Aucun de nous ne reviendra, extrait de la trilogie Auschwitz et après

Photo Thierry Laroche

Photo Thierry Laroche

 

Aucun de nous ne reviendra, extrait de la trilogie Auschwitz et après de Charlotte Delbo, direction artistique d’Heidi Brouzeng

 

De l’utilité des commémorations : soixante-dix ans après la libération du camp de Ravensbrück (quarante-trois femmes seulement sont revenues sur les deux-cent-trente et une du convoi du 29 janvier 1943), soit trente ans après la mort de Charlotte Delbo, il reste l’essentiel: son écriture, sa poésie, indissociables de la vie de cette femme engagée en politique et au théâtre.
 C’est même exactement là que se noue l’importance de ce qu’elle nous a laissé. Pourquoi, comment a-t-elle tenu ? Elle a eu de la chance, dit-elle, sans rien espérer. Elle a eu la force de son engagement dans la résistance, et la force de la poésie : devant l’innommable, elle a pu aller chercher dans sa mémoire et reconstruire mot à mot, rime par rime, les poèmes appris dans l’enfance. Au camp, tout s’achète, comme le raconte aussi Primo Levi ; tarif unique : une ration de pain.
Un jour, elle achète Le Misanthrope dans les petits classiques Larousse : ses camarades de chambrée lui ont donné chacune une bouchée de pain en échange de sa lecture. À écouter cette histoire, dire que l’art et la culture sont indispensables, un service public dû aux citoyens, devient une évidence, une claque, à mille lieues en avant du «politiquement correct».
Oui, la beauté est vitale. Heidi Brouzeng, la récitante qui a conçu le projet, Alain Mahé, le musicien et magicien du son, Matthieu Ferry, le concepteur de l’espace et de la lumière, et ceux qui ont travaillé avec eux n’en ont pas eu peur. À écouter le poème de Charlotte Delbo, on entend le cri inaudible des condamnées, on sent le froid, on voit scintiller l’immensité de la neige, on aperçoit l’incroyable : un jour, dans cet enfer blanc, la couleur d’un pétale de tulipe entre les doubles vitres d’une maison. Vain moment d’attendrissement : c’est la fenêtre du nid douillet d’un de leurs tortionnaires. C’est tout l’art d‘évoquer des émotions contraires avec cette rigueur,  sans pathos, cette vérité digne.
À ces moments de beauté à la fois pure et concrète, les artistes de cet oratorio (peut-on dire spectacle ?) répondent à la hauteur et reprennent; pour les recréer, les matériaux imaginaires du camp. Les fils tendus ne figurent pas les barbelés, mais ferment ou découvrent l’espace, comme les projecteurs en « douche » (comme chaque mot devient terrible !). Ces fils, parfois « joués » par un archet, font monter un gémissement qui ne saurait illustrer l’indicible, une musique en tension contre l’oubli, en éveil. La parole même est de cette qualité, concrète, forte, avec ces noms de filles et de femmes, jolies ou non, drôles parfois,  qui finiront entassées comme du bois mort sur une remorque.

 On n’en dira pas plus : il faut lire, encore, Charlotte Delbo, et guetter cette œuvre d’art digne d’elle, fièrement contemporaine.

 Christine Friedel

 Spectacle vu à l’Echangeur, à Bagnolet

 

 

 

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