Festival de Sibiu (FITS) 2015
Au cœur des Carpates, se tient, depuis vingt-deux ans, le plus gros festival de Roumanie, et même, selon Eugenio Barba, cité dans l’éditorial de son président Constantin Chiriac: « le festival culturel le plus important du monde ». (Voir Festival de Sibiu 2014 dans le Théâtre du Blog.).
Il émane du Théâtre national Radu Stanca, dont Constantin Chiriac est le directeur, et rassemble des spectacles de quelque 70 pays: Japon, Inde, Chine, Géorgie,Canada, Autriche… et cette année, la France, qui est à l’honneur avec Cendrillon de Joël Pommerat, Six personnages en quête d’auteur dans la mise en scène d’ Emmanuel Demarcy-Mota, ou encore des troupes de rue, comme Generik Vapeur et la compagnie des Quidams. Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon depuis l’an dernier, a aussi présenté sa pièce, L’Apocalypse joyeuse, qu’il a montée en espagnol, au Teatro de la Abadia à Madrid.
Le festival met notamment en lumière des collaborations qui s’opèrent entre le Théâtre Radu Stanca et d’autres pays: un metteur en scène japonais dirige ainsi la troupe permanente de ce théâtre, ou des coproductions se créent entre le Théâtre de Stuttgart et des artistes roumains..
Il y a aussi des des conférences, un marché du spectacle, des lectures de pièces traduites et publiées en roumain et anglais, des spectacles d’écoles venues d’une dizaine de pays, dont la Chine, les Etats-Unis, l’Egypte… On peut aussi voir des films relatifs au théâtre.
On compte plus de cent représentations en salle, et autant, sinon plus, dans la rue: soit quelque 437 événements (rencontres comprises) dans 67 lieux ! Que se cache-t-il derrière cette programmation pléthorique? De réelles pépites, mais on est parfois déçu, et certains spectacles, annoncés comme de riches collaborations internationales s’avèrent même décevants.
Le fantôme est ici d’Abe Kobo, (1950) jouée par la troupe du Théâtre National Radu Stanca, est mise en scène par le japonais Kazuyoshi Kushida. La belle scénographie fonctionnelle de Dragos Buhagiar, quelques plaisantes images et le talent de Marius Turdeanu dans le rôle de Fukagawa, un soldat hanté par l’esprit de son compagnon qu’il croit mort à la guerre à cause de lui, ne suffisent pas à convaincre. Des chœurs alourdissent inutilement le spectacle, et l’essentiel de cette fable nippone d’après-guerre, adaptée au contexte roumain, a du mal à nous parvenir,
De même, la relecture détonnante de Nathan le Sage de Lessing par le metteur en scène allemand Armin Petras. Acteurs du Schauspiel de Stuttgart et du Théâtre national Radu Stanca de Sibiu se donnent la réplique, chacun dans sa langue, et parfois dans un anglais approximatif. Le metteur en scène situe l’action dans l’environnement apocalyptique du Moyen-Orient, en proie aux fondamentalismes religieux. Les fines problématiques de Lessing sont passées à l’as, au profit d’actions spectaculaires, d’effets de décor, ou de gags comme le personnage du Derviche, devenu marchand ambulant verbeux, affublé de chapelets de tongs.
Mais les excellents acteurs allemands, Peter Kurth et Katharina Knap sont tout à fait crédibles ; Ofelia Popli est aussi convaincante en Recha (la fille adoptive de Nathan) qu’en Méphistophélès dans Faust , rôle qu’elle a joué la veille (voir Faust, mise en scène de Silviu Purcarete, Théâtre du Blog, Sibiu 2014). Mais cela ne suffit pas à rendre l’adaptation crédible.
Certains grands théâtres invités ne sont pas venus avec le meilleur de leur répertoire : ainsi le Teatro Stabile de Rome, avec Carmen dont l’intrigue se passe dans la Naples contemporaine. Ce n’est pas la plus brillante mise en scène de Mario Martone. Ici populaire rime avec vulgaire mais, grâce au swing et à l’intelligence des arrangements musicaux, on ne boude pas son plaisir.
Et pourquoi avoir invité le fameux Burgtheater de Vienne avec une petite forme médiocre, Moscow Petuschki réalisée par Felicitas Braun? Cette adaptation maladroite du roman-culte de Venedikt Erofeïev, Moscou-sur-Vodka, longtemps interdit en Union Soviétique, ne reflète pas ni la verve ni la causticité de cette divagation poétique sur l’alcoolisme en Russie.
Mein Kampf de George Tabori, mis en scène par Alexandru Dabija, nous fait découvrir la troupe du Théâtre National de Cluj. La célèbre farce truculente de l’auteur autrichien, qu’il monta lui-même en 1987, met en scène un Hitler miteux, trouvant asile et protection auprès de la communauté juive de Vienne. Cette comédie, portrait d’un nazi en herbe, égoïste et brutal, est ici alourdie par un chœur se livrant à des intermèdes chantés et à des parodies appuyées. Le public rit beaucoup, sans doute à cause des allusions à la Roumanie, mais on est loin de la légèreté et de la concision du grand dramaturge.
Parmi les bonnes surprises, citons Les Fourberies de Scapin ; on y retrouve dans cette mise en scène, la vigueur de la farce moliéresque, conjuguant techniques de commedia dell’arte et du théâtre japonais. Avec la troupe du Matsumoto Performing Art Center, Kazuyoshi Kushida met en scène la pièce avec autant de talent qu’il joue le rôle-titre. La ruse de ce Scapin vieillissant tient de la sagesse, et son corps fatigué porte les stigmates de son état de valet, qui, pour toute récompense de ses bienfaits, ne récolte que des coups.
Sa présence émouvante et sa fin tragique n’empêchent pas la comédie de l’emporter. Kazuyoshi Kushida a réalisé ce spectacle en 1994, et, depuis, l’emmène en tournée, en renouvelant la distribution et en approfondissant sa performance. A ne pas manquer, si par hasard la pièce se joue dans votre région.
Les Troyennes d’après Euripide, mis en scène par Data Tavdze, nous vient de Tbilisi (Géorgie). L’ancienne chapelle fortifiée de la campagne transylvaine, où se déroule la pièce, convient parfaitement à la performance des cinq jeunes actrices du Royal District Theatre. Le monologue d’Andromaque et le chœur de la tragédie grecque sont le point de départ de cette mise en scène chorale, constituée aussi de récits contemporains. Avec retenue, élégance et délicatesse, les comédiennes évoquent la guerre, vue du côté des femmes géorgiennes et du monde entier.
Déplorations à la fois actuelles et intemporelles qui résonnent avec émotion dans ce décor dépouillé, parmi les fleurs qu’elles éparpillent au sol, comme autant d’hommages aux victimes de la folie des hommes. Il faut retenir le nom de ce metteur en scène qui présentait aussi une Mademoiselle Julie d’August Strinberg, très hardie et très réussie, mais que nous n’avons pas pu voir.
Girafes, Fable urbaine 1 et Fable urbaine 2 d’après Pau Miró, mise en scène de Radu Afr
La trilogie de ce jeune auteur catalan: Girafes, Lions, Buffles, parle d’une famille qui sera tantôt Girafes (les grands-parents), tantôt Lions (les parents), tantôt Buffles (les enfants). Avec cette métaphore animale, Pau Miró évoque la jungle urbaine, les imbroglios familiaux, la question de la liberté et de la dictature, la norme et le supra-naturel. L’intrigue se situe dans la Roumanie de 1968: un couple ordinaire ne peut avoir d’enfant. Dans leur minuscule appartement, épisodiquement envahi par des voisins et voisines, Marianne et son mari hébergent un neveu.
Le gamin, mutique depuis la mort de sa mère, écrit et raconte des histoires à une girafe qui se dandine derrière une muraille de machines à laver superposées en fond de scène. En prélude, une machine à laver d’un autre âge, traînée par un improbable vendeur traverse la scène, sous le regard des passants hystériques. Proposée à Marianne, «Absolux, la reine des machines à laver» doit libérer la femme des corvées ménagères… Dans le décor de Dragos Buhagiar, à la fois fonctionnel, poétique et kitsch, un transsexuel chante une romance. Il est lui aussi hébergé par le jeune couple, mais veut s’exiler à Paris, pour ne plus se faire tabasser…Cette comédie douce-amère, mise en scène et en images sous forme de rêverie, est magnifiquement jouée par les acteurs du Théâtre Radu Stanca, qu’on revoit avec grand plaisir.
C’est dans une laverie que se déroule Buffles, Fable urbaine 2, troisième volet de la trilogie. Les machines à laver se sont multipliées sur le plateau, le commerce familial prospère de Max, huit ans, a été «mangé par un lion», dit-on, aux quatre enfants restants. La mère, qui ne se remet pas de ce deuil, disparaît à son tour, le père sombre dans la folie, et la fratrie, livrée à elle-même, devenue un troupeau de buffles sauvages, va tenter de survivre… avant de se déchirer et de se séparer.
Ce conte cruel se présente comme un récit non distribué, ce qui donne toute liberté au metteur en scène pour composer sa propre imagerie, jouer avec les symboliques, affubler les interprètes de têtes de buffles, et projeter un film de son cru. La chorégraphie d’Andrea Gavriliu développe une belle gestuelle animale. Avec ces deux pièces,, Radu Afrim s’avère une figure importante de la scène roumaine. Il tient à ne monter que des pièces contemporaines, dit-il. Francophone, il passe souvent par des traductions en langue française pour découvrir de nouveaux auteurs : c’est le cas pour Les Fables urbaines, publiées aux éditions Espaces 34.
Il prépare deux spectacles, pour l’automne à Bucarest: On s’entend bien de la Polonaise Dorota Maslowska au théâtre national (traduit en Français sous le titre Vive le feu, éditions Noir sur blanc) et Family Affairs de la Finlandaise Rosa Liksom, au théâtre Odéon.
Les films
Une dizaine de films a été projetée, dont Rhinocéros d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Richard Demarcy-Mota, Ma chambre froide de Joël Pommerat et Méditerranée d’Olivier Py. Et la fameuse Classe Morte de Tadeusz Kantor, prise sur le vif par Andrzej Wajda qui, en trois jours, avait filmé la célèbre troupe du théâtre Cricot 2.
Dans ce document d’une heure douze, réalisée pour la télévision polonaise en 1976, on voit le maître Tadeusz Kantor assister à l’entrée du public. Un peu plus tard, il surveille, encourage, corrige discrètement les acteurs assis sur les bancs de l’école de village. Le réalisateur multiplie les gros plans sur Tadeusz Kantor qui cherche sa juste place parmi les vieux élèves fatigués, flanqués de mannequins.
Il a ajouté des séquences tournées dans les coulisses et deux séquences où les comédiens s’ébattent dans la campagne… Le film n’est pas seulement une œuvre de mémoire, présentée pour le centenaire de la naissance du grand homme de théâtre, mais apporte l’éclairage personnel du cinéaste polonais sur ce spectacle mythique.
Dans un tout autre registre, Aferim de Radu Jude, film historique en noir et blanc, mais d’une actualité criante. Nous sommes en 1834, en Valachie non loin de la frontière bulgare. Le pays, qui ne s’appelle pas encore Roumanie, vassal de l’Empire ottoman, est aux mains des boyards et des popes. Les tziganes sont des esclaves, des sous-hommes, descendants de Cham, donc maudits par Dieu. Mais encore loin d’être diabolisés comme les juifs, ces antéchrists sataniques.
Un représentant de la loi et son fils traversent des paysages sauvages, à cheval, à la poursuite d’un Romanichel, accusé d’avoir couché avec la femme du seigneur local. Dans ce western à la roumaine, on suit leur traque dans une campagne orthodoxe, violemment antisémite et anti-tzigane. L’humour ne manque pas mais la fin est d’une noirceur à la mesure du racisme ambiant. Le film sortira en salles chez nous le 5 août et il faut le voir pour comprendre comment la discrimination des Roms, en Europe, notamment en Roumanie et Bulgarie, vient de loin.
Ceci est, bien entendu, n’est qu’un aperçu du festival dont on salue la vitalité mais on se peut se demander si une telle quantité d’événements ne nuit pas à sa qualité.
Mireille Davidovici
Festival de Sibiu du 12 au 22 juin.