Je te souviens, d’après Souviens-moi d’Yves Pagès et I remember de Joe Brainard, un projet de Benoît Bradel
Si l’oubli n’existait pas, nous ne serions plus qu’un objet abstrait et déshumanisé, un archivage mémoriel, un dossier informatique au goût du jour, un disque dur qui existerait le temps d’une vie avant de finir misérablement dans une déchetterie. Ainsi est lancée sur le plateau, de manière intempestive, la partition verbale et libérée de Je te souviens par le performeur Gaspard Delanoë, dégaine aérienne et ahurie, dirigé par le metteur en scène et vidéaste Benoît Bradel.
Je te souviens est né de Souviens-moi d’Yves Pagès, compagnon de route de la compagnie Zabraka, soit une envie irrépressible de créer un spectacle autour d’un trésor humain, la mémoire collective et la mémoire intime, deux espaces-temps de trous, tours, troubles et détours, selon les mots de Benoît Bradel.
Il fallait en passer, évidence ou paradoxe, par le souvenir du célèbre Je me souviens de Georges Pérec qu’incarnait sur sa bicyclette atemporelle et aventureuse, Sami Frey, à la fois sombre et enjoué en 1988. Texte fondateur lui-même inspiré de celui d’un jeune poète et artiste américain, Joe Brainard, inventeur de cette formule magique: « I Remember, Je me souviens ».
Marie Chaix, traductrice de I remember en français, note la publication des premiers I remember en 1970, puis de I remember more en 1972 et More I remember more en 1973, une panoplie unique de la vie quotidienne de l’Amérique profonde des années quarante et cinquante, et du New York des années soixante.
Georges Pérec, touché au vif par le principe revendiqué du non-oubli et avant même de lire ce modèle américain, se met à décliner à plaisir ses Je me souviens facétieux et ludiques, tirés de sa propre histoire dramatique et de son époque.
De son côté, quelques décennies plus tard, Yves Pagès écrit Souviens-moi qui s’appuie sur le jeu similaire de la reprise en incipit, « De ne pas oublier », matrice joyeuse d’une énumération fragmentaire intime, dévergondée et secrète encore.
Le spectacle de Benoît Bradel contient les items des œuvres de Brainard et Pagès, des années quarante à nos jours, où se croisent petite et grande histoire, générations, figures historiques et dans le vent, objets comme ce tube de dentifrice dont on ne voit pas le bout, à travers l’éclatement d’images anarchiques libérées, des fulgurances que la mémoire croyait oubliées, une musique non contrôlée de souvenirs étincelants qui font sens, soutenus par la création musicale et l’interprétation sur scène de Thomas Fernier, et qui résonnent en point et contre-point.
I remember hoola hoops : Gaspard Delanoë se contorsionne et fait jouer autour de sa taille le cercle en plastique disparu qui fait tourner les esprits. Face à un vaste tableau énigmatique dont les variations colorées répondent aux lumières d’Orazio Trotta, l’installation de Benoît Bradel et Olga Karpinski est un jeu de cubes enfantins à dimension augmentée: boîtes en carton blanc empilées, tours de Pise improvisées, dalles funéraires,monuments urbains, sièges, tables, tambourins. Formes géométriques à construire et à déconstruire: un monde où l’on se perd et où on s’égare à la fois et où l’on se retrouve étrangement : « Je me souviens de moi me surprenant avec une expression sur le visage qui n’avait plus aucun rapport avec ce qui se passait. »
La vie semble ainsi et à bien des égards mystérieuse, aléatoire et hasardeuse : « De ne pas oublier qu’entre 1973 et 1976, mon collège parisien était encore non mixte et qu’évolution des mœurs oblige, à deux trois ans près, j’ai manqué de chance. »
Le comédien se défait de ses atours classiques pour en revêtir d’autres plus contemporains et juvéniles, puis choisit une robe clinquante et brillante: autant d’humeurs saisies dans l’instant et autant d’états d’âme et de corps changeants. Humour et malice sont toujours au rendez-vous : « De ne pas oublier cette remarque paternelle assénée dès avant ma puberté, qui voulait que la durée moyenne du coït corresponde « peu ou prou » à l’échelle de cuisson des œufs dans l’eau bouillante : à la coque, mollet ou dur. »
On en redemanderait encore, de ce spectacle subtil et espiègle, où est remis à plat le fonctionnement déroutant d’une mémoire encore vive et saine, à une époque où se révèlent toutes les énigmes des maladies insaisissables d’Alzheimer.
Véronique Hotte
TRIO…S / Inzinzac Lochrist/ Hennebont – Scène de territoire pour les arts de la piste (56), le 30 avril
Théâtre de Cornouailles, Scène nationale de Quimper, les 11 et 12 mai