Ostermeier Backstage
Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, traduit de l’allemand par Laurent Muhleisen et Frank Weigand
Après des débuts remarqués à la Baracke du Deutsches Theater où il mena un véritable travail de laboratoire sur le jeu, comme Meyerhold ou Stanislavski, Thomas Ostermeier est nommé à trente ans, directeur de la Schaubühne de Berlin où depuis 1999, il met en scène aussi bien des classiques que des contemporains, Lars Norén, Sarah Kane ou Jon Fosse.
À quarante et un ans, il a signé plus de trente créations dont unWoyzeck (2004) ou un Hamlet en rock-star mélancolique, qui sont restées des joyaux. En opposition frontale avec ceux qui ont forgé le théâtre contemporain : la scène n’est pas pour lui un lieu de performance ou d’installation, mais une manière de renouer avec la narration et le personnage, dans une approche non académique.
Ces entretiens passionnants, à la fois solides et pleins d’humour, dévoilent les principes esthétiques et humanistes d’une création singulière, et des orientations socio-politiques, économiques et intimes. Il a eu un parcours qu’on aurait pu croire paisible mais s’est construit en se posant contre l’ordre établi. Deuxième de trois garçons d’une famille modeste, il se sent proche de sa mère. Mais son père, un militaire autoritaire, est un ennemi déclaré… A qui il reconnaît toutefois des qualités d’accordéoniste et d’animateur: «C’est avec lui aussi que j’ai regardé les premiers petits films de Karl Valentin. C’est lui qui m’a transmis cette passion pour son humour subversif, si décapant, si bavarois. »
À seize ans, depuis Landshut, un «trou de province», l’adolescent rebelle, fugue et parcourt en stop, Italie, Balkans, Grèce, Turquie… Plus tard, celui qui mettra en scène La Forte Race de Marie-Luise Fleisser et Susn d’Herbert Achternbusch, règle ses comptes avec la Basse-Bavière catholique: «Toute ma force vient de ma résistance à la Bavière, de ma colère et de ma haine. J’ai été élevé dans la plus pure tradition catholique, j’ai été enfant de chœur. Il existe cette maxime : tout bon catholique ayant été un jour enfant de chœur, doit devenir communiste, au plus tard au début de la vingtaine. Ce principe communautariste, cette manie de la rédemption et cette volonté de sauver le monde ont à voir avec la manière dont s’est déroulée ma socialisation… »
Après avoir joué le fanfaron ludique (il est aujourd’hui plus réservé mais toujours souriant) et s’être mis en scène auprès de ses camarades pour combler le manque de bonheur à la maison, il crée une troupe de théâtre au lycée d’abord, puis indépendante : «Un groupe de rock indé. De vrais freaks, des types super. On fumait des roulées, on buvait du vin rouge, on discutait littérature et on faisait du théâtre.»
L’adolescent libéré y rencontre Jens Hillje, son futur bras droit à la Baracke et à la Schaubühne. Le goût du théâtre est venu au futur inventeur d’images scéniques, grâce entre autres, à une passion pour la lecture et la littérature transmise par sa professeure d’allemand. Il fait aussi de la musique de groupe, basse électrique et contrebasse : «une période assez sauvage, avec beaucoup de hardcore punk: les squats dans la Hafenstraße à Hambourg, les manifs, la gauche alternative… cela m’attirait.
Le théâtre est d’abord pour lui un art du conflit : «Je savais que j’étais contre mon père, contre l’autorité, contre la Bavière, contre les écoles, contre l’église, contre le catholicisme, contre les hauts salaires et contre tous ceux qui, depuis toujours, font la pluie et le beau temps, entre eux. Et je ressentais une bonne dose de haine en moi, chaque fois que mes camarades de classe revenaient de leurs vacances en Italie, faisaient l’article aux filles avec ça, et en plus, les invitaient ensuite à manger une glace. »
Les scénographies de Thomas Ostermeier soulignent la superficialité clinquante de ce qu’il appelle le Nouveau Centre, fan de design. Ce théâtre incisif connaît un beau succès à l’étranger (moins en Allemagne!) grâce à un mode de narration classique qu’il remet au goût du jour. Il se dit le petit frère des déconstructivistes qui ont tout fait voler en éclats. Leur héritier en ramasse les morceaux et les recolle, « dans l’espoir de rendre visibles les points de raccord ». Thomas Ostermeier ne déconstruit pas mais reconstruit et conte à nouveau des histoires. Réalisme narratif compréhensible dans le monde entier, comme le cinéma vit d’histoires hollywoodiennes et la littérature, du roman nord-américain. Et on s’intéresse partout au rôle de la femme, à la question de la famille, aux promesses de bonheur de la société bourgeoise. La qualité de ses acteurs fascine le public français mais lui salue en passant Le Théâtre du Soleil, entreprise et communauté réelles. Le public n’est nulle part ailleurs aussi jeune et cosmopolite qu’à Berlin, une ville qui agit comme un aimant et offre des rencontres inouïes aux artistes de tous les pays. À travers les créations du chef de file de la Schaubühne, les festivals internationaux achètent de l’identité berlinoise.
Un Ennemi du peuple de Ibsen est significatif: Berlin est l’exemple même de la culture des hipsters qui se veut végétalienne et engagée, un thème universel. La vocation de l’artiste est de comprendre l’homme, de raconter des histoires qui parlent de la réalité sociale et politique d’aujourd’hui: «Un théâtre émancipateur explorant, à l’instar de l’examen de conscience chez les catholiques, nos propres dispositions à la corruption, au mensonge, à l’hypocrisie, et inversement, nos qualités, un théâtre émancipateur de type micro-sociologique, disséquant les relations familiales, les relations de couples, sans qu’on en soit forcément conscient -ce théâtre-là, je le trouve absolument nécessaire et sensé. »
La représentation théâtrale est comparable à l’expérience vivante d’un saut de trapèze à contempler, selon Eisenstein et les hommes de théâtre russes, un spectacle d’une dimension à la fois physique, artistique et acrobatique. Shopping & Fucking de Mark Ravenhill raconte ainsi les années pré-2000, avec une jeunesse sans perspective d’avenir, avec précarité d’emploi, drogue, fun. Des jeunes gens vivent en collocation, sexuellement déboussolés et n’ont aucune chance de réussite professionnelle. Une leçon de théâtre contemporain, de comique fou, avec excès de violence et à la fin, le sermon abject d’un néo-conservateur autoritaire. «Ce que je peux dire de moi, c’est qu’en effet, j’ai une grande passion pour la confrontation, l’activité politique, l’idée de transformer la réalité. »
L’école Ernst Busch à Berlin-Est a marqué la socialisation théâtrale du futur metteur en scène avec Stanislavski, Bogdanov… Il n’est devenu Ouest-allemand qu’à la Baracke, quand Michael Eberth lui a mis des pièces britanniques contemporaines entre les mains, puis avec des auteurs comme Falk Richter, Marius von Mayenburg, Biljana Srbljanovic, Lars Norén et Sarah Kane qui, selon lui, «a détruit l’un des derniers mythes de notre temps, celui de l’amour. Nous avions déjà dû abandonner le mythe de la religion, celui du communisme ou encore celui de la famille -l’amour est la seule chose qui promet encore un peu de sens pour la plupart des êtres humains. Devoir dire adieu à cette promesse de salut est douloureux, radical. Comme auteure, Sarah Kane a été suffisamment intelligente pour le faire, sans simplifier, ni accuser personne.»
Thomas Ostermeier analyse les subtilités entre l’amour et l’amitié appréciée aujourd’hui car elle n’exige rien en retour, alors que l’amour a obligatoirement quelque chose à voir avec l’autre, d’où son importance : «Nous avons peur du risque émotionnel qu’il faut prendre en amour. Parce que l’autre, le souci de l’autre, nous ne savons plus ce que c’est, il est devenu trop difficile de vivre et de se confronter à l’altérité. Et c’est là qu’il faut chercher-je dis cela en passant, l’une des raisons de la crise de l’art dramatique: le manque d’empathie. »
Selon lui, l’œuvre d’Ibsen, prétendu peintre des états d’âme et des paysages intérieurs, ne parle finalement que d’argent. Réalité analysée avec le regard d’un matérialiste historique et ses personnages appartiennent surtout à la classe moyenne ou viennent de l’intégrer. Et ils sont obsédés par le fait qu’ils risquent de perdre leur statut comme dans l’Allemagne actuelle, la peur de la faillite économique et de la précarité hante la petite bourgeoisie. La déchéance sociale est significative surtout dans les grandes villes. Le public de théâtre classique appartient à la classe moyenne supérieure et, plus encore en France et en Russie, qu’en Allemagne, à la bourgeoisie intellectuelle qui se sent menacée par la crise économique. On l’a vu dans le sud de l’Europe, où elle a subi les plus grosses défaites à ce jour.
«Un Ennemi du peuple est la première pièce qui parle d’un lanceur d’alerte, longtemps avant que l’expression même n’existe. À New York, pour l’ensemble du public, ce docteur Stockmann était un personnage à la Bradley Manning, Edward Snowden ou encore Julien Assange… De quelle force dispose encore la vérité dans une société ne reposant plus que sur une logique économique et manipulée par les médias ? A-t-elle encore la moindre chance ? »
Le drame familial de Lilian Hellman, The little Foxes (1939) est une pièce sur la cupidité et la brutalité, valeurs exemplaires du capitalisme. Un femme, interprétée par Nina Hoss, veut avoir son indépendance financière contre ses frères et son mari et elle gagne cette lutte dure contre le monde masculin. Ibsen et Shakespeare se partagent le cœur du dramaturge berlinois : «Les scènes de Shakespeare sont comme des dés en verre : il y a un, ou deux, ou cinq, ou six côtés par lesquels on peut les regarder. Cet éclat multidimensionnel en est toute la beauté, mais aussi le défi.» Pour lui, Hamlet, que joue Lars Eidinger, est un gamin mal élevé et gâté, un phénomène très contemporain. Cet égocentrisme démesuré, ce narcissisme excessif, ce manque total d’intérêt pour les processus politiques, cette ignorance pleine de désinvolture avec laquelle on s’exhibe dans les réseaux sociaux, tout cela caractérise des pans entiers de cette génération.
Mesure pour mesure avec Gert Voss (le Duc Vincentio) et Lars Eidinger (le gouverneur Angelo) passionne le metteur en scène: «Au centre, un Robespierre, un parangon de vertu. C’est à lui que le Duc, un homme sage, mais hédoniste convaincu, permissif, confie la boutique qu’il a lui-même laissé péricliter. Vouloir mettre en place un système parfait en sachant qu’on est imparfait: il n’y a pas de description plus précise de la condition humaine. » Réfléchir sur l‘homme, les dangers qui le menacent, la pauvreté de ses moyens, examiner ce que la société et l’économie font des sentiments : Ibsen et de Shakespeare observent les relations entre les hommes.
« La manière dont ils s’exploitent mutuellement, abusent les uns des autres, s’aiment, se désirent, se heurtent à leurs propres limites, la manière aussi dont la haine se transforme en amour et l’amour en haine, avec la notion de profit qui s’immisce dans les relations -et tout cela, non pas sur le mode de la thèse ou de la surenchère hystérique mais dans le rendu des corps, l’expérience des comédiens.» Tel le cinéma de John Cassavetes. Thomas Ostermeier regrette l’absence de communication immédiate par le langage. Reste alors un dialogue de sourds où chacun n’entend que soi. Cet amoureux de la vie et du théâtre avoue avec plaisir et gourmandise: «Je suis un observateur passionné du genre humain, dans les restaurants, trains, cafés, hôtels… toute cette microsociologie des conversations, déplacements et rencontres éveille mes sens à l’extrême ! »
Quand on lit ce livre, on en redemande encore pour ce qui est de l’art et des passions de Thomas Ostermeier….
Véronique Hotte
Ostermeier Backstage, Entretiens avec Gerhard Jörder, 2015, L’Arche Éditeur.