elles, cherchent inconsciemment sans doute à échapper au quotidien morne de leur vie. Dans une rupture parfaitement assumée avec leur milieu social. Miss Fozzard a une passion pour ses pieds, et pour les chaussures : elle y consacre une partie non négligeable de son budget de petite employée, en achats et soins de pédicure. Mrs Rosemary Horrocks, elle, la soixantaine assumée, sans enfants, a une passion : toujours un sécateur à la main, elle soigne les plantes et la haie de son jardin, Ni l’une ni l’autre ne seront déçues de leur voyage, quand l’inattendu viendra bouleverser leur vie conformiste et étriquée!
Miss Fozzard vit seule ; vendeuse dans un magasin de tissus, elle consacre beaucoup de son temps libre à s’occuper de son frère qui a eu un accident vasculaire cérébral. Sa seule véritable joie : les visites régulières à son pédicure, et quand il prendra sa retraite, elle découvrira avec son successeur M. Dundale, les plaisirs du sexe. Et elle ne refuse pas l’enveloppe qui l’attend dans l’entrée, quand elle s’en va. Cet argent inattendu va lui permettre en effet de faire garder son frère et donc de recouvrer un peu de sa liberté. Ou la prostitution douce au secours de l’indépendance féminine, semble nous dire, avec un humour grinçant, Alan Bennett.
Quant à Mrs Rosemary Horrocks, elle se découvre une grande amitié avec Jeanne, une proche voisine qu’elle connaissait très mal et qui vient, d’un coup de revolver, de tuer son mari qui l’offrait en spectacle à ses copains quand il lui faisait l’amour en l’obligeant à porter une cagoule. Mrs Horrocks découvre le corps couvert de sang et raconte toute la scène avec une grande précision et un superbe détachement. Mais elle apprend aussi de Jeanne Ruddock qu’il y avait aussi un spectateur fort intéressé qui chante en sifflant… Comme son mari! Bizarre, vous avez dit bizarre…
Elle ira sa voir sa voisine condamnée à deux ans de prison ferme qui dit sans regret : «Je suis heureuse, si heureuse, dit-elle». Puis elle l’accompagnera se promener, quand elle aura des permissions de sortie, et prendra soin de son jardin. Son mari approuve car cela gardera son prix à leur pavillon à eux pour le vendre car il veut prendre sa retraite à Marbella… Mais Jeanne va mourrir d’un cancer foudroyant.
Bref, le sexe et la mort, conçus et revus et corrigés par ces femmes, l’une très jeune et l’autre sexagénaire quand l’inattendu va d’un coup donner un sens à leur vie. Les téléspectateurs anglais en étaient devenus leurs confidents, même si elles ne les voyaient jamais ; sur la petite scène d’un petit lieu fantastique tout en bois, situé sous le toit du Théâtre de l’Epée de bois, les deux comédiennes voient très bien le public. En alternance, dans une grande proximité, et comme en gros plan, « obscènes » au sens étymologique du mot, elles racontent leur histoire avec beaucoup d’humour et avec un souci du détail insignifiant, introduisant là où on l’attend pas, une bonne dose de non-sens et d’absurdité.
Alan Bennett sait ainsi admirablement mettre en valeur la petite phrase ou le mot qui casse tout: « Avec votre Magnolia Grandiflora, vous avez la main verte .» « Les gens prennent au moins leur petit déjeuner, avant de commencer à se canarder ». dit Miss Fozzard et elle constate: « Les gens n’aiment pas que l’on ait un vie à soi. C’est drôle, je n’avais jamais pensé que j’avais une vie. » « On aimerait avoir un revolver, dit Mrs Horrock. Moi, le mien, j’ai mis mes derniers espoirs dans sa prostate. »« On était dans le jardin, je lui ai servi du thé. Assez portée sur les petits biscuits. Elle m’a fini le paquet de chocos. Elle m’a dit , c’est vraiment gentil, vous savez recevoir. Vous aviez déjà vu un macchabée tout nu? «
« Ce qui compte, Miss Fozzard, me dit-il, c’est ce que vos pieds vont devenir. Il y a si longtemps que vous venez chez moi, que je ne voudrais pas laisser vos pieds dans de mauvaises mains ».
Ces femmes se confient à nous, avec un humour diabolique, sur un ton en complet décalage avec la description minutieuse de la réalité délirante, ou parfois des plus horribles, de leur histoire.
Claude Bonin a su très bien prendre la mesure et le ton de ces monologues. Parfois un peu longuets dans la description des travers de la classe moyenne anglaise, ils auraient mérité un coup du sécateur de Mrs Horrock. Mais il a très bien dirigé ses deux interprètes: Emmanuelle Rozès (Miss Fozzard) et Bénédicte Jacquard (Mrs Horrock), tout de suite crédibles et brillantissimes pendant toute la pièce, grâce à une gestuelle étonnante et à une diction très précise… Comme Christine Brücher, Nathalie Krebs et Charlotte Clamens dans la mise en scène de Laurent Pelly en 2009, (voir Le Théâtre du Blog). Et ces monologues qui, à la lecture, peuvent sembler seulement très intéressants, deviennent, grâce à leur diction si particulière et à leur gestuelle, de véritables moments d’anthologie : les élèves des écoles de théâtre vont pouvoir s’en donner à cœur joie. Pour faire croire en effet à autant de nunucherie, autant de bêtise, teintée par de brèves mais formidables lueurs de lucidité, cela exige une sacrée intelligence du texte comme du plateau.
Tout dans ce spectacle, remarquablement mis en scène, est juste ; aucun cabotinage alors que cela aurait pu être facile, pas d’inutiles effets lumineux, pas de micros H.F., pas de vidéos-décors, pas de virgules musicales, Bref, rien de ces fanfreluches dont certains metteurs en scène se servent actuellement pour habiller et faire valoir, en vain! leur spectacle.
La haie verte du jardin de Mrs Horrock est pleine d’humour aussi, avec ses petites trappes pour faire apparaître de temps en temps son visage, l’escarpin (2,90 m x 1,50 m) de Miss Fozard est moins convaincant, et encombre un peu le petit espace mais bon, on ne va ne pas chipoter. C’est un très bon et savoureux spectacle.
Si ce nouveau Talking Heads passe près de chez vous, n’hésitez pas.
Philippe du Vignal
Spectacle joué jusqu’au 19 avril au Théâtre de l’Epée de bois, Cartoucherie de Vincennes ; les 6, 7 et 8 mai à 20h 30 au Centre des bords de Marne à Le Perreux-sur-Marne (94).
Moulins à paroles : monologues, traduction de Jean-Marie Besset. Actes sud, 1999, et Moulins à paroles (2), Actes Sud, 2009.
Oui, c’est sans doute un excellent traducteur,et les dialogues sont d’une belle écriture, eque personne n’a jamais contesté. En revanche,comme directeur d’un centre dramatique important,on ne peut pas dire qu’il ait vraiment fait des merveilles, et il était temps que cette expérience en reste là, dans l’intérêt de tous, le sien compris…
Philippe du Vignal
La traduction de Jean-Marie Besset a sa part dans l’efficacité du spectacle. Je le précise, car on a tellement tapé sur ce personnage ces derniers temps qu’il faut rappeler que c’est un excellent traducteur. Et, comme directeur de théâtre, peut-être le regrettera-t-on à Montpellier…