Ne parle pas aux inconnus
Ne parle pas aux inconnus Contre-courant #2, direction artistique de Cécile Arthus
Après la création des Enfants en mai 2013, Oblique Compagnie a lancé une nouvelle édition du projet Contre-courants, à la fois ambitieux et modeste : soit dresser une sorte de portraits de jeunes européens. Avec cette année, le travail de Sandra Reinflet, une écrivaine-photographe qui a traversé l’Europe dans tous les sens. « L’important, dit-elle, n’est pas la destination, mais le chemin »
Elle et une copine, ont parcouru en stop les routes d’Athènes à Helsinki, soit un périple de 3.300 kms. But de l’opération : récolter les témoignages de jeunes Européens à qui elle a demandé: quelles frontières, quelles limites avez-vous déjà dépassées.
À partir de ces paroles fraîchement rassemblées, une trentaine de jeunes de Thionville et de Lorraine entre douze et vingt ans, ont imaginé, solidement encadrés par des professionnels dans des ateliers dits de pratique artistique, à partir de cette réalité rencontrée au quotidien par Sandra Reinflet, des portraits de jeunes européens: finlandais, grecs, allemands, etc… à la fois très différents de par leur culture et l’économie de leur pays mais tous en proie aux même doutes… D’un bout à l’autre de l’Europe, donc géographiquement éloignés mais ayant les mêmes interrogations qui ressemblent aussi … à celles de leurs parents quand ils avaient leur âge, il y a une trentaine d’années.
Soit donc au programme : des interventions personnelles et collectives entrecoupées de danse hip-hop. Le tout dirigé et mis en scène par Cécile Arthus et Sadat Sekkoum pour la chorégraphie. Ces jeunes gens sont assis sur un praticable en T tout autour de la scène et se lèvent chacun pour dire un fragment de leur texte avant de passer le relais à un autre, ou pour danser. Ces phrases brutes de décoffrage n’ont rien d’anodin, sont souvent d’une belle lucidité et en disent long sur le monde actuel. « Aujourd’hui, dit Camille, on prétend qu’on collabore, qu’on recycle, mais la vérité, c’est qu’on fait tout payer. Avant tu donnais ta vieille console, aujourd’hui, tu la revends sur Internet. Avant, tu filais tes clés à tes potes quand tu partais en vacances, aujourd’hui, tu sous-loues ton canapé dès qu’il n’est pas occupé. Avant, tu t’arrêtais quand quelqu’un levait le pouce, aujourd’hui, il réserve ton siège arrière avec son numéro de CB. C’est la crise, je sais, il faut tout rentabiliser. Mais j’ai envie de montrer qu’on peut faire les choses autrement, pour le plaisir de la rencontre. J’ai envie de voyager en stop, à contre-courant.
Raoul : « Le problème, c’est que la protection de la nature, ça n’intéresse que les enfants. Et les profs à la limite. Mais les profs ne sont pas tout à fait des adultes puisqu’ils n’ont jamais quitté l’école. Les parents eux, ils ont d’autres priorités ». Temuka : « Ça n’avait pas l’air si mal le bloc de l’Est. Nos parents ne possédaient pas grand-chose mais ils avaient un travail, des assiettes pleines. Pas de viande tous les jours, mais assez pour se remplir le ventre. Ils pouvaient voyager dans les autres pays de l’URSS. Aujourd’hui, tout est possible… en théorie. Mais en Géorgie, il nous faut des visas, de l’argent pour voyager. On pourrait… mais on ne peut pas. Et ce conditionnel change tout. C’est comme vivre dans une pâtisserie géante et ne pouvoir manger aucun gâteau.
Lina : «J’aimerais étudier l’anglais pour aller vivre ailleurs. Beaucoup d’amis ont déjà fait ça. Mes grands-parents répètent qu’on devrait rester. Que c’est à nous de sauver la Grèce. Qu’il faut résister. Mais je ne veux pas me sacrifier pour une cause que je n’ai pas choisie. Pour les rêves de grandeur de mon pays. La Grèce ne sera jamais l’Allemagne. On ne peut pas jouer dans la même cour. Ou plutôt jouer avec le même cours. L’Euro c’est… une utopie. J’ai envie de vivre maintenant, pas d’attendre que jeunesse et crise se passent. Ce prix-là aussi est au-dessus de mes moyens ».
La direction d’acteurs de Cécile Arthus fait preuve à la fois de souplesse et d’une grande rigueur comme en témoigne le dispositif oral et visuel qu’elle a réussi à mettre en place, sans aucun dérapage. Pas d’illusion : il y faut de longues séances de travail, quand il s’agit de mettre en scène des collégiens et lycéens. « A travers des exercices ludiques, dit Cécile Arthus, ces jeunes ont développé différents outils indispensables à l’art du jeu de l’acteur et de la prise de parole : le corps, la voix, la respiration, la présence dans l’espace, le rythme, la concentration, l’engagement, la connaissance de soi et celle de l’autre, la dynamique de groupe, la relation avec le public… »
Sans doute avec des résultats inégaux : certains ont souvent du mal à maîtriser des phrases dont ils ne sont que les porte-parole, et il est impossible de les juger comme on le ferait pour un spectacle professionnel. Mais en slam comme en danse contemporaine, quelques-uns ont déjà acquis une pratique indéniable. Encore une fois, il s’agit plutôt d’un résultat final d’un atelier multidisciplinaire où tout reste fragile mais de cette fragilité qu’a su habilement jouer Cécile Arthus, et c’est assez malin : elle a réussi à les mettre en confiance, et à faire en sorte qu’ils possèdent une certaine réflexion critique sur ce travail collectif, sans laquelle il leur aurait été impossible de progresser. Ce qui est pédagogiquement essentiel et n’est déjà pas si mal, surtout quand il faut diriger trente jeunes sur un plateau.
Cette opération n’aurait pu exister sans l’aide de l’Europe et des instances municipales et régionales, et bien sûr le soutien du Nest-Centre dramatique national de Thionville-Lorraine. Il y a ici une belle matière de textes et de mise en scène, loin de textes contemporains souvent inodores et il faudrait donner la possibilité à Cécile Arthus de poursuivre ce travail sous une forme plus resserrée et avec une dizaine de ces jeunes ; elle le mérite amplement.
Philippe du Vignal
Spectacle présenté les 25 et 26 avril au Nest de Thionville.