Antigone de Sophocle, nouvelle traduction d’Annie Carson, mise en scène d’Ivo van Hove ( en anglais sur-titré en français)
Sophocle nous a transmis cette histoire d’Antigone, au scénario et dialogues absolument géniaux. Antigone est la fille et demi-sœur d’Œdipe, roi de Thèbes, puisqu’il a épousé Jocaste, sa mère! Elle a pour sœur Ismène; Etéocle et Polynice, ses frères qui devaient régner en alternance sur Thèbes se sont entretués pour garder le pouvoir.
Créon, frère de Jocaste et donc leur oncle, est le nouveau roi de Thèbes mais aussi le père d’Hémon, le fiancé d’Antigone dont étymologiquement, le prénom signifie: «contre la descendance » ou « à l’encontre des ancêtres ». Bref, Antigone a une lourde hérédité familiale…
Quand la pièce commence, un messager vient dire que, sur ordre de Créon, le corps de Polynice doit rester sans sépulture, parce que traître à la cité. Même si Créon ne respecte pas les lois religieuses, chose inadmissible chez les Grecs de l’antiquité, puisqu’un mort sans sépulture, donc sans que les rites funéraires aient été effectués, ne peut pas descendre aux Enfers ; son esprit doit donc alors errer sans fin dans l’Erèbe, c’est à dire dans la nuit, le chaos. C’est donc l’horreur absolue aux yeux de sa famille.
De son côté, Antigone ne supporte pas la loi imposée par le pouvoir politique ici incarné par son oncle. Comme son père Oedipe, humiliée et désespérée, elle va au devant de son malheur, puisqu’elle annonce qu’elle va enterrer son frère. Des gardes la retrouvent en effet en train de couvrir de terre le cadavre de son frère ; c’est, pour elle, essentiel que ces rites soient respectés, quel que soit le défunt.
Son oncle Créon, qui est le chef des armées et donc le protecteur de la cité, essaye en vain de l’en dissuader, d’abord parce qu’un tel acte irait contre son pouvoir moral et politique absolu. Il estime que c’est à lui, et à lui seul, de garder l’unité et le bon fonctionnement politique de son pays. Nul ne doit donc désobéir aux lois et décrets royaux, puisqu’il en va de la vie de tout un peuple qui, estime-t-il, a déjà beaucoup souffert d’une guerre civile. Et puis, Antigone est quand même sa nièce…
Le chœur, qui représente le peuple de Thèbes écoute, et prend conscience de la situation. Et est en colère contre Eros, c’est à dire les pulsions sexuelles qui ont été à l’origine de cette tragédie, quand Oedipe a couché avec sa mère: «Le désir a sa place entre les grandes lois qui règnent sur le monde, et la divine Aphrodite fait de nous ce qu’elle veut ». Vieux thème que l’on retrouve déjà chez Parménide et Empédocle. Assez ironique, le chœur n’est pas spécialement tendre non plus pour Antigone à qui il fait remarquer qu’elle n’a rien d’une déesse, qu’elle est une simple mortelle, et qu’elle doit donc payer « les fautes paternelles », ce qu’elle n’accepte pas.
Mais il est aussi accablé et impuissant à trouver une solution à cette tragédie familiale qui atteint aussi l’Etat, la “polis” toute entière.
Créon hésite puis décide donc de la faire enfermer vivante dans une grotte avec un peu de nourriture, ce qui la conduira tôt ou tard à une mort certaine. Prudente, Ismène, sa sœur n’a pas voulu l’aider à enterrer leur frère. Créon qui en fait une affaire, à la fois politique et personnelle, ne veut pas céder et écouter Tirésias, le vieux devin aveugle de Thèbes, célèbre pour voir et dire sans crainte le vrai. «La cause, c’est toi », lance-t-il à Créon qui comprendra qu’il est victime de son intransigeance et qui va alors essayer mais trop tard de sauver Antigone.
Celle qui alors n’avait plus guère de raison de vivre, a en effet préféré se pendre. Son fiancé Hémon ne le supporte pas et s’enfonce une épée dans la poitrine, comme Jocaste, la mère/épouse d’Oedipe. Créon a déjà perdu ses deux neveux, sans compter un autre fils, Mégarée. Bilan: six morts dont trois suicides, ce qui fait beaucoup. Créon est anéanti, désespéré. « Le destin, dit-il, est trop lourd à porter ».
Et cela donne quoi cette pièce mythique, sans doute la plus célèbre de Sophocle, quand elle est mise en scène par le metteur en scène belge Ivo van Hove, 57 ans qui dirige le Toneelgroep d’Amsterdam? Déception totale! Malgré un travail technique impeccable, désolé, c’est sans grand intérêt artistique!
Première erreur: une scénographie d’un modernisme assez prétentieux, singeant un peu Thomas Ostermeier et ses décors intelligents, Jan Versweyveld a imaginé un plateau légèrement surélevé en bas duquel il y a des rayonnages de livres noir, un évier à un bac côté jardin, un canapé en cuir noir, un bureau et un évier à deux bacs côté cour. Comprenne qui pourra!
Au centre du plateau, seconde erreur, un décor très esthétisant avec une petite porte étroite, et au-dessus, un grand disque figurant un soleil orange devenant ensuite blanc… assez éblouissant qui empêche de bien voir le visage des acteurs, puis se transformant en une lune bleutée; derrière, un grand écran où sont projetées des images floues de passants dans les rues d’une grande ville, et à la fin, une vallée désertique! Comprenne aussi qui pourra à ces gadgets qui polluent et n’apportent absolument rien à une vision forte de la tragédie de Sophocle.
Dans ce décor noir, et à cause d’une lumière le plus souvent sépulcrale, on ne voit pas très bien quel est le personnage qui parle (avec un micro H.F. inutile qui uniformise les voix, ce qui n’arrange pas les choses!). La mise en scène d’Ivo van Hove est comme aseptisée, bien sèche et bien froide, visiblement inspirée de celles de Bob Wilson, mais sans âme et la beauté en moins, avec des personnages très statiques qui se parlent souvent à plusieurs mètres! Et qui changent de rôles ! On a donc intérêt à bien connaître la pièce si l’on veut s’y retrouver, ou à se raccrocher au sur-titrage comme on peut.
Les comédiens font le boulot, y compris Juliette Binoche, solide sans doute mais décevante, qui n’a plus l’âge du rôle et ne semblait pas très à l’aise. C’est vrai qu’on la voit peu au théâtre et la dernière fois, c’était dans Mademoiselle Julie, il y a quatre ans, et on a bien du mal à retrouver ici la formidable actrice qu’elle est au cinéma.
Quant au texte, à le relire de près en grec ancien, les dialogues et chœurs, magistralement écrits par Sophocle, souffrent de cette “nouvelle traduction” qui malgré sa clarté, au style souvent racoleur, ne tient pas la route. Du moins à ce qu’en révèle le surtitrage; c’est du genre: “ Donc, fais tes magouilles”. “Ecoute-moi, tu parles comme un petit dictateur; “ J’ai été prise en flagrant délit de piété absolue”.
Côté dramaturgie, ce n’est guère plus convaincant, on se demande bien pourquoi Jocaste joue ensuite le chœur, pourquoi il y a a toutes ces images vidéo qui n’ont rien à faire là et qui parasitent la vision du spectacle, pourquoi Tirésias et Hémon se bagarrent, pourquoi Antigone, une fois morte, revient à la fin, avec des bribes de texte emprunté à celui du chœur réduit à quelques comédiens perdus sur ce grand plateau. Même si le problème du chœur est toujours difficile, quand on veut monter une tragédie antique. Maurice Jacquemont, et le Groupe de Théâtre antique de la Sorbonne avec Les Perses d’Eschyle, Antoine Vitez avec Electre de Sophocle, ou Peter Stein avec sa fameuse Orestie, eux, avaient mieux réussi leur coup. Là, Ivo van Hove a esquivé… Dommage.
Tout se passe comme si le metteur en scène qui a reçu cette commande, avait livré un produit de luxe,bien emballé (sans doute coûteux) avec vedette à la clé… mais d’une parfaite sécheresse et où l’émotion est aux abonnés absents. Et il en aurait sans doute été de même, si Juliette Binoche avait choisi une autre tragédie grecque, puisqu’à l’écouter, elle a été au centre de ce projet.
Ivan do Hove dit des choses très justes dans sa note d’intention, notamment quand il parle de cette mise en scène, un cortège funéraire organisé par les Pays-Bas avec un corbillard sur cent kilomètres pour chaque victime du vol Malaysian Airlines abattu en Ukraine. Mais malheureusement, on ne retrouve pas grand chose de ce tragique dans sa mise en scène ni dans l’interprétation de Juliette Binoche, sinon parfois dans quelques dialogues entre Créon et Tirésias.
Bref, Ivo van Hove a raté sa cible; une fois de plus, la leçon est claire: la tragédie grecque, c’est difficile mais cela marche, et comment! à une seule condition: ne pas tricher, et ne pas choisir un parti pris de modernité à tout prix, et/ou une excellente actrice/vedette de cinéma, pour jouer le rôle principal d’une pièce mythique. Cela ne suffit pas, et fonctionne pas ou mal.
Un jeune metteur en scène et une équipe solide, avec une jeune Antigone (les écoles nationales en ont sûrement en stock), sans scénographie imposante, sans inutiles vidéos, sans micros HF, auraient sûrement mieux réussi leur coup. Voilà.. le fan-club de Juliette Binoche a applaudi, le reste du public beaucoup moins! Dommage surtout, quand on a la chance de disposer d’un aussi beau plateau que celui du Théâtre de la Ville.
Donc, inutile de vous déplacer pour voir une chose aussi approximative…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Ville à Paris jusqu’au 14mai. T: 01 42 74 22 77