Les Etats du désir, partie n°2
Les Etats du désir, partie n°2-Les Cœurs tétaniques, texte de Sigrid Carré Lecoindre, projet réalisé par Léna Paugam
SACRe (Sciences, Arts, Création, Recherche), formation doctorale de Paris Sciences & Lettres, destinée aussi bien aux artistes et créateurs qu’aux scientifiques, résulte de la coopération entre le Conservatoire national supérieur d’Art dramatique, du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs, et de celle des Beaux-Arts, de l’Ecole normale supérieure sciences et lettres (ENS), et de la Femis.
Avec comme objectif (assez ambitieux) de stimuler les échanges (voir l’entretien avec Claire Lasne, nouvelle directrice du Cons dans Le Théâtre du Blog) mais aussi de rénover et ressourcer les modes et les méthodes d’expérimentation des artistes, musiciens, cinéastes, metteurs en scène, acteurs ou designers, et des chercheurs en sciences exactes, humaines et sociales ; ce nouveau doctorat d’art et de création s’inscrit dans les cursus d’enseignement supérieur européens, dits L.M.D. [Licence, Master, Doctorat]. Voilà , vous savez tout.
Donc ces Etats du désir est un élément essentiel de la recherche engagé par Lena Paugam pour son doctorat qu’elle soutiendra en 2016. En janvier dernier, elle en avait déjà présenté le premier volet Les Yeux déserts.
Les Etats du désir participent à la fois de la performance/happening fondée sur un texte de Sigrid Carré Lecoindre mais aussi d’une installation scénographique. Faite de châssis de bois tissés de fils, elle fait penser aux « murs » que dressaient les comédiens pour enfermer les spectateurs, et dialoguer avec eux) à la fin d’Orlando furioso (1970) du grand metteur en scène italien Luca Ronconi, décédé en janvier dernier, spectacle mythique joué dans une des halles Baltard à Paris.
Au Cons, cela se passe dans la salle Louis Jouvet restructurée pour la circonstance : pas de sièges et le public est invité à déambuler parmi une dizaine de «cages» faite de châssis de bois et de fils; on est à la fois dedans, ou en dehors, parfois juste devant ou derrière, c’est selon. Et l’on entend aussi parfois deux textes différents proférés en même temps, des dialogues et/ou des solos de quelques minutes.
On peut ainsi être tout près d’un lit dans une chambre, ou à côté d’une table ronde où trois jeunes gens dialoguent autour d’un micro, dans une petite salle de bains avec lavabo et baignoire, ou dans un couloir où un comédien assis sur un téléviseur ancien modèle qui diffuse aussi une image, profère un autre texte. Ce n’est pas nouveau mais dans cette vieille maison, cela l’est et bien réalisé.
Le tout étant souvent accompagné à la guitare électrique par Nathan Gabilly. Les textes, très inégaux et un peu appliqués, qui ont tous trait aux manifestations du désir, ne sont pas d’une grande densité. Mais c’est la mise en scène avec une approche spatio-temporelle bien maîtrisée, jointe à une sorte de passage de relais d’un comédien ou plusieurs autres un peu plus loin, pendant que le public est appelé à bouger, qui nous a paru la plus intéressante dans cette affaire.
Rappelons-le, c’est un travail de recherche, pas toujours abouti, donc forcément avec des failles ou des erreurs et encore en devenir. Mais qu’importe, c’est la règle du jeu, et il faut la respecter. Les jeunes comédiens, Sébastien Depommier, Antonin Fadinard, Lena Paugam, Julie Roux, Fanny Sintès et Benjamin Wangermée savent s’emparer d’un texte souvent obscur, et ils le font avec beaucoup d’humilité et de générosité. Et, après tout, cela les prépare aussi à une des facettes de leur futur métier.
La scénographie ici essentielle et dotée de beaux éclairages, elle est efficace, et grâce au « regard scénographique» (sic) d’Aurélien Lemaignen, d’une réelle beauté plastique. Comme hors du temps et dans cet espace poétique chaleureux de la salle Louis Jouvet aux murs et parquet de chêne.
Bien costumés en longues robes grises pour les filles, costumes stricts pour les garçons, ils forment apparemment une sorte de petite communauté théâtrale déjà solide. Comme disait Antoine Vitez à propos des écoles de théâtre : «Au moins, ils se seront rencontrés là».
On oubliait : il y a aussi une belle idée, la présence d’une vedette, une adorable petite fille de cinq ans aux yeux bleus magnifiques, elle aussi en longue robe bleu pâle et qui sert plusieurs fois, impeccable, de réplique muette.
Cette soirée (sans doute un peu trop sage, (un peu trop BCBG comme souvent au Cons) mériterait sans doute plus d’audace, plus de délire dans la communication que Lena Paugam essaye de créer avec le public ambulatoire d’une trentaine de personnes. Mais cette mise en scène-événement spectaculaire a déjà le grand mérite de faire bouger les lignes et d’introduire d’autres paramètres et d’autres façons de proclamer que la vie théâtrale existe aussi, de façon différente et multiple. En dehors de spectacles coûteux, à la scénographie prétentieuse, et sans grande ambition artistique que de faire jouer une vedette de cinéma (on ne vise personne !).
Dans le paysage théâtral actuel, il est important qu’il y ait, pour ces apprentis-comédiens, la possibilité de travailler dans une cellule de recherche sans but immédiat. Et c’est bien que les orientations pédagogiques du Conservatoire aillent aussi dans ce sens. En France, de ce côté-là, nous avons bien du retard du côté de pratiques artistiques transversales!
En tout cas, il serait étonnant que quelque chose de positif ne sorte pas de ces expériences menées avec d’autres filières artistiques et/ou littéraires et scientifiques : en tout cas, c’est tout le spectacle des années 2030 qui se prépare ici… Et il n’est pas trop tôt pour y penser. « Allons sagement et doucement, disait William Shakespeare, trébuche qui court vite ! »
Philippe du Vignal
Cette étape du travail en cours a été présenté au Conservatoire national les 23 et 24 avril pour quatre représentations ; d’autres étapes sont programmées en 2015 et 2016.