Nous sommes pareils à ces crapauds
Nous sommes pareils à ces crapauds qui… conception d’Ali et Hèdi Thabet, de et avec Mathurin Bolze, Laida Aldaz Arrieta, Hèdi Thabet, direction musicale de Sofyna Ben Youssef
et Ali, conception et interprétation de Mathurin Bolze et Hèdi Thabet
La première partie de ce spectacle est inspirée par une phrase du poème d’Henri Michaux Feuillet d’Hypnos, Fureur et mystère, (1948): “Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l’austère nuit des marais s’appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d’amour toute la fatalité de l’univers…”
Sur scène, quelques chaises, des gros lampadaires de tôle suspendus pour ces deux pièces. Nous sommes pareils à des crapauds est la dernière création (2013) d’Ali et Hèdi Thabet, Mathurin Bolze, Artémis Stavidri et Sofyna Ben Youssef : voix, guitare, accordéon, violon et bouzouki, le fameux luth. Au programme: musique populaire tunisienne mais aussi et surtout le très fameux rébétiko grec né dans les années 1920, né dans les quartiers pauvres, au Pirée et dans les grandes villes grecques, où habitaient des réfugiés d’Aise mineure et des émigrés de l’intérieur venus des îles fuir la misère à Athènes. Musique et paroles quelque peu sulfureuses, méprisées d’abord, puis même interdites par les autorités…
Les premières images sont déjà sublimes: un couple, lui en costume noir strict et, elle, en longue robe blanche de mariée marchent en rond, suivis par un homme unijambiste qui, régulièrement, coince d’un coup de béquille la traîne de la robe. Provoquant comme un arrêt sur image. Dans un silence total, puis accompagné par les musiciens tunisiens et grecs Stefanos Filos, Ioannis Niarchos, Hidhla Taghoui et Siofyann Nen Youssef qui chante et les dirige aussi.
En une série d’images à la fois somptueuses et poétiques, sans un seul mot, tout est dit du couple, de la fusion des corps, des amours difficiles voire impossibles, de la jalousie mais aussi de la tendresse entre le mari et l’amant, et de la séparation, et de la nostalgie…
De ces deux frères belgo-tunisiens, Ali Thabet est passé par le Centre national des arts du cirque et a collaboré avec entre autres avec Philippe Découflé et Josef Nadj. Hèdi Thabet, lui, est ancien élève de l’Ecole de cirque de Bruxelles où il a pratiqué à la fois, l’acrobatie et le jonglage. Mais il a dû être amputé d’une jambe à la suite d’un cancer à dix-huit ans, ce qui ne l’empêche pas de danser magnifiquement, même parfois sans ses béquilles!
Hèdi Thabet, majestueux, imposant de force et de légèreté, et ses deux complices: Mathurin Bolze et Laida Aldaz Arrieta ont une présence en scène tout à à fait exceptionnelle de vérité. Ce qui frappe aussi pendant ces trente minutes, c’est l’accord rare, parfait entre ce trio de comédiens-acrobates-danseurs et les musiciens. Même si on ne comprend pas les paroles, sauf par instants; à l’heure des musiques enregistrées, c’est un rare et vrai bonheur…
Le spectacle est bien rodé sans doute, mais quel rythme et quelle expression du corps tout entier, quelle unité de jeu! Ici, rien n’est laissé au hasard: tout est à la fois d’une grande humilité, d’une intelligence poétique et d’une précision scénique exceptionnelles, y compris dans le choix des lumières d’Ana Samoilovich. Et cela fait du bien, surtout après avoir subi la veille cette chose affligeante de prétention, créée d’après une phrase de Spinoza par Denis Génoun à Chaillot (voir Le Théâtre du Blog) qui ferait bien d’aller voir ce spectacle où l’on sait faire parler les corps.
Après un intermède musical d’une quinzaine de minutes tout aussi réjouissant, est présentée Ali, pièce réalisée en 2008 et interprétée par Mathurin Bolze et par Hèdi Thabet, qui entre un peu en résonance avec la première, et qui lui est très liée dans la conception comme dans la réalisation. Il s’agit de deux personnages en miroir, tous les deux avec des béquilles, et qui dansent à n’en plus finir. Dans un sorte de curieux ballet où il est aussi question d’amour et de fraternité, toujours sans paroles et accompagnés par les musiciens.
Le public a fait aux sept artistes une ovation amplement méritée. Cela se passe en France à Paris, interprété par des Belges/Tunisiens, une Basque, des Grecs et des Tunisiens… Bref, on ne vous le dira pas trois fois: si vous avez envie d’oublier un moment les sinistres histoires des fichiers de M. Ménard, maire de Béziers qui, en mars dernier, avait fait mettre en berne les drapeaux de sa ville pour l’anniversaire des accords d’Evian, et de savoir à quoi ressemble l’Europe et la Méditerranée d’aujourd’hui, ne ratez surtout pas ce spectacle au Rond-Point, ou quand il sera en tournée. Comme dit le vieux proverbe cantalien, il fait chaud au cœur, et du bien par où cela passe…
Philippe du Vignal
Théâtre du Rond-Point à Paris jusqu’au 23 mai à 18h 30, relâche les 8,9, 10, 14, 18 et 19 mai. Et à la Filature de Mulhouse du 7 au 9 octobre; à l’Allan, Scène nationale de Montbéliard les 8 et 9 décembre; au Carreau de Forbach le 21 janvier….