Celui qui tombe
Celui qui tombe, conception, mise en scène et scénographie de Yoann Bourgeois
Un long silence d’abord: la salle est plongée plusieurs minutes dans l’obscurité, ce qui oblige à faire le vide dans notre esprit. Bien vu! Que voit-on ensuite dans la pénombre? Une belle plate-forme rectangulaire en bois, d’environ vingt m2 suspendue par quatre filins et reposant sur un axe qui va se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme la Terre vue au-dessus du pôle Nord.
Sur cette plate-forme, suspendue aux quatre coins et dont le bois produit des grincements (amplifiés) comme ceux d’un vieux bateau soumis à une forte houle, de jeunes acrobates/danseurs: Marie Fonte, Elise Legros, Vania Vaneau, et Mathieu Bleton, Julien Cramillet, et Dimitri Jourde.
La plate-forme va se mettre à tourner assez lentement puis plus vite: ils s’accrochent les uns aux autres, se séparent, se rejoignent entre hommes puis entre femmes et enfin en couple, jusqu’à une sorte de sarabande finale. Avec une étonnante perception de l’espace qui, on le sait, est gérée par l’hémisphère droit du cerveau qui fait fonctionner la partie gauche du corps. Ce qui expliquerait, en partie, la virtuosité quand ils vont à l’opposé du sens des aiguilles d’une montre. Mais comme sil sont tout aussi virtuoses quand ils arrivent à se diriger dans l’autre sens.
Il y a aussi quelque chose d’étonnant et qu’on appelle en japonais: ki no nagare: la remarquable fluidité des mouvements et le “zanshin”: la vigilance qui leur permet avec une grande concentration d’avoir un merveilleux équilibre sur cette plate-forme instable et qui tourne sans cesse…Tout le public absolument silencieux, regarde fasciné, avec une rare attention, ce spectacle presque muet où il y a juste une chant à la fin.
A y regarder de près, les six interprètes adoptent une incroyable du corps stable et bien ancré quelque soit leur position sur ce sol mouvant, et dont leurs hanches semblent être le pivot central. En particulier quand ils remontent à contre-courant… C’est peu de dire que la proprioception, sorte de septième sens qui informe le cerveau de la position de chacun des membres par rapport au reste du corps, et dont les danseurs ont le secret, devient ici une nécessité absolue pour circuler sur cette plate-forme.
Bien entendu, ici comme le dirait bien mieux encore Maurice Merleau-Ponty, il semble que le corps expérimente et en même temps perçoit, et prend conscience d’une ouverture particulière au monde. Sans doute! Mais quel travail indispensable de répétition ! Le danseur/acrobate étant aux prises à la fois avec son corps et celui des autres dans cette mise en danger permanente, où le rapport à la perception de l’espace est la condition même de cette expérience inédite qui associe le mouvement de chacun et de l’ensemble, la rotation de la plate-forme et enfin son basculement. Avec en fond, quelques morceaux musicaux comme le célèbre Casta Diva de Norma de Bellini, ou My Way, le tube de Jacques Revaux et Claude François.
Cette drôle de mécanique, née d’un long travail de cheminement personnel, bien entendu comme Yann Bourgeois le dit aussi a fort affaire avec un sens métaphysique: ”J’habite en montagne, dit-il, et regarde l’architecture invraisemblable que dessinent les arbres pour trouver la lumière. Je me demande comment je fais pour tenir, sachant que pour rendre expressive la légèreté, il faut montrer la pesanteur”.
Ce qu’il fait surtout dans le second moment de son spectacle où la plate-forme va former une grande escarpolette basculant de jardin à cour avec toujours perchés dessus, ces mêmes six interprètes qui vont glisser sous cette plate-forme qui va continue à se balancer de façon imperturbable et va passe à un mètre à peine de leurs corps allongés. Tout cela avec une virtuosité exemplaire de ces acrobates, avec lesquels Yoann Bourgois a cherché et brillamment réussi à acquérir “un point d’équilibre entre un objet, les spectateurs et tous les éléments qui entrent dans la composition d’un spectacle. “C’est lui, dit Yoann Bourgeois, que je cherche: ce point de suspension, à la fois sommet et infini, entre un sol mouvant et un ciel” .
Il n’y a pas tous les jours, et surtout en cette fin de saison un peu terne, de spectacle aussi dense, aussi parfait que cette union entre chorégraphie et acrobatie dans un tempo miraculeux. En soixante-dix minutes, tout est dit et poétiquement bien dit. Sans longueur, sans hésitation aucune et avec un totale humilité… Chapeau!
Le spectacle sera repris la saison prochaine dans ce même Théâtre de la Ville: surtout ne le ratez pas. C’est un des plus beaux de cette saison.
Philippe du Vignal
Spectacle joué du 3 au 9 juin au Théâtre de la Ville, Paris.
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