Woyzeck/ Ismaël Tifouche Nieto

Woyzeck de Georg Büchner, traduction de Rebecca Goldblatt et Ismaël Tifouche Nieto, adaptation et mise en scène d’Ismaël Tifouche Nieto

 4-1422110431Woyzeck est une pièce fragmentaire, écrite en 1837, année où mourut du typhus, à 24 ans, ce jeune et génial auteur, à la fois médecin, scientifique et dramaturge qui s’était inspiré de l’affaire de Johann Christian Woyzeck, ancien soldat, coiffeur sans emploi, qui avait poignardé son amante. Ludwig Büchner,  fit publier, en 1850, les œuvres de son frère: une nouvelle, Lenz, et trois pièces, La Mort de Danton, Léonce et Léna et ce Woyzeck resté inachevé.
Et il y a tout juste un siècle, Rainer Maria Rilke en avait déjà vu le potentiel scénique : «C’est un spectacle sans pareil que celui de cet homme maltraité, vêtu de son bourgeron, au centre de l’univers, malgré lui, dans le rapport infini des astres. Voilà du théâtre, voilà ce que pourrait être le théâtre».
Et Bertolt Brecht fit connaître cette pièce fabuleuse qui existe en quatre versions, et champ de tous les possibles pour de nombreux metteurs en scène, entre autres : Mathias Langhoff, André Engels, Thomas Ostermeier, Stéphane Braunschweig, ou encore Josef Nadj  (voir Le Théâtre du Blog).
Woyzeck, un jeune soldat, vit  misérablement avec sa femme, Marie, et leur  bébé. Pour les nourrir, il accepte de servir de cobaye au médecin militaire qui le paye pour lui infliger des traitements expérimentaux, et d’aide de camp à son capitaine qui en fait son souffre-douleur et ne cesse de lui infliger des leçons de morale. Maltraité dans son corps, humilié dans son esprit, et sans argent, il va perdre la raison et accusera Marie d’être l’amante du tambour-major. Woyzeck tombe dans la folie et, victime devenue bourreau, finira par la tuer d’un coup de couteau. Comme le disait très bien Thomas Ostermeier, il représente « toute la provocation faite à un être humain, et la preuve de la violence qui est en nous ».
L’adaptation de d’Ismaël Tifouche Nieto est du genre habile, et met bien valeur le texte avec ses références au Faust de Goethe  et  à La Genèse : «Il y eut un soir, il y eut un matin, et Dieu vit que cela était bon. » Mais aussi aux frère Grimm, avec  un de leurs  contes, dit par une grand-mère et que l’on entend rarement dans les mises en scène de Woyzeck…
Il a situé la pièce dans le monde contemporain; cela se passe d’abord dans une fête foraine, avec musique facile et vulgaire, et guirlandes d’ampoules de couleur un peu partout; un bateleur, en habit gris et haut-de-forme noir, propose des fleurs, une jeune femme offre des bâtons de barbe-à-papa. Il y a des rails au sol (assez casse-gueule! pour le public debout), puis on nous invite à nous asseoir sur les gradins mais on ne verra le spectacle que derrière des rideaux transparents  en plastique épais… Sur les rails, arrivent de petits praticables mus électriquement, chargés d’un des protagonistes, et où se passent certaines scènes. Ce n’est pas  sûrement pas l’invention scénographique du siècle, mais bon…
 La direction d’acteurs est précise: Ismaël Tifouche Nieto qui joue Woyzeck s’en sort plutôt bien, Pauline Caupenne ( Marie) est, elle, un peu moins convaincante. Mais il y a des moments entre Marie et Woyzeck  où passe une  véritable émotion, grâce aussi à la beauté des éclairages latéraux et en douche (Benjamin Nesne) qui créent un climat intimiste. Malgré quelques images inutiles en vidéo sur grand écran.
Et il y a une chose  que l’on ne voit jamais dans les mises en scène de Woyzeck, c’est la présence de gens du peuple (ici une quinzaine de jeunes  comédiens) qui, à la fin de la première partie, formidable image, sont tous allongés sur les rails.
Le metteur en scène a aussi bien su montrer le désarroi de ce pauvre bougre, et la domination qu’il subit, sans doute facteur déclenchant du meurtre qu’il va commettre. Et quand Georg Büchner écrivit sa pièce, c’était, dramatiquement parlant, tout à fait révolutionnaire. Comme ce langage qui n’obéit à aucune des contraintes de l’époque. Woyzeck, assez velléitaire, humilié par son capitaine, par le médecin qui le prend comme cobaye, et, croit-il,  par Marie, subit une aliénation à la fois sociale et mentale et ne maîtrise pas vraiment le langage, ni bien sûr les événements de sa pauvre vie.
Ismaël Tifouche Nieto  a traité avec finesse les nombreux monologues intérieurs de cet anti-héros, en proie à l’incompréhension d’un monde où il ne peut et ne pourra jamais trouver sa place. Avec de belles et fortes images comme ce récit de la grand-mère,  ou encore, très impressionnante : la mort de Marie dont le corps, transporté sur un chariot, percé d’un coup de couteau,  laisse échapper un flot de sang sur sa robe blanche,

Il y a ensuite un entracte de quinze minutes que rien ne justifie, et qui casse le rythme de cette pièce courte. Dommage! Puis, on a droit à une scène (qui tombe à plat), dehors sur l’herbe et près du mur du théâtre, de la folie de Woyzeck devant le médecin, avant qu’on ne rentre dans la salle, configurée cette fois  en espace bi-latéral.
«C’est la représentation, dit le metteur en scène et interprète, qui prise dans le mouvement doit rendre compte d’une distorsion de la perception : espace et temps sont modifiés, troublés par la porosité, l’indistinction entre réalité et imaginaire : la relation scène salle a lieu de s’en trouver affectée. » Elèmentaire, mon cher Büchner !  Mais c’est beaucoup moins évident, quand on veut  faire passer ce genre d’approximations théoriques sur un plateau.

C’est donc une mise en scène intéressante pour sa direction d’acteurs, mais inégale et pas vraiment aboutie, dont il faudrait revoir l’organisation et surtout la scénographie, mais honnête et que Philippe Adrien a eu raison d’accueillir. Première étape d’un travail en cours, que l’on aimerait  revoir, après qu’il ait été resserré et affiné. Donc à suivre…

Philippe du Vignal

Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes jusqu’au 7 juin. T : 01 43 28 36 36

 

 


Archive pour 11 mai, 2015

Ostermeier Backstage

 

Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen et Frank Weigand

 picture_id159_midAprès des débuts remarqués à la Baracke du Deutsches Theater où il mena un véritable travail de laboratoire  sur le jeu, comme Meyerhold ou Stanislavski, Thomas Ostermeier est nommé à trente ans, directeur de la Schaubühne de Berlin où depuis 1999, il met en scène aussi bien des classiques que des contemporains, Lars Norén, Sarah Kane ou Jon Fosse.
À quarante et un ans, il a signé plus de trente créations dont unWoyzeck (2004)  ou un Hamlet en rock-star mélancolique, qui sont restées des joyaux. En opposition frontale avec ceux qui ont forgé le théâtre contemporain : la scène n’est pas pour lui un lieu de performance ou d’installation, mais une manière de renouer avec la narration et le personnage, dans une approche non académique.

 Ces entretiens passionnants, à la fois solides et pleins d’humour, dévoilent les principes esthétiques et humanistes d’une création singulière, et des  orientations socio-politiques, économiques et intimes. Il a eu un parcours qu’on aurait pu croire paisible mais s’est construit en se posant contre l’ordre établi. Deuxième de trois garçons d’une famille modeste, il se sent proche de sa mère. Mais son père, un militaire autoritaire,  est un ennemi déclaré… A qui il reconnaît toutefois des qualités d’accordéoniste et d’animateur: «C’est avec lui aussi que j’ai regardé les premiers petits films de Karl Valentin. C’est lui qui m’a transmis cette passion pour son humour subversif, si décapant, si bavarois. »

À seize ans, depuis Landshut, un «trou de province», l’adolescent rebelle, fugue et parcourt  en stop, Italie, Balkans, Grèce, Turquie… Plus tard, celui qui mettra en scène La Forte Race de Marie-Luise Fleisser et Susn d’Herbert Achternbusch, règle ses comptes avec la Basse-Bavière catholique: «Toute ma force vient de ma résistance à la Bavière, de ma colère et de ma haine. J’ai été élevé dans la plus pure tradition catholique, j’ai été enfant de chœur. Il existe cette maxime : tout bon catholique ayant été un jour enfant de chœur, doit devenir communiste, au plus tard au début de la vingtaine. Ce principe communautariste, cette manie de la rédemption et cette volonté de sauver le monde ont à voir avec la manière dont s’est déroulée ma socialisation… »

Après avoir joué le fanfaron ludique (il est aujourd’hui plus réservé mais toujours souriant) et s’être mis en scène auprès de ses camarades pour combler le manque de bonheur à la maison, il crée une troupe de théâtre au lycée d’abord, puis indépendante : «Un groupe de rock indé. De vrais freaks, des types super. On fumait des roulées, on buvait du vin rouge, on discutait littérature et on faisait du théâtre.»

L’adolescent libéré y rencontre Jens Hillje, son futur bras droit à la Baracke et à la Schaubühne. Le goût du théâtre est venu au futur inventeur d’images scéniques, grâce  entre autres, à une passion pour la lecture et la littérature transmise par sa professeure d’allemand. Il fait aussi de la musique de groupe, basse électrique et contrebasse : «une période assez sauvage, avec beaucoup de hardcore punk: les squats dans la Hafenstraße à Hambourg, les manifs, la gauche alternative… cela m’attirait.
Le théâtre est d’abord pour lui un art du conflit : «Je savais que j’étais contre mon père, contre l’autorité, contre la Bavière, contre les écoles, contre l’église, contre le catholicisme, contre les hauts salaires et contre tous ceux qui, depuis toujours, font la pluie et le beau temps, entre eux. Et je ressentais une bonne dose de haine en moi, chaque fois que mes camarades de classe revenaient de leurs vacances en Italie, faisaient l’article aux filles avec ça, et en plus, les invitaient ensuite à manger une glace. »

Les scénographies de Thomas Ostermeier soulignent  la superficialité clinquante de ce qu’il appelle le Nouveau Centre, fan de design. Ce théâtre incisif connaît  un beau succès à l’étranger (moins en Allemagne!) grâce à un mode de narration classique qu’il remet au goût du jour. Il se dit le petit frère des déconstructivistes qui ont tout fait voler en éclats. Leur héritier en ramasse les morceaux et les recolle, « dans l’espoir de rendre visibles les points de raccord ». Thomas Ostermeier ne déconstruit pas mais reconstruit et conte à nouveau des histoires. Réalisme narratif  compréhensible dans le monde entier, comme le cinéma vit d’histoires hollywoodiennes et la littérature, du roman nord-américain. Et on s’intéresse partout au rôle de la femme, à la question de la famille, aux promesses de bonheur de la société bourgeoise. La qualité de ses acteurs  fascine le public français mais lui salue en passant Le Théâtre du Soleil, entreprise et communauté réelles. Le public n’est nulle part ailleurs aussi jeune et cosmopolite qu’à Berlin,  une ville qui agit comme un aimant et offre des rencontres inouïes aux  artistes de tous les pays. À travers les créations du chef de file de la Schaubühne, les festivals internationaux achètent de l’identité berlinoise.

Un Ennemi du peuple de Ibsen est significatif: Berlin est l’exemple même de la culture des hipsters qui se veut végétalienne et engagée, un thème universel. La vocation de l’artiste est de comprendre l’homme, de  raconter des histoires qui parlent de la réalité sociale et politique d’aujourd’hui: «Un théâtre émancipateur explorant, à l’instar de l’examen de conscience chez les catholiques, nos propres dispositions à la corruption, au mensonge, à l’hypocrisie, et inversement, nos qualités, un théâtre émancipateur de type micro-sociologique, disséquant les relations familiales, les relations de couples, sans qu’on en soit forcément conscient -ce théâtre-là, je le trouve absolument nécessaire et sensé. »

La représentation théâtrale est comparable à l’expérience vivante d’un saut de trapèze à contempler, selon Eisenstein et les hommes de théâtre russes, un spectacle d’une dimension à la fois physique, artistique et acrobatique. Shopping & Fucking de Mark Ravenhill raconte ainsi les années pré-2000, avec une jeunesse sans perspective d’avenir, avec précarité d’emploi, drogue, fun. Des jeunes gens vivent en collocation, sexuellement déboussolés et n’ont aucune chance de réussite professionnelle. Une leçon de théâtre contemporain, de comique fou, avec excès de violence et à la fin, le sermon abject d’un néo-conservateur autoritaire. «Ce que je peux dire de moi, c’est qu’en effet, j’ai une grande passion pour la confrontation, l’activité politique, l’idée de transformer la réalité. »

L’école Ernst Busch à Berlin-Est a marqué la socialisation théâtrale du futur metteur en scène avec Stanislavski, Bogdanov… Il n’est devenu Ouest-allemand qu’à la Baracke, quand Michael Eberth lui a mis des pièces britanniques contemporaines entre les mains, puis avec des auteurs comme Falk Richter, Marius von Mayenburg, Biljana Srbljanovic, Lars Norén et Sarah Kane qui, selon lui, «a détruit l’un des derniers mythes de notre temps, celui de l’amour. Nous avions déjà dû abandonner le mythe de la religion, celui du communisme ou encore celui de la famille -l’amour est la seule chose qui promet encore un peu de sens pour la plupart des êtres humains. Devoir dire adieu à cette promesse de salut est douloureux, radical. Comme auteure, Sarah Kane a été suffisamment intelligente pour le faire, sans simplifier, ni accuser personne.»

  Thomas Ostermeier analyse les subtilités entre l’amour et l’amitié appréciée aujourd’hui car elle n’exige rien en retour, alors que l’amour a obligatoirement quelque chose à voir avec l’autre, d’où son importance : «Nous avons peur du risque émotionnel qu’il faut prendre en amour. Parce que l’autre, le souci de l’autre, nous ne savons plus ce que c’est, il est devenu trop difficile de vivre et de se confronter à l’altérité. Et c’est là qu’il faut chercher-je dis cela en passant, l’une des raisons de la crise de l’art dramatique: le manque d’empathie. »

Selon lui, l’œuvre d’Ibsen, prétendu peintre des états d’âme et des paysages intérieurs, ne parle finalement que d’argent. Réalité analysée avec le regard d’un matérialiste historique et ses personnages appartiennent surtout à la classe moyenne ou viennent de l’intégrer. Et ils sont obsédés par le fait qu’ils risquent de perdre leur statut comme dans l’Allemagne actuelle, la peur de la faillite économique et de la précarité hante la petite bourgeoisie. La déchéance sociale est significative surtout dans les grandes villes. Le public de théâtre classique appartient à la classe moyenne supérieure et, plus encore en France et en Russie, qu’en Allemagne, à la bourgeoisie intellectuelle qui se sent menacée par la crise économique. On l’a vu dans le sud de l’Europe, où elle a subi les plus grosses défaites à ce jour.
«Un Ennemi du peuple est la première pièce qui parle d’un lanceur d’alerte, longtemps avant que l’expression même n’existe. À New York, pour l’ensemble du public, ce docteur Stockmann était un personnage à la Bradley Manning, Edward Snowden ou encore Julien Assange… De quelle force dispose encore la vérité dans une société ne reposant plus que sur une logique économique et manipulée par les médias ? A-t-elle encore la moindre chance ? »

Le drame familial de Lilian Hellman, The little Foxes (1939) est une pièce sur la cupidité et la brutalité, valeurs exemplaires du capitalisme. Un femme, interprétée par Nina Hoss, veut avoir son indépendance financière contre ses frères et son mari et elle gagne cette lutte dure contre le monde masculin. Ibsen et Shakespeare se partagent le cœur du dramaturge berlinois :  «Les scènes de Shakespeare sont comme des dés en verre : il y a un, ou deux, ou cinq, ou six côtés par lesquels on peut les regarder. Cet éclat multidimensionnel en est toute la beauté, mais aussi le défi.» Pour lui, Hamlet, que joue Lars Eidinger, est un gamin mal élevé et gâté, un phénomène très contemporain. Cet égocentrisme démesuré, ce narcissisme excessif, ce manque total d’intérêt pour les processus politiques, cette ignorance pleine de désinvolture avec laquelle on s’exhibe dans les réseaux sociaux, tout cela caractérise des pans entiers de cette génération.

Mesure pour mesure avec Gert Voss (le Duc Vincentio) et Lars Eidinger (le gouverneur Angelo) passionne le metteur en scène: «Au centre, un Robespierre, un parangon de vertu. C’est à lui que le Duc, un homme sage, mais hédoniste convaincu, permissif, confie la boutique qu’il a lui-même laissé péricliter. Vouloir mettre en place un système parfait en sachant qu’on est imparfait: il n’y a pas de description plus précise de la condition humaine. »  Réfléchir sur l‘homme, les dangers qui le menacent, la pauvreté de ses moyens, examiner ce que la société et l’économie font des sentiments : Ibsen et de Shakespeare observent les relations entre les hommes.

« La manière dont ils s’exploitent mutuellement, abusent les uns des autres, s’aiment, se désirent, se heurtent à leurs propres limites, la manière aussi dont la haine se transforme en amour et l’amour en haine, avec la notion de profit qui s’immisce dans les relations -et tout cela, non pas sur le mode de la thèse ou de la surenchère hystérique mais dans le rendu des corps, l’expérience des comédiens.» Tel le cinéma de John Cassavetes. Thomas Ostermeier regrette l’absence de communication immédiate par le langage.  Reste alors un dialogue de sourds où chacun n’entend que soi. Cet amoureux de la vie et du théâtre avoue avec plaisir et gourmandise: «Je suis un observateur passionné du genre humain, dans les restaurants, trains,  cafés, hôtels… toute cette microsociologie des conversations, déplacements et rencontres éveille mes sens à l’extrême ! »
 Quand on lit ce livre, on en redemande encore pour ce qui est de l’art et des passions de Thomas Ostermeier….

Véronique Hotte

Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, 2015, L’Arche Éditeur. 

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