Journal de ma nouvelle oreille
Journal de ma nouvelle oreille d’Isabelle Fruchart, adaptation et mise en scène de Zabou Breitman
C’est l’histoire autobiographique d’un appareillage auditif et de la renaissance qui s’ensuit. Suite à des otites répétitives, Isabelle Fruchart, adolescente ne dispose que de 70% d’audition à ses deux oreilles. Sa surdité détectée à quatorze ans, est diagnostiquée à vingt-six ans mais Isabelle Fruchart n’est appareillée qu’à trente-sept ans, tant elle est conditionnée par une vision diminuée d’elle-même; c’est une épreuve qu’elle rejette d’emblée, parce que vécue comme un handicap.
Mais les progrès du numérique sont tels, qu’elle accède enfin aux sons enfouis de son enfance: repères crus,oubliés puis reconnus, bruits de vaisselle de la cuisine familiale, bribes mystérieuses des conversations parentales, pluie qui tombe sur les vitres des fenêtres ou sur le zinc des toits,des bruits secs et sonores, chansons perdues dont on avait oublié mais dont on savait les paroles par cœur, bruits de papier froissé, son des instruments de musique, chuchotements énigmatiques, les aventures d’un personnage dans tel paysage oriental saisies à la radio, grâce au merveilleux Jacques Gamblin, sans oublier les voix feutrées des mots d’amour.
La comédienne fait, jour après jour, le récit de cet appareillage et de toutes les sensations issues du monde des sens, entre salut régénérateur et douleur. Dans la mise en scène de Zabou Breitman, l’interprète va et vient entre le mal-entendre, l’audition progressive, puis l’audition parfaite. Dans une posture philosophique est celle de la comparaison entre une vie présente renouvelée et une vie d’avant faussement « normale », faite d’efforts et de contraintes où tout l’être se tend, pour comprendre les paroles lues sur les lèvres. Notre cerveau dispose en effet de multiples moyens d’attention pour compenser les déficiences.Le corps prend donc alors les devants et s’adapte aux manques, aux faiblesses et aux fragilités.
Journal de ma nouvelle oreille est un conte sur la capacité à survivre et à s’en sortir, dans n’importe quelque situation: cette comédienne fait du théâtre mais mime, chante et fait de la magie mentale, les yeux bandés. Costumée en Charlot, Isabelle Fruchart se place à côté d’un écran qui diffuse les bribes d’un film muet chaplinesque en noir et blanc. Elle mime l’icône mythique et comique, répétant ses pas burlesques, depuis les images jusqu’à la vie sur scène. Malgré sa déficience auditive, refusant le rêve refuge, la jeune femme a toujours foncé, prenant en même temps des cours de chant, de danse et de musique.
Quand elle joue dans Cymbeline, un spectacle d’Hélène Cinque, l’actrice se jette dans la terre humide, après avoir pris soin de retirer ses « nouvelles oreilles ». Vibre alors un monde sonore, récupéré par l’artiste dans le partage des sensations, à travers une bande-son partenaire défilant en même temps dans toutes les têtes.
La comédienne «est» d’abord elle-même sur la scène, suscitant l’admiration. Un vrai partage, une saisie de l’aventure existentielle grâce aux sons.
Véronique Hotte
Théâtre du Rond-Point jusqu’au 4 juillet. T : 01 44 95 98 21