Pédagogies de l’échec
Pédagogies de l’échec de Pierre Notte, mise en scène d’Alain Timar
Au centre de la scène, un praticable, entouré d’une mer de tissus bruns froissés: un lieu isolé, rescapé d’une catastrophe, explosion ou séisme… Il ne reste plus rien que cet îlot de survie. Un homme et une femme viennent nous expliquer le propos : brosser le décor d’une ville en ruines après cette catastrophe. Alain Timar, toujours à l’affût de nouveaux textes, a découvert, un peu par hasard, cette pièce de Pierre Notte: « Au septième étage, dans des bureaux dont il ne reste ni cloisons ni fenêtres, deux employés se plient aux lois de la hiérarchie dans un monde en ruines et dépeuplé. Mais ils continuent de travailler et de se soumettre aux rôles professionnels : pouvoir et immunité de la cadre, servilité et irresponsabilité de l’assistant de direction.
Avec mauvaise foi, rancœurs, humiliations, mises à l’épreuve, jalousies et désirs. En bas de l’immeuble, on monte des échafaudages pour une reconstruction hypothétique mais le coût de leur location a déjà précipité la boîte dans la faillite. Mais les deux employés, désœuvrés, sans objectif ni projet, veulent tenir le coup, encore et malgré tout… Pédagogies de l’échec est une comédie féroce sur la vanité de l’action et des rôles imposés, la théâtralité des catégories socio-professionnelles. »
Alain Timar explore ici les diverses facettes de notre rapport au monde, dans ce qu’il a de plus perturbé et où se croisent deux thématiques : aliénation mentale au travail et apocalypse menaçante. Comme Pierre Notte, qui a une fascination angoissée pour les rapports hiérarchiques et les jeux de domination dans la société libérale actuelle.
Mise en scène et scénographie d’une efficacité totale. La tension croît inexorablement, au fur et à mesure de la découverte par les deux personnages, de l’ampleur du désastre et de leur isolement. C’est un huis-clos, une île déserte où s’affrontent ces survivants qui se mesurent, se cherchent et se fuient. Respectant d’abord les rapports hiérarchiques, puis tentant de les abolir, se querellant… avant de se rapprocher.
Dans leur angoissante solitude à deux, ils s’accrochent aux bribes de la phraséologie entrepreneuriale comme à des bouées de sauvetage. Sauver son image, sauver sa place au regard de l’autre, c’est tout ce qui leur reste. Mais ce verbiage économique et cette logique comptable tournent court, quant il s’agit de survie. Le corps avec ses besoins naturels : envie de pisser et attirance sexuelle les ramènent à une plus juste vision de leur situation, cocasse et absurde à la fois. Pédagogies de l’échec gagne en efficacité, quand montent la tension et la menace de leur disparition.
La scénographie imaginée par Alain Timar: un plateau qui s’incline et où s’accrochent les personnages, donne la mesure de cette tension. Peu à peu, ils glissent physiquement et leur maîtrise de la situation dérape aussi. Dans cette défaite annoncée, ils terminent leur course, accrochés au bord du plateau, et s’agrippent mutuellement avec l’espoir de s’en tirer. Parfois, on étouffe d’angoisse, parfois on éclate de rire ou on rit jaune.
Il faut saluer la performance d’Olivia Côte et de Salim Kechiouche dans cette scène de naufrage. Remarquable acrobatie, diction claire, et gestuelle efficace comme une chorégraphie réglée avec minutie ! Olivia Côte est tout à fait étonnante, dans le rôle le plus difficile, celui de cette femme d’affaires en perdition et en mal d’amour. Drôle et pathétique, elle incarne avec justesse le drame de la femme moderne, aux prises avec les logiques antithétiques du travail et de la vie personnelle.
Un spectacle tout à fait réjouissant.
Michèle Bigot
Théâtre des Halles à Avignon, présenté du 23 au 26 avril; pendant le festival, du 4 au 26 juillet (relâche le 14 juillet) à 17h.