Les Mamelles de Tirésias
Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire, mise en scène d’Ellen Hammer
En deux actes et un prologue, ce drame sur-réaliste (sic), mot inventé par son metteur en scène Pierre Albert-Birot, fut créé, en 1917, au conservatoire Maubel, maintenant théâtre Montmartre-Galabru.
Guillaume Apollinaire s’était inspiré du mythe du devin aveugle, Tirésias, sans doute pour mieux être plus provocant. Avec des thèses féministes et antimilitaristes évidentes et revendiquées. La première de la pièce fit scandale à cause de ses allusions transparentes à la première guerre mondiale qui n’était pas finie !
Il y a un personnage essentiel dans la pièce, c’est Thérèse qui change de sexe pour obtenir le pouvoir, celui qu’a son mari en particulier, et les hommes en général. Pour établir enfin l’égalité des sexes. Il y a de nombreux personnages : le directeur du théâtre, Thérèse/Tirésias, son mari, leur fils, une cartomancienne, un gendarme, un journaliste parisien, Presto, une dame, le peuple de Zanzibar, «personnage collectif et muet» joué par un seul acteur, des chœurs…
Les didascalies de Guillaume Apollinaire sont aussi précises que celles de Samuel Beckett ; instruments prévus: «revolver, musette, grosse caisse, accordéon, tambour, tonnerre, grelots, castagnettes, trompette d’enfant, vaisselle cassée» et : «tout ce qui est indiqué comme devant être dit au mégaphone, doit être crié au public».
Avant que le spectacle soit joué au Studio de Vitry, il a été donné dans le dépôt de vente d’Emmaüs qui qui occupe provisoirement un des bâtiments de l’ancienne Caserne de Reuilly. Avec un incroyable entassement d’objets : une sorte d’arbre doté de petits rectangles métalliques et posé sur le sol carrelé, des lustres des années 50, de verres, bibelots, vaisselles, le tout soigneusement rangés et accrochés aux murs, des croûtes : paysage, portraits, tableaux en tapisserie, tout à fait en accord avec la loufoquerie d’un texte qui, cent ans après, tient encore la route.
Sur-réalistevraiment, même si Guillaume Apollinaire considérait sa pièce comme une œuvre de jeunesse, dont pourtant le ton revendicatif est donné dès le début: « Non, Monsieur mon mari/Vous ne me ferez pas faire ce que vous voulez/Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de l’homme/Du reste je veux agir à ma guise/Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur plaît/Après tout je veux aussi aller me battre contre les ennemis/J’ai envie d’être soldat une deux une deux/Je veux faire la guerre ,et non pas faire des enfants/Non, Monsieur mon mari, vous ne me commanderez plus » Ou : « Fameux représentant de toute autorité/Vous l’entendez, c’est dit, je crois avec clarté/La femme à Zanzibar veut des droits politiques/Et renonce soudain aux amours prolifiques/Vous l’entendez crier/Plus d’enfants Plus d’enfants.”
Guillaume Apollinaire fait aussi référence à l’actualité artistique: “C’est épatant la musique moderne/Presque aussi épatant que les décors des nouveaux peintres/Qui florissent loin des Barbares/À Zanzibar/Pas besoin d’aller aux ballets russes ni au Vieux-Colombier/Aussi vais-je continuer à faire des enfants/Faisons d’abord un journaliste /Comme ça je saurai tout /Je devinerai le surplus /Et j’inventerai le reste. “On apprend de Montrouge/ Que Monsieur Picasso/ Fait un tableau qui bouge/Ainsi que ce berceau”.
Le poète ne craint pas d’écrire en vers de mirliton dont il n’est pas dupe, et teintés d’absurde et d’érotisme, ce qui renforce encore le côté burlesque des répliques: “Qu’importe viens cueillir la fraise
Avec la fleur du bananier/Chassons à la Zanzibaraise/Les éléphants et viens régner/Sur le grand cœur de ta Thérèse”.
La distribution est solide : Hiam Abbass, Eric Blakoski, Bass Dehm, Jean-Baptiste Sastre, et surtout Catherine Germain qui joue un clown. Étonnante comme d’habitude, dans ce personnage asexué, à la voix nasillarde. Avec une oralité et une gestualité impeccables, elle introduit une dimension bonasse et un peu inquiétante à la fois. Elle revient ensuite, démaquillée pour quelques répliques, puis se remet à sa petite table de comédienne, en bord de plateau, pour se grimer à nouveau, et placer sa perruque de tulle noir, surmonté d’un tout petit chapeau rouge, et parsemé de pastilles blanches. Belle image, même si on l’a souvent vue…
La mise en scène d’Ellen Hammer, que l’on a connue comme dramaturge du grand Klaus-Michaël Grüber, et de Bob Wilson, est précise mais sans doute bien trop sage, alors qu’à l’époque de sa création, le texte de Guillaume Apollinaire, avait dû faire l’effet d’une petite bombe. Son auteur, après avoir été grièvement blessé à la guerre, malade, mourra juste avant l’armistice! La difficulté est identique, quand on veut mettre en scène aujourd’hui Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, pièce satirique, elle aussi burlesque et surréaliste, monté par neuf ans plus tard par son auteur et Antonin Artaud. Comment retrouver la charge explosive de ce genre de textes?
Le spectacle est encore brut de décoffrage et cette version, disons de poche, souffre parfois de baisses de rythme mais cela devrait s’arranger. Bonne occasion en tout cas pour connaître ce texte rarement joué.
Philippe du Vignal
Studio-Théâtre de Vitry les 12 et 13 mai.