Ecrits (1) de Tadeusz Kantor
Ecrits (1) Du théâtre clandestin au théâtre de la mort de Tadeusz Kantor
Décédé il y a vingt-cinq ans à Cracovie, Tadeusz Kantor aurait eu cent ans cette année… Nous l’avons connu, il y a presque déjà un demi-siècle et aucun homme de théâtre ne nous aura autant apporté. Quand il passait à Paris ou était en tournée à l’étranger, nous avons souvent parlé théorie et pratique du théâtre. Il avait une intelligence exceptionnelle, une grande culture théâtrale et artistique, et avec aussi, ce qui n’est pas incompatible mais assez rare dans cette profession, une générosité et un humour permanents.
Comme le souligne Marie-Thérèse Vido-Rzewuka qui a ici accompli un énorme travail auquel il faut rendre hommage, “Cet immense créateur, dit-elle, se définissait comme peintre et homme de théâtre mais était aussi homme d’écriture. Dès ses premières recherches sur le théâtre, durant l’occupation nazie, et tout au long de sa vie, il transcrit sur le papier ses réflexions et ses doutes, ses certitudes et ses convictions, en même temps que les esquisses de ses spectacles, en projet ou en cours d’expérimentation. (…) Qu’il s‘agisse de manifestes, de déclarations, de notes en marge des spectacles, ou de partitions écrites a posteriori, ces textes possèdent, au-delà de leur témoignage ou de jalons sur le parcours de l’artiste, une profonde dimension poétique”.
Comment mieux dire les choses? En effet, Les Ecrits de Tadeusz Kantor, dont nous connaissions certains extraits qu’il nous avait oralement traduits en français, frappent à la fois par leur audace et par leur étonnante clairvoyance, et préfigurent la plus grande partie du théâtre contemporain. Ce premier volume qui sera suivi d’un autre courant juillet, nous montre les étapes de son travail depuis la naissance du “théâtre indépendant ou clandestin” entre 1942 et 1944 à la barbe des Allemands dans des appartements inoccupés. Le jeu était très dangereux puisqu’il y avait chaque soir le couvre-feu dans Cracovie : ses amis et lui, très jeunes encore, prenaient le risque d’être fusillés…
Et ce fut une fierté de sa vie. “J’avais 27 ans. Pas d’affiche bien entendu, m’avait-il une fois expliqué, pas ou peu d’éclairage électrique, pas de scène, pas de décor, et comme fond noir de scène une pièce de tissu de catafalque apporté par le père Marcin Siedelecki, accessoiriste et directeur technique de la troupe! Pas de maquillage, rien ou si peu pour se chauffer, juste quelques costumes et accessoires vite fabriqués mais pourtant, nous jouions pour un formidable public avec quelques amis: acteurs, poètes, peintres, artistes comme entre autres Marta Stebnicka, actrice et chanteuse, Marcin Wenzel, scénographe, Mieczylaw Porębski”. Et, comme-quelle fidélité!- Kazimierz Mikulski, peintre et scénographe, son quasi- contemporain, qui devint quarante ans plus tard, le Gardien de La Classe morte et Lila Krazsicka qui fiit partie de presque tous ses spectacles, et que nous avons tous deux bien connus. Tadeusz Kantor l’appelait en privé la Comtesse parce qu’elle était noble…
Il y a déjà, et bien expliqués dans des textes devenus fondamentaux, les principes qui furent les siens toute sa vie: le théâtre n’est pas un appareil de reproduction de la littérature, il faut créer une imbrication totale entre scène et salle : “acteurs et spectateurs sont déjà mélangés et dispersés par paquets” comme dans Balladyna de Slowacki (formidable intuition, il y a plus de soixante-dix ans!) le refus du passé: “ Je ne me sens lié à aucune époque du passé; elles me sont inconnues et ne m’intéressent pas”, le refus aussi d’illustrer un texte de théâtre qui doit rester “un art autonome”, et donc en même temps, la nécessité absolue pour lui de faire acte de création à partir de pièces difficiles: La Pieuvre de Witkiewicz, Le Puits ou la profondeur de la pensée, pantomime de Kazimierz Mikulski, Balladyna de Slovacki, et Le Retour d’Ulysse de Wispianski, en 1944, date qu’il tient, dit-il, à graver).Il se demande avec un bel humour, si le personnage imaginé ici par l’auteur polonais “n’est pas une belle canaille”!
Et il y a déjà dans sa mise en scène “une bruyante mélodie de marche militaire “ comme plus tard dans nombre des ses spectacles! Puis Les Boutiques de cannelle de Bruno Schulz, excellent peintre et écrivain, qui sera fusillé par les nazis. ou La Mort de Tintagile de Maurice Maerterlinck qu’il admirait beaucoup pour son opposition au réalisme. (Il recréa ensuite la pièce à Turin mais sans vraiment y réussir).. Dénominateur commun de tous ces textes: c’était d’excellents matériaux et tremplins scéniques pour un créateur comme lui à la fois peintre et metteur en scène.
Suit un texte de 1946, tout à fait passionnant: Quelques suggestions plastiques pour la scène où Tadeusz Kantor s’en prend au faux naturalisme, sa bête noire, parle du traitement de la lumière par André Bonnard et Paul Cézanne, analyse la scène telle que la voyait Meyerhold, réfléchit à l’osier, comme nouveau matériau scénographique employé par le Russe Tyszler…
Il y a ensuite un court texte sur Paris où il se rend en 1947 pour la première fois, puis en 1955 , qui témoigne de son inlassable curiosité: Le Louvre, et Léonard de Vinci, Le Jeu de Paume et les Impressionnistes, les galeries Denise René et Aimé Maeght… la passerelle de l’Ile Saint-Louis, Notre-Dame, le cafés comme les Deux Magots, le Flore, le café catalan, » le capitaine Gheerbrandt » et sa librairie de la Hune, la rue Visconti “où Racine est mort” et Le Palais de la Découverte où il a une “fascination croissante” pour des coupes de métaux, de molécules,etc… Et la même année, il se prend d’amour à Cracovie pour les vieux parapluies “objet à surprises” qui a en lui “ une part de merveilleux dans un squelette de fer”. La même année encore, il fonde le Théâtre Cricot 2, avec un manifeste où il prône non pas un théâtre de peintres déchaînés, mais “un théâtre d’acteurs, de plasticiens, de musiciens” mais aussi “la possibilité d’une méthode radicalement nouvelle de jeu scénique”; il insiste notamment sur le rôle essentiel pour lui d’un “éclatement du cours de l’action” , et sur l’importance du costume”.
Deux ans plus tard, il met en scène à Cracovie, Le Bûcheron, un poème de Pablo Neruda; c’est l’époque où, dit-il, “l’espace devient le thème principal de mes carnets “, “conditionne les rapports entre les formes et leur tension”, et “offre la joie et la liberté à l’IMAGINATION découvrant son INFINITE, ses secrets et sa METAPHYSIQUE”.
Tadeusz Kantor confie aussi qu’il ressent une passion pour la peinture “comme originelle et innée chez lui” mais qu’il “éprouve une certaine méfiance envers cet enfermement professionnel dans le champ d’un seul genre”.
Et toute sa vie, il essayera de combiner peinture et création scénique, même quand il était en tournée dans le monde entier.
Dans Réflexions sur les pièces de Witkiewicz, Tadeusz Kantor revient sur la nécessité de débarrasser la scène de toute illusion”, une préoccupation constante chez lui, sur l’importance capitale des objets et de la partition sonore dans un spectacle. Il nous souvient d’un théâtre à Milan pas très bien équipé, où il avait demandé à son ingénieur du son polonais de faire mieux et qui lui répondit: “ Désolé, Monsieur Kantor, je fais vraiment le maximum avec ce que j’ai. Et il lui avait simplement dit: “ Demain, débrouillez-vous je veux que vous dépassiez ce maximum! ». Exigence et passion chez ce diable d’homme, impatient et parfois en proie à des colères spontanée aussi mémorables que vite éteintes…
Il y a aussi dans ce recueil de textes une belle lettre adressée en 1956 au Ministère de la Culture polonais ou demander une aide, et il insiste sur la particularité de son théâtre, et sur la relation spécifique qu’il souhaite approfondir entre salle et scène, et surtout sur le fait que la forme scénique doit « éliminer toute illusion de reproduction, tout caractère illusoire ».
Développement du Théâtre Cricot 2, le Théâtre dit « informel » conçu par Tadeusz Kantor en 1960 et pour lui, avec le constructivisme auquel il vouait une véritable passion, est devenu essentiel pour lui, et a donné naissance ensuite en 1975, à La Classe morte, spectacle devenu mythique. C’est ce qu’il analyse dans plusieurs très beaux textes théoriques où il développe ses idées scéniques. Avec des intuitions fulgurantes sur le décor, le costume, l’espace théâtral, mais aussi sur les emballages, les objets happening comme son très fameux Happening panoramique de la mer réalisé en 1967: “ Je suis profondément convaincu, dit le créateur polonaise, que seul, un théâtre basé sur les méthodes modernes de penser et de concevoir, est capable de devenir aujourd’hui un théâtre de masse enraciné dans la société”. Capable sans doute “avec des champs de tension qui sont capables de disloquer la carapace anecdotique du drame” . Et Tadeusz Kantor n’est pas tendre, et continue à se battre comme dans ce texte paru en 1967: “Le théâtre actuel, imprégné de conformisme, ignore, pour des raisons connues, ce processus, se réfugiant derrière un savoir théâtral professionnel académique qui, face à eux, devient de plus en plus étroit et scolastique, provincial et ridicule”.
Tadeusz Kantor dans le dernier texte de ce livre: Le Théâtre de la mort, revient sur les théories sur la marionnette du grand metteur en scène et théoricien Arthur Gordon Craig, et sur les mannequins qu’il a mis souvent en scène comme des acteurs vivants dans sa célèbre Classe morte. C’est aussi brillant qu’intelligent et sensible.
En 460 pages, ces Ecrits constituent à la fois une approche du théâtre de Tadeusz Kantor et sont une occasion d’entrer dans “ces réflexions qui se rapportent à la totalité de l’art actuel”. Un livre exceptionnel qui nous concerne tous, et que doivent absolument lire metteurs en scène, comédiens, scénographes, étudiants en art et tous ceux qui s’intéressent aux mutations de la scène dans la seconde partie du XX ème siècle.
Philippe du Vignal
Les Solitaires Intempestifs. 23 €