Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello

 Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello, mise en scène de Stéphane Braunschweig

 

08-29gi292Devant une bâtisse squattée par d’étranges habitants, les «poissards » ( ceux qui ont la poisse), des marginaux rassemblés sous la gouverne du magicien Cotrone, arrive une troupe de théâtre non moins bizarre, traînant une charrette où somnole la comtesse Ilse.
  Malgré les échecs répétés qui l’ont ruinée et le manque de moyens (ils ne sont plus que sept), elle est animée par une mission sacrée: jouer La Fable de l’enfant échangé, pièce d’un poète qui s’est suicidé par amour pour elle. « La vie que je lui ai refusée, dit-elle, je dois la donner à son œuvre ».
  Les Comédiens font halte dans cette demeure mystérieuse. Pendant la nuit, des apparitions extraordinaires les assaillent: des pantins géants prennent vie, ce sont les figurants manquants, filles de joie et matelots qui devraient intervenir dans leur spectacle ; des simulacres s’emparent de leurs corps et de leurs rôles.
Au matin, fantômes et cauchemars s’estompent. Le magicien leur conseille de rester dans l’univers imaginaire qu’il a créé, où la vérité est celle qu’il invente : « Nous sommes ici comme aux lisières de la vie, Comtesse. Sur un ordre, les lisières se relâchent, l’invisible s’insinue, les fantômes s’exhalent. Rien de plus naturel. Il se produit ce qui normalement se produit en rêve. Avec moi cela se produit aussi en état de veille. Voilà tout. Les rêves, la musique, la prière, l’amour… Tout l’infini qui se trouve dans le cœur des hommes, vous le trouverez à l’intérieur et autour de cette villa. »
S’ils acceptent, ils pourront jouer leur pièce sans subir la barbarie d’une société, dominée par les géants  qui les rejette; des êtres incultes qui «au prix d’une énorme violence ont contraint les forces de la nature à obéir à leur volonté. Ils sont riches, entièrement dépourvus de curiosité intellectuelle. »
En cette période où sévit le fascisme, Cortone se fait, en quelque sorte, le porte-parole de Pirandello dans un (trop) long monologue où il exprime ses théories sur l’art, le théâtre, leur statut dans la société, le rapport entre réalité et fiction… Et ses rancœurs envers le pouvoir mussolinien.

  La pièce, que Luigi Pirandello ne parviendra jamais à achever, porte les stigmates d’une amertume nourrie par l’échec de son Teatro d’Arte di Roma, créé en 1924 quand  il adhèra au parti fasciste.  Mussolini fit censurer La Fable de l’enfant échangé, parce que son auteur s’en prend avec virulence au pouvoir absolu d’un roi. Ce qui porte un coup fatal au théâtre de Luigi Pirandello qui s’enfermera dans une tour d’ivoire pour panser ses blessures.
C’est cette problématique plus que jamais actuelle de la fonction de l’art aujourd’hui qui a intéressé Stéphane Braunschweig : «Ce que Cotrone propose, et qu’il a lui-même accompli, c’est une forme de retrait du monde, comme une tentation autistique de l’art de se retrouver entre soi. Cette question de l’art et de son rapport à la réalité est le cœur du débat entre Cotrone et Ilse, entre les poissards et les acteurs (…) À la misanthropie radicale de Cotrone et son désespoir du monde moderne, Ilse  oppose la nécessité absolue que l’art continue de s’adresser au monde, qu’il ne soit pas que pour soi, “art pour l’art”. Cotrone pense le combat perdu d’avance et c’est pourquoi il s’est en quelque sorte retiré du monde réel mais Ilse ne veut pas l’admettre: sans destinataire sa vie et son art n’ont pas de sens. »
Le metteur en scène tente d’éclaircir la complexité de la pièce et nous guide dans les méandres de la dramaturgie pirandellienne, en éclairant les enjeux posés par l’auteur.
«Les Géants de la montagne sont le triomphe de la Poésie, mais en même temps la tragédie de la Poésie dans la brutalité de notre monde moderne » confie Luigi Pirandello à Marta Abba, la jeune actrice dont il est amoureux. Une contradiction qu’il ne parvient pas à surmonter, et il laisse sa pièce sans conclusion. Et il a tendance à s’empêtrer dans des théories fumeuses, ce qui se ressent tout au long du spectacle, malgré le talent des acteurs qui réussissent à nous entraîner dans cette sombre histoire.
  Dominique Reymond fait d’Ilse un personnage torturé, aux humeurs contradictoires, mais toujours animé par une flamme intérieure, tendu comme un arc vers son but. Parfois au bord de l’hystérie, elle donne une image peut-être un peu trop caricaturale de «l’actrice», mais son jeu nuancé reprend le plus souvent le dessus. Claude Duparfait est un Cotrone jovial, maniant son texte avec humour. Parmi les Acteurs, John Arnold oppose, à l’exaltation d’Ilse, un bon sens populaire affirmé… Daria Deflorian, joue en italien le rôle d’une des Poissardes,  incarnant avec bonheur une paysanne en proie à des visions mystiques d’ange sauveur d’enfants.  On a le plaisir  d’entendre en version originale ce parler savoureux que le maître sicilien lui attribue.
Théâtre désaffecté selon le texte, la façade de verre imaginée par Stéphane Braunschweig pour la «villa» des Poisseux, se transforme, par d’habiles effets lumineux et sonores, en boîte à jouer, en labyrinthe peuplé de fantômes. Un dispositif pratique et cohérent mais… qui manque de magie et de poésie.
De grossières figures représentent les matelots et les filles de joie mais leur animation sommaire n’est pas du meilleur effet et les acteurs ont bien du mal à en contrebalancer la raideur.

On regrette que les quelques effets spéciaux -par ailleurs réussis- ne soient pas plus nombreux. Outre une nouvelle traduction de la pièce, Stéphane Braunschweig nous offre un dernier acte surprenant. «Les Géants sont venus au spectacle après un banquet colossal, ivres et féroces et quand l’actrice se dresse pour la défense de l’œuvre d’art, ils l’écrasent, elle et ses compagnons, comme des jouets », telle était la fin imaginée par Pirandello, quand il écrivit sa pièce. Mais il n’a pas choisi cette option et laisse donc  toute liberté aux metteurs en scène pour conclure. Certains finissent par la lecture du texte que Stefano Pirandello rédigea d’après les propos que son père lui tint sur son lit de mort. D’autres improvisent une séquence à partir de ce texte ou interrompent la représentation, là où la pièce s’arrête : l’une des actrices crie : “J’ai peur” et on entend la cavalcade sauvage des Géants descendant de la Montagne.

Stéphane Braunschweig opte pour une version abrégée de La Fable de l’enfant échangé : « C’est la réponse en laquelle croit Ilse, et c’est la raison de son sacrifice. Et c’est pourquoi je veux, lui donner la chance de défendre sa Fable face aux Géants d’aujourd’hui et de demain. »
Cette fable, dont on entend des bribes tout au long des Géants mais sans bien en saisir le sens, est une sorte de conte populaire édifiant. C’est l’histoire d’une mère éplorée à qui Les Dames enlèvent son enfant pour en faire un prince. A la fin, ce prince refuse de devenir roi dans les brumes amères du Nord et dans les villes aux architectures de fer, et rejoint sa mère dans son Sud natal.  Un dénouement qui permet de retrouver le fil des séquences éparses mais, qui, traité de manière décalée, offre aux Géants un contrepoint d’une autre tonalité, imagée et poétique.
Bref, un spectacle qui ne manque pas d’intérêt et qui donne un coup de jeune à une œuvre qui s’embourbe dans ses propres thématiques. C’est un travail intelligent et fin, servi par d’excellents comédiens et nous n’avons pas regretté d’être venus. 

 Mireille Davidovici

 Théâtre de la Colline 17 rue Malte-Brun, Paris (XX ème), jusqu’au 17 septembre et du 29 septembre au 16 octobre. T : 01 44 62 52 52.

Bonlieu-Scène Nationale d’Annecy, du 4 au 6 novembre;  Théâtre du Gymnase, Marseille;  du 10 au 14 novembre. Et Théâtre Olympia-Centre Dramatique régional de Tours, du 18  au 26 novembre.

Centre Dramatique National de Besançon-Franche-Comté, du 2 au 5 décembre. Théâtre national de Strasbourg : du 10 au 19 décembre.

Le texte de la pièce, précédé de L’Enfant échangé et de La Fable de l’enfant échangé, traduction de Stéphane Braunschweig, est paru aux Solitaires Intempestifs.

 

 


Archive pour 4 septembre, 2015

Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello

 Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello, mise en scène de Stéphane Braunschweig

 

08-29gi292Devant une bâtisse squattée par d’étranges habitants, les «poissards » ( ceux qui ont la poisse), des marginaux rassemblés sous la gouverne du magicien Cotrone, arrive une troupe de théâtre non moins bizarre, traînant une charrette où somnole la comtesse Ilse.
  Malgré les échecs répétés qui l’ont ruinée et le manque de moyens (ils ne sont plus que sept), elle est animée par une mission sacrée: jouer La Fable de l’enfant échangé, pièce d’un poète qui s’est suicidé par amour pour elle. « La vie que je lui ai refusée, dit-elle, je dois la donner à son œuvre ».
  Les Comédiens font halte dans cette demeure mystérieuse. Pendant la nuit, des apparitions extraordinaires les assaillent: des pantins géants prennent vie, ce sont les figurants manquants, filles de joie et matelots qui devraient intervenir dans leur spectacle ; des simulacres s’emparent de leurs corps et de leurs rôles.
Au matin, fantômes et cauchemars s’estompent. Le magicien leur conseille de rester dans l’univers imaginaire qu’il a créé, où la vérité est celle qu’il invente : « Nous sommes ici comme aux lisières de la vie, Comtesse. Sur un ordre, les lisières se relâchent, l’invisible s’insinue, les fantômes s’exhalent. Rien de plus naturel. Il se produit ce qui normalement se produit en rêve. Avec moi cela se produit aussi en état de veille. Voilà tout. Les rêves, la musique, la prière, l’amour… Tout l’infini qui se trouve dans le cœur des hommes, vous le trouverez à l’intérieur et autour de cette villa. »
S’ils acceptent, ils pourront jouer leur pièce sans subir la barbarie d’une société, dominée par les géants  qui les rejette; des êtres incultes qui «au prix d’une énorme violence ont contraint les forces de la nature à obéir à leur volonté. Ils sont riches, entièrement dépourvus de curiosité intellectuelle. »
En cette période où sévit le fascisme, Cortone se fait, en quelque sorte, le porte-parole de Pirandello dans un (trop) long monologue où il exprime ses théories sur l’art, le théâtre, leur statut dans la société, le rapport entre réalité et fiction… Et ses rancœurs envers le pouvoir mussolinien.

  La pièce, que Luigi Pirandello ne parviendra jamais à achever, porte les stigmates d’une amertume nourrie par l’échec de son Teatro d’Arte di Roma, créé en 1924 quand  il adhèra au parti fasciste.  Mussolini fit censurer La Fable de l’enfant échangé, parce que son auteur s’en prend avec virulence au pouvoir absolu d’un roi. Ce qui porte un coup fatal au théâtre de Luigi Pirandello qui s’enfermera dans une tour d’ivoire pour panser ses blessures.
C’est cette problématique plus que jamais actuelle de la fonction de l’art aujourd’hui qui a intéressé Stéphane Braunschweig : «Ce que Cotrone propose, et qu’il a lui-même accompli, c’est une forme de retrait du monde, comme une tentation autistique de l’art de se retrouver entre soi. Cette question de l’art et de son rapport à la réalité est le cœur du débat entre Cotrone et Ilse, entre les poissards et les acteurs (…) À la misanthropie radicale de Cotrone et son désespoir du monde moderne, Ilse  oppose la nécessité absolue que l’art continue de s’adresser au monde, qu’il ne soit pas que pour soi, “art pour l’art”. Cotrone pense le combat perdu d’avance et c’est pourquoi il s’est en quelque sorte retiré du monde réel mais Ilse ne veut pas l’admettre: sans destinataire sa vie et son art n’ont pas de sens. »
Le metteur en scène tente d’éclaircir la complexité de la pièce et nous guide dans les méandres de la dramaturgie pirandellienne, en éclairant les enjeux posés par l’auteur.
«Les Géants de la montagne sont le triomphe de la Poésie, mais en même temps la tragédie de la Poésie dans la brutalité de notre monde moderne » confie Luigi Pirandello à Marta Abba, la jeune actrice dont il est amoureux. Une contradiction qu’il ne parvient pas à surmonter, et il laisse sa pièce sans conclusion. Et il a tendance à s’empêtrer dans des théories fumeuses, ce qui se ressent tout au long du spectacle, malgré le talent des acteurs qui réussissent à nous entraîner dans cette sombre histoire.
  Dominique Reymond fait d’Ilse un personnage torturé, aux humeurs contradictoires, mais toujours animé par une flamme intérieure, tendu comme un arc vers son but. Parfois au bord de l’hystérie, elle donne une image peut-être un peu trop caricaturale de «l’actrice», mais son jeu nuancé reprend le plus souvent le dessus. Claude Duparfait est un Cotrone jovial, maniant son texte avec humour. Parmi les Acteurs, John Arnold oppose, à l’exaltation d’Ilse, un bon sens populaire affirmé… Daria Deflorian, joue en italien le rôle d’une des Poissardes,  incarnant avec bonheur une paysanne en proie à des visions mystiques d’ange sauveur d’enfants.  On a le plaisir  d’entendre en version originale ce parler savoureux que le maître sicilien lui attribue.
Théâtre désaffecté selon le texte, la façade de verre imaginée par Stéphane Braunschweig pour la «villa» des Poisseux, se transforme, par d’habiles effets lumineux et sonores, en boîte à jouer, en labyrinthe peuplé de fantômes. Un dispositif pratique et cohérent mais… qui manque de magie et de poésie.
De grossières figures représentent les matelots et les filles de joie mais leur animation sommaire n’est pas du meilleur effet et les acteurs ont bien du mal à en contrebalancer la raideur.

On regrette que les quelques effets spéciaux -par ailleurs réussis- ne soient pas plus nombreux. Outre une nouvelle traduction de la pièce, Stéphane Braunschweig nous offre un dernier acte surprenant. «Les Géants sont venus au spectacle après un banquet colossal, ivres et féroces et quand l’actrice se dresse pour la défense de l’œuvre d’art, ils l’écrasent, elle et ses compagnons, comme des jouets », telle était la fin imaginée par Pirandello, quand il écrivit sa pièce. Mais il n’a pas choisi cette option et laisse donc  toute liberté aux metteurs en scène pour conclure. Certains finissent par la lecture du texte que Stefano Pirandello rédigea d’après les propos que son père lui tint sur son lit de mort. D’autres improvisent une séquence à partir de ce texte ou interrompent la représentation, là où la pièce s’arrête : l’une des actrices crie : “J’ai peur” et on entend la cavalcade sauvage des Géants descendant de la Montagne.

Stéphane Braunschweig opte pour une version abrégée de La Fable de l’enfant échangé : « C’est la réponse en laquelle croit Ilse, et c’est la raison de son sacrifice. Et c’est pourquoi je veux, lui donner la chance de défendre sa Fable face aux Géants d’aujourd’hui et de demain. »
Cette fable, dont on entend des bribes tout au long des Géants mais sans bien en saisir le sens, est une sorte de conte populaire édifiant. C’est l’histoire d’une mère éplorée à qui Les Dames enlèvent son enfant pour en faire un prince. A la fin, ce prince refuse de devenir roi dans les brumes amères du Nord et dans les villes aux architectures de fer, et rejoint sa mère dans son Sud natal.  Un dénouement qui permet de retrouver le fil des séquences éparses mais, qui, traité de manière décalée, offre aux Géants un contrepoint d’une autre tonalité, imagée et poétique.
Bref, un spectacle qui ne manque pas d’intérêt et qui donne un coup de jeune à une œuvre qui s’embourbe dans ses propres thématiques. C’est un travail intelligent et fin, servi par d’excellents comédiens et nous n’avons pas regretté d’être venus. 

 Mireille Davidovici

 Théâtre de la Colline 17 rue Malte-Brun, Paris (XX ème), jusqu’au 17 septembre et du 29 septembre au 16 octobre. T : 01 44 62 52 52.

Bonlieu-Scène Nationale d’Annecy, du 4 au 6 novembre;  Théâtre du Gymnase, Marseille;  du 10 au 14 novembre. Et Théâtre Olympia-Centre Dramatique régional de Tours, du 18  au 26 novembre.

Centre Dramatique National de Besançon-Franche-Comté, du 2 au 5 décembre. Théâtre national de Strasbourg : du 10 au 19 décembre.

Le texte de la pièce, précédé de L’Enfant échangé et de La Fable de l’enfant échangé, traduction de Stéphane Braunschweig, est paru aux Solitaires Intempestifs.

 

 

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