Entretien avec Marie-José Malis, directrice du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.
Centre Dramatique National, le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers va bientôt fêter ses cinquante ans. Une belle occasion pour réfléchir à la mission des centres dramatiques, à la pertinence de l’institution,à l’état de la décentralisation théâtrale, et enfin à la création artistique et à la politique culturelle… Ce qui fait beaucoup de questions qui méritent d’être posées franchement sur la table.
-Christine Friedel-: Le théâtre, et en particulier les Centres dramatiques nationaux, sont entrés depuis quelques années dans une ère du soupçon (dont on peut faire l’analyse). C’est donc le moment de prendre le contre-pied de cette défiance.
-Marie-José Malis : Le cinquantenaire du C.D.N. d’Aubervilliers serait une belle occasion pour organiser des assises du théâtre, de faire une sorte de nouvelle déclaration de Villeurbanne, comme en 1968». Pour que des artistes se réunissent pour dire quel est leur rapport à la politique, et édicter une règle.
-Le soupçon pèse d’abord sur le rapport au public : ce théâtre ne répondrait pas à une demande, à une attente, il serait élitiste, au mauvais sens du terme.
– M. J. M. : Les artistes n’ont pas à se sentir illégitimes. Nous avons à être avec les gens, à leur proposer un point de vue autre, un pas en avant, pour toucher ce qui fâche dans la question posée. En même temps, ce que fait, dans sa radicalité, Jérôme Bel, rassure : il est clair avec lui-même. On comprend tout, « ça réconcilie », dit un spectateur.
il faut rétablir avec le public ce genre de pacte complexe. Si on en reste à un :« tout ce qu’on demande à entendre, c’est ce qu’on sait déjà », on ne pourra pas avancer!
-La chance des C.D. N., c’est que les artistes qui les dirigent, peuvent compter sur une certaine durée.
– M. J. M. : Nous avons la chance et la liberté de composer avec des invités différents. Sur les fonctions que nous donnons à l’art, nous donnons donc différentes réponses, mais avec une préoccupation commune. La question n’est pas de montrer tout ce qui se fait de façon exhaustive, mais de chercher ensemble à quoi sert notre travail, ce qu’on peut apporter qui nous procure du bien à tous.
Qu’opposer à ce monde qui ne va pas ? Rodrigo Garcia répond par la liberté, Jérôme Bel, par l’égalité, en osant défaire son savoir en face de l’autre.
-Cette durée, c’est aussi une histoire, et un public parfois nostalgique ?
-M. J. M. : La difficulté pour venir au théâtre est parfois insurmontable chez des gens, jusqu’à la rencontre qui les y « autorise »… À notre arrivée, le public constitué, lui, a été déconcerté ; nous avons eu avec eux des discussions, des polémiques. Mais ils nous font crédit, au moins, ceux qui sont loyaux, qui ont une raison politique de venir, et pas seulement l’habitude du divertissement bourgeois.
Nous avons à proposer de l’inédit, pas forcément du compliqué et un public neuf le reçoit très bien, dès qu’il l’a en face de lui. Le théâtre n’est ni une consolation, ni un miroir satisfaisant. Nous souhaitons qu’il ne soit pas une chose vaine !
-En toute bonne foi, les personnes qui sont les « relais » des groupes de spectateurs, font parfois barrage entre ces groupes et le théâtre : ils craignent, disent-ils, que « ce ne soit pas pour notre public »
-M.J. M. : « Notre public », ça n’existe pas. Nous nous adressons, collectivement, à des personnes, pas à des catégories. Je crois que le public jeune est le meilleur qui soit, pourvu qu’on lui donne le meilleur et qu’il vienne de son propre choix. J’ai rencontré des lycéens à un débat ; ils sont venus au théâtre ensuite, fiers d’être là et d’y faire venir des copains.
Ici, le corps enseignant est formidable. Il y a une confiance, on peut parler de tout, avant, après un spectacle. Après le colloque sur Robespierre organisé par Jack Ralite, une classe de philo a fait cette déclaration : « Nous voulons appliquer l’Égalité dans la classe ». Nous leur avons ouvert le théâtre, ils sont venus les samedis matin s’entraider, librement, entre eux, et ils ont tous été reçus au bac.
Le déclic, ça a été l’âge de Saint-Just (dix-neuf ans) et de Robespierre. C’est important d’ouvrir le théâtre, de répondre à la demande qu’on a créée.
-Aubervilliers est une sorte de laboratoire de la culture ?
-M.J. M. : C’est en tout cas une ville où il y a plusieurs lieux importants de la création artistique, les Laboratoires, le Théâtre équestre Zingaro, L’Embarcadère … Je crois que les territoires pauvres sont les plus porteurs d’invention. On est pauvre ? Au moins, il n’y a pas un sentiment de déclassement, il y a un savoir sur sa propre vie. Et nous, comment allons-nous aujourd’hui opposer nos désirs, nos intelligences à ce monde « pourri » ?
Nous avons des forces, dans cette ville : le théâtre, les professeurs, les militants, avec toutes sortes de rencontres possibles entre les jeunes et les artistes.
-Qu’est-ce qui va changer, à Aubervilliers, avec le Grand Paris ?
- M. J. M. : Pour le moment, ce « grand Paris » est un projet petit-bourgeois et non une pensée du « vivre ensemble ». Ce n’est, encore une fois, que la gentrification des quartiers populaires. Le SYNDEAC (Syndicat des directeurs d’entreprises culturelles) a quand même tiré la sonnette d’alarme : la culture, l’art, n’étaient pas prévus, pas associés aux projets, ils n’arrivaient qu’« en plus ».
Il y aurait pourtant à travailler sur l’architecture : le théâtre près de l’Hôtel de ville, ce bâtiment républicain au milieu de la ville, c’est un beau symbole, mais ça ne marche pas pour ceux qui ont un rapport problématique avec l’Etat. Alors, on peut imaginer des sortes de nouvelles Maisons des Jeunes et de la Culture, des lieux très provisoires, sociaux, des endroits qui donnent à penser, qui aident les jeunes à formuler leurs désirs, à aller plus loin.
Claude Régy a toujours préféré ces sortes de hangars, où la scénographie et le rapport au public se construit avec la création scénique. En plus, c’est moins coûteux que les théâtres en dur, inadaptés et dépassés à peine construits.
Bien sûr, c’est avec le public que se construit l’institution. Après Hypérion, après les débats terribles, passionnants et épuisants d’Avignon, s’est constituée ici autour de nous une sorte de « brigade », un groupe de fidèles qui cherche avec nous comment convaincre les gens que le théâtre est pour eux, comment inventer un nouveau pacte.
Propos recueillis par Christine Friedel.