La Maison des chiens
La Maison des chiens d’après Sophocle, adaptation et mise en scène de Vlad Troitskyi
Pour rejoindre leurs places, les spectateurs montent sur une immense cage métallique d’environ un mètre de haut, rectangulaire, dans laquelle évoluent les comédiens. D’un pas incertain (talons fortement déconseillés!) le public s’installe tout autour de ce dispositif et assiste au quotidien d’une prison, rituel cruel et implacable que d’imposants garde-chiourmes infligent aux détenus.
À l’exception d’un rebelle, placé dans une cage cylindrique, ils sont soumis et se plient au règlement, rampent, dorment, s’agitent dans la pénombre, sous les pieds des spectateurs, qui, à l’insu des prisonniers, assistent, voyeurs impuissants, à ce simulacre de goulag …
Dans un tohu-bohu d’ordres hurlés et de cliquetis métalliques, quelques moments de grâce et de beauté : des chants aux accents religieux, venus d’une autre âge, s’élèvent du chœur des damnés; et sous une lumière blanche, ils déploient des fleurs colorées avant que leurs bourreaux ne balayent leurs compositions florales et n’étouffent leurs voix, en obturant le plafond de la cage avec des planches de bois violemment jetées.
«Ces fleurs, explique Vlad Troitskyi, font référence à la « centaine céleste », c’est-à-dire aux cent personnes mortes lors de la dernière journée de Maidan (place de Kiev où ont eu lieu les affrontements meurtriers, au début 2014). Aujourd’hui encore, la place est couverte de fleurs en leur souvenir. »
Car c’est bien la situation de l’Ukraine qu’entend symboliser le spectacle : «La première partie a été créée quand Viktor Ianoukovitch est arrivé au pouvoir, dit le metteur en scène. On y évoquait le climat mental d’un pays en train de s’enfoncer dans un gouffre avec le retour de ce que j’appelle le « soviétisme », à savoir une forme d’infantilisme où l’on attend toujours que quelqu’un décide à votre place. »
Avec les événements de Maidan, le pays est sorti enfin du gouffre pour remonter à l’air libre avec la fuite de Ianoukovitch. C’est là qu’on a créée la seconde partie et qu’on a rajouté la séquence avec les fleurs dans la cage. En effet, après l’entracte, on passe à un tout autre point de vue. C’est au tour des spectateurs d’être encagés, et les comédiens évoluent alors au-dessus de leurs têtes.
Étrange sensation d’enfermement, d’autant que l’on s’adresse à nous, sans que nous puissions répondre, passant pour des morts-vivants sur lesquels des couvercles de bois seront bientôt cloués. Nous ne profitons pas moins, assis dans une épaisse et angoissante pénombre, d’un ensemble vocal étonnant : La Maison des chiens ne s’inspire pas ouvertement d’Œdipe Tyran, mais chœurs, prières et plaidoyers sont traduits de la tragédie de Sophocle.
À ces chants magnifiquement interprétés, aux accents quasi religieux, mais aux rythmiques contemporaines, se mêlent quelques textes bibliques, des réflexions sur la destinée humaine, le pouvoir, et la religion.
«Ce spectacle, précise Vlad Troitskyi, c’est une façon de poser la question : qui sommes-nous et que voulons-nous ? Actuellement, en Ukraine, nous vivons une période particulièrement intense, avec le sentiment très fort que tout dépend de chacun de nous, que notre destin est entre nos mains. C’est dur à vivre, mais en même temps, c’est très stimulant.»
L’humour n’est pas loin dans cette deuxième partie, quand les comédiens s’adressent aux spectateurs. Mais c’est bien vite la gravité qui l’emporte, nous plongeant, de manière symbolique et assez radicale, au plus près d’un peuple opprimé à la recherche de la vérité pour se libérer de la servitude. C’est un instantané de la situation ukrainienne, pris sur le vif, que nous fait éprouver et ressentir avec urgence la jeune troupe venue de Kiev. En particulier, grâce à la musique de Vlad Troitskyi, Roman Iasynovskyi et Solomiia Melnyk et aux voix poignantes des comédiens-chanteurs.
Fondé en 1994 par Vlad Troitskyi, sur ses propres deniers, le Théâtre Dakh «théâtre sur le toit», (car c’est sur le toit d’un immeuble que tout a commencé) est devenu un haut lieu du théâtre ukrainien, avec son école ouverte en 2000, et de nombreux projets théâtraux et musicaux, dont, dernièrement, le récital des Dakh Daughters.
Il ne faut pas manquer ses prochains spectacles.
Mireille Davidovici
Le spectacle a été joué au Monfort Théâtre dans le cadre du Festival Standard Idéal de la MC93, programmé hors-les-murs. www.mc93.com
Les Dakh Daughters seront au festival d’Avignon.