Livres: Le Théâtre des idées-Antoine Vitez/ Patrice Chéreau
LIVRES:
Le théâtre des idées – Antoine Vitez Anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu.
Georges Banu évoque Le Théâtre des idées, conçu avec Daniel Sallenave, comme un geste éditorial qu’ils avaient accompli, il y a vingt-cinq ans, dans l’urgence, quand disparut brutalement Antoine Vitez. Ses amis recueillirent alors ses textes essentiels : notes, journaux, entretiens – afin, selon leurs souhaits, « de condenser sa pensée, de la préserver dans son intensité, de lui donner sa chance de se constituer en référence pour les gens de théâtre à venir ».
Le Théâtre des idées est aujourd’hui réédité dans la collection Pratique du théâtre, inscrivant ainsi Antoine Vitez dans la lignée de la scène française, après Jacques Copeau, Louis Jouvet et Jean Vilar… Sa présence sur la scène artistique et politique de l’époque est éloquente : «Ses textes prouvent l’attrait double du monde et du théâtre : il voulait vivre, jouer, écrire, intervenir partout, inlassablement. L’écrit le consolait de l’éphémère.»
Cette vocation scénique est double, esthétique et engagement, mémoire et actualité.Engagement civique, interventions et prises de position caractérisent Antoine Vitez :«Tout le concernait… La Roumanie de Nicolaï Ceaucescu, l’Afghanistan envahi par les troupes russes (motif de son retrait du Parti communiste), la Grèce des colonels, sans parler de la Russie ancienne et actuelle. »
Le metteur en scène et poète a recherché «l’hybridation du théâtre d’art et du théâtre politique», une alliance rare qui s’ajoute aussi à celle des contraires, le Grand et le Petit, un rappel du complexe du Faust de Goethe qu’Antoine Vitez n’a cessé de revisiter car il souhaitait dresser des cathédrales comme Le Soulier de satin de Paul Claudel - mais voulait aussi sauvegarder aussi la rapidité de l’exercice et la liberté du raccourci.
Contemporain avant l’heure et comme posé sur le-qui-vive de l’Histoire, attentif aux horizons et aux collaborations du monde entier, Antoine Vitez a toujours cultivé cette double passion: l’appartenance à la France mais aussi à ces cultures qui le séduisaient : grecque, russe, allemande.
D’où son plaisir de la traduction des langues, et de la traduction scénique des textes – la représentation de théâtre, affectionnée par celui qui fut un et multiple. Le bel ouvrage traduit en mémoire pour le théâtre, se convertit désormais en histoire. Antoine Vitez a donné trois fois Électre de Sophocle, la troisième en 1986 – située dans la Grèce moderne -, vingt ans après la création à Caen, quinze ans après celle de Nanterre : «Le poème, à tout moment, décrit des fragments de l’histoire à venir ; on reconnaît les usurpateurs, les tyrans assassinés, le retour des clandestins et leur émotion devant le pays retrouvé, la rage au cœur de l’homme qui rentre et découvre l’étendue des malheurs de la patrie dans le corps outragé d’une femme, sa sœur. »
Électre est considérée comme la patrie et la sœur. Antoine Vitez se souvient de sa mise en scène, donnée au théâtre romain de Timgad en 1966, dans la toute jeune indépendance de l’Algérie. Le public a aussitôt reconnu dans Électre la nation humiliée pendant cent-vingt-cinq ans, soumise à l’usurpation coloniale, et ressuscitée, écrit Antoine Vitez dans la préface de la pièce : «Sophocle avait donc écrit aussi pour l‘Algérie, pour un peuple qu’il ne connaissait pas, et un temps qu’il ne pouvait imaginer. »
Un souvenir exemplaire parmi d’autres, la pièce est livrée à l’avenir, en un théorème politique que l’artiste expose avec rigueur et éclat.
Véronique Hotte
Le Théâtre des idées – Antoine Vitez Collection Pratique du Théâtre, NRF, Gallimard. 26,50 €
Patrice Chéreau, Figurer le réel d’Anne-Françoise Benhamou
Dramaturge et professeur en études théâtrales à l’Ecole normale supérieure, elle a rassemblé ici ses articles publiés entre 2000 et 2014, dans différentes revues ou actes de colloque, ainsi que des textes inédits. Elle avait suivi les répétitions de la troisième mise en scène de Dans la solitude des champs de coton, en 1995, à la Manufacture des œillets à Ivry-sur-Seine, et a donc observé de près le travail de Patrice Chéreau, qu’elle nous restitue, tout en l’analysant. Elle aborde aussi de manière plus théorique d’autres aspects de l’œuvre de ce grand créateur disparu en 2013.
Contrairement aux idées reçues, le classant comme « le meilleur de nos peintres de théâtre » , » le fils de l’image », elle s’efforce de débusquer ce qui se cache derrière un monde plastique qui n’a cessé d’évoluer et dont elle décrit le cheminement. Elle montre alors le réel qui affleure, lorsque l’illusion du théâtre se retire, la mise en crise du visible qui s’opère comme le préfigure l’ultime image du Crépuscule des dieux, celle de Peer Gynt ou plus récemment de I am the Wind, de Jon Fosse, créé à Londres en 2011.
« Le devenir-visible du drame doit être réenvisagé autrement ; d’une façon qui laisse entrevoir derrière le déploiement du théâtre l’envers qui le nie « , écrit- elle. « Je ne me suis jamais décidé à monter une pièce parce que je pensais qu’elle donnerait lieu à une grand déploiement visuel », confirme Patrice Chéreau.
Mais, comme on le lui a reproché à tort, il n’utilise pas les acteurs comme des pions plantés dans un décor ; il les livre au » travail douloureux d’aller au fond de soi » au plus près de la « faille », dit-il, car, pour lui, « le plateau est un incroyable révélateur » de leur quintessence : « pour qu’il se passe quelque chose ».
Ses interprètes participent, au même titre que la lumière, la scénographie, la musique, à l’organisation du secret : car « organiser le secret, c’est la partie la plus importante de mon travail » explique-t-il encore. Il entend par là démasquer le réel, dans la vérité que fait surgir le plateau.
Selon Anne-Françoise Benhamou, c’est la dimension tragique d’un rapport au monde qui se joue chez Patrice Chéreau, conscient de ce que le théâtre a d’illusoire : « Le théâtre devient vraiment important quand celui qui le fait, sait qu’il n’est pas important », confie-t-il dans le texte -programme de Lucio Silla. Et c’est ce qu’elle tente de débusquer dans ce livre. Elle nous fait aussi part, au détour d’un chapitre : Quatre bouleversements, de l’émotion qu’elle a éprouvée, quand elle a vu des spectacles comme Peer Gynt, Hamlet, Dans la solitude des champ de coton et du film Intimité.
Elle revient sur ces créations et se livre à une analyse personnelle très fine. Et c’est par là que ce livre touchera un public plus large que les seuls universitaires et étudiants auxquels il semble destiné en premier chef. Il constitue en tout cas un hommage à Patrice Chéreau. Comme le personnage de dans Je suis le vent de Jon Fosse, revenu d’entre les morts et qui a le dernier mot, avec cette réplique : « Je suis parti, je suis le vent » , c’est un appel à la légèreté qu’elle veut nous transmettre.
Dans la perspective de faire le deuil de celui qui, a l’instar d’un Giorgio Strehler, d’un Antoine Vitez, d’un Klaus Mikaël Gruber… a marqué la scène européenne, et qui souvent nous manque.
Mireille Davidovici
Édition Les Solitaires intempestifs. 15 €.