Sevran (Hauts de Seine): Théâtre à domicile
Une vingtaine de personnes assistent au spectacle. Une fois la représentation terminée, ils sont invités à échanger leurs impressions et leurs émotions lors d’un débat
Julien Chatelin pour L’Express
Sevran: 50.000 habitants et peu de recettes propres car il ya peu de grosses entreprises, et un taux de chômage important chez les moins de vingt cinq ans. En 2012, Stéphane Gatignon, le maire EELV, avait courageusement fait une grève de la faim pour faire réagir le gouvernement face à la situation critique des finances de sa ville. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Manuel Vals, le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone mais aussi Noël Mamère, Cécile Duflot, Eva Joly lui avaient apporté leur soutien, et il avait fini par avoir gain de cause. Le François lui, toujours en retard d’un métro, trouvait que la grève de la faim, ce n’était pas des méthodes! La preuve que si, surtout quand on ne vous écoute plus, et L’État avait aussi sec annoncé une augmentation des dotations de péréquation, dont devaient aussi bénéficier une cinquantaine de villes…
Cette année encore, comme depuis quatre saisons, le Théâtre de la Poudrerie dirigé par Valérie Suner mais qui n’a pas encore de lieu, avec l’aide financière (la plus importante) de la ville de Sevran, propose à ses habitants de recevoir chez eux un des douze petits spectacles qu’il leur propose. Avec, pour la saison 2015/2016, deux cent quarante représentations… Chaque spectacle comptant de un à trois personnages sur une durée d’une cinquantaine de minutes, et pour vingt personnes: famille, amis et voisins qui sont invités.
La représentation étant bien entendu, intégralement prise en charge par le Théâtre de la Poudrerie. Chacun apporte s’il le veut quelque chose à grignoter ou à boire ensuite à l’issue du spectacle, en parlant avec les comédiens. Trois cent foyers, les années passées, ont accepté l’offre, toute classes sociales ou origines géographiques confondues ! Ce qui est un beau succès et représente un sacré travail d’organisation en amont…Avec la possibilité pendant ces deux jours de présentation, les samedi 15 et dimanche 16 septembre de voir d’abord avant de choisir le spectacle à faire venir chez soi.
Huit sur douze au total étaient ainsi présentés au centre culturel François Mauriac par au total; six metteuses en scène et six metteurs en scène bien connus dont… entre autres Anne-Marie Lazarini, Thomas Joly, Didier Ruiz, Jean-Michel Rabeux… ( voir Le Théâtre du Blog). Les autres créations ne seront prêtes que dans un mois.
Dans le hall du centre culturel, un très habile support de communication: douze affiches: « Fatouma accueille le spectacle d’Ahmed Madani », ‘ »Anne Béatrice accueille le spectacle de Didier Ruiz », Jamel celui d’Anne-Marie Lazarini, etc…
Le marathon a commençé dès 11h 30 avec Apéro Polar, un feuilleton théâtral en deux épisodes de quarante et trente minutes, d’après La petite Ecuyère a cafté de Jean-Bernard Pouy. Le Poulpe est une collection de romans policiers publiée aux éditions Baleine, inaugurée en 1995 avec ce roman de Jean-Bernard Pouy, qui est aussi le directeur de collection originel. Chacun des épisodes est écrit par un auteur différent, mais on y suit les aventures de Gabriel Lecouvreur, un détective surnommé Le Poulpe. La collection a été adaptée au cinéma en 1998 sous le titre Le Poulpe.
C’est à la fois un conte et un roman policier qui retrace les aventures de ce détective. Il y a une multitude de personnages, dont une jeune et charmante étudiante, un jeune punk assez bête, des aristocrates à la morale douteuse… On boit beaucoup de bières au café-tabac : 1664, Lefte, etc…. Cela se passe dans la province française, et en particulier, dans une clinique ou sur des falaises près de la mer où il ne fait pas bon s’aventurer…Et il y a deux présumés suicides et des IVG…
C’est Nathalie Bitan et Laurent Lévy qui jouent, assis à une table devant deux micros, tous les personnages avec changements à vue d’éléments de costumes (chapeaux, foulards…), et manipulation de vrais objets (bouteilles de bière ou de modèles réduits (voitures, rhododendrons, pancarte d’hôtel: ne pas déranger), drap tendu pour figurer un grand lit. Les bruitages sont enregistrés, ou se font en direct (petite boîte à mugissement de vache). Et c’est souvent très drôle: le décalage avec la réalité fonctionne bien. Et ce qui ne nuit pas, le second degré n’est jamais non plus très loin.
La mise en scène de Didier Ruiz et les deux comédiens sont impeccables, et comme le public, ils s’amusent bien. Malgré quelques petites longueurs dans la premier épisode, l’ensemble tient bien la route.
Après un café, présentation de Portraits vidéo dans la petite salle de 70 places, dus à Alain Grasset/alias Alain Pierremont qui est aussi conseiller artistique du Théâtre de la Poudrerie. Le concept qu’il a initié depuis une trentaine d’années, est parfaitement maîtrisé: on interviewe une personne (ici un ancien ouvrier retraité de l’ usine Westinghouse proche de Sevran) pendant deux heures environ, et on en tire une sorte de portait en cinq minutes. Le texte est ensuite confié à un metteur en scène qui dirige un comédien pendant dix minutes sur la scène.
Mais règle du jeu absolue: les cloisons sont absolument étanches: seul Alain Grasset connaît bien sûr l’ensemble du travail mais les six metteurs en scène ne se connaissent pas et chacun d’eux découvre le comédien qui lui a été confié; et chez les intervenants et interviewés, aucun ne connaît l’autre.
Cette mise en abyme théâtre/film, bien agencée est assez fascinante. L’ancien ouvrier, qui parle avec intelligence et lucidité de son parcours professionnel réussi, était présent dans la salle et avait bien du mal à retenir ses larmes devant le jeu du jeune comédien qui se réappropriait avec beaucoup de justesse ses paroles qu’il venait juste de découvrir à l’écran. Ce samedi, on avait seulement droit à un portrait mais l’ensemble définitif en comporte six, et dure donc environ une heure et demi. Ce qui, à la longue, pourrait être un peu systématique. Donc à suivre…
Pas de pause, dans la salle de musique Stravinsky du centre culturel, nous avons ensuite vu La bonne Distance, mise en scène par Judith Depaule (voir Le Théâtre du Blog) qui a fait une commande d’écriture à Michel Rostain, Goncourt du premier roman, et directeur de la Scène nationale de Quimper. Il s’agit d’une conversation téléphonique entre Laura, la petite-fille d’une vieille dame récemment décédée d’un cancer généralisé et que l’on surnommait Mamilou et un homme plus très jeune. Ils ont eu autrefois, quand ils étaient jeunes et beaux, le tout début d’une histoire amoureuse sans lendemain…
Laura et lui sont assis dos à dos sur des fauteuils installés sur un praticable à roulettes. Lui, avec un téléphone portable, elle avec un appareil à répondeur qui diffuse en boucle à chaque appel, la chanson très connue de Nino Ferrer: Gaston y a le téléfon qui son et il n’y a jamais person.
Confusion totale: lui croit toujours vivante son amour de jeunesse, même s’il n’arrive jamais à la joindre. Il laisse de très nombreux messages qui restent évidemment sans réponse. Quant à Laura, elle, lui parle de sa grand-mère sans jamais lui avouer, sauf à la fin, qu’elle est morte, et comment.
Il aimerait savoir plus de choses sur cette femme qu’il a aimée ou cru aimer, il y a quarante ans. Souvenirs, souvenirs!!! Et dont il croit qu’il est à nouveau amoureux. Laura, elle aussi, voudrait en savoir plus sur sa grand-mère. Lui se demande sans cesse à quoi peut bien ressembler cette Laura qu’il ne voit pas et qui doit avoir à peu près le même âge que sa grand-mère, quand il l’a connue autrefois… Mais la rencontre entre le vieil homme et Laura ne se fera jamais; elle n’y tient pas du tout, c’est évident.
Dialogue habile et bien ficelé mais, à la limite parfois du boulevard, qui nous laisse finalement sur notre faim. D’autant que la mise en scène de Judith Depaule, maladroite, ne fait pas dans la légèreté. Petites chansons à la limite du supportable, et chorégraphie ridicule à la fin plombent ce petit spectacle… Dommage, d’autant que Chloé Vivarès, issue de l’ERAC et Marc Bertolini ont une belle présence, font bien leur boulot mais le compte n’y est pas tout à fait…
Et Prodiges, texte de Mariette Navarro, mise en scène de Matthieu Roy. Cela se passe dans l’ancien studio du gardien du centre culturel. Il y a donc juste la place pour trente spectateurs…Trois personnages pour une réunion genre vente de Tupperware ou autres produits censés libérer la femme. La monitrice (Aurore Déon), la concessionnaire (Carolyne Meydat) et la vendeuse débutante (Johnna Silberstein). sont debout autour d’une petite table ronde, avec un Vanitycase qu’on appelait aussi autrefois baise-en-ville, et une pyramide de boîtes et flacons en plastique. C’est tout.
Les trois jeunes femmes parlent beaucoup de la condition féminine, de l’indépendance financière que procure un travail quel qu’il soit, (Tupperware avait bien ciblé les choses!), de l’obligation de se vendre aussi soi-même quand on veut vendre un produit, mais aussi de la difficulté à maîtriser parfaitement le langage pour arriver à ses fins…La société française a bien évolué mais les choses ont-elles si changé depuis une cinquantaine d’années? Pas sûr!
Il y a aussi tout à fait d’époque, un petit projecteur à diapos qui envoie des images de la France de l’époque, bien propres aux couleurs bonbon, ou des photos de famille… Cela renvoie en boomerang à un autre monde qui fait rire un peu jaune mais personne ne peut renier ses origines…
La concessionnaire nous remet aussi un tract surréaliste: “Pourquoi une jeune femme moderne, préoccupée de la « pleine forme » de son mari, fait-elle toujours ses frites avec Végétaline? Et un autre tract reproduit un test d’époque: “Vous donnez-vous les moyens de réaliser vos rêves?” Pour essayer d’embaucher 30.000 conseillères… A la fin, les beaux rêves de voiture, et de belle cuisine moderne s’envolent et les trois jeunes femmes s’avouent entre elles qu’elles n’ont aucun boulot en vue.. Intelligence du texte, de la mise en scène et de la direction d’acteurs très précises, interprétation remarquable: les trois jeunes comédiennes font ici un travail d’une qualité exceptionnelle et jonglent parfaitement avec le second degré. Et c’est un spectacle qui n’aura aucune difficulté à être choisi à Sevran. Au fait, on le verrait aussi très bien sur une véritable scène…
Un peu plus loin, dans un préfabriqué de l’Ecole de musique, Au Royaume de Marianne participe un peu de la même veine. Réalisé par Géraldine Bénichou du Théâtre du Grabuge à Lyon, le spectacle met en scène un Labo théâtre où deux chercheurs, un homme et une femme en blouse blanche, un peu foutraques, essayent de décrypter de manière décalée les inégalités sexistes, sociales et racistes qui subsistent encore au pays de Marianne.
Ils proposent des solutions parfois radicales mais loufoques pour remédier aux inégalités les plus criardes dans notre douce France, et s’en prennent entre autres, ainsi à un certain nombre de stéréotypes du langage que continuent encore à employer sans scrupule nombre de nos politiques du type: « Français issus de l’immigration”. Et ils pointent du doigt le malaise des banlieues.
Mais on ne voit pas toujours bien si leur discours est au second degré, qui semble ici parfois rejoindre le premier. Et cette fausse conférence, passée la première demi-heure, fait nettement du sur-place. La metteuse en scène nous explique à la fin que le spectacle est en train de s’écrire mais bon, nous avons eu la nette impression que ces petites interventions pseudo-scientifiques, comme vite écrites sur un coin de table, peuvent constituer la matière d’un sketch mais pas un spectacle de soixante minutes…
Dans un autre préfabriqué, Je suis/Tu es Calamity Jane de Nadia Xerri-L. qui donne ici sa vision de ce personnage légendaire. L’auteure/metteuse en scène du spectacle a imaginé que Calamity Jane roule avec sa voiture sur une route et rencontre une jeune femme qui prétend être sa fille. L’aventurière n’est pas très chaleureuse avec elle mais accepte quand même sa compagnie.
La vie très mouvementée de ce personnage de légende et qui a fait l’objet de nombreux romans, films, documentaires, dessins animés… est ici le prétexte à un dialogue entre les deux femmes. Calamity Jane lui apprend à jouer correctement au poker et elles parlent beaucoup. A l’intérieur ou sur le toit de la voiture, une vieille Autobianchi rouge…
Comme le spectacle est parfaitement rodé, cela s’écoute et se voit (malgré le peu de lumière!) sans déplaisir mais le texte ne nous a pas semblé d’un intérêt évident. Même si Vanille Faux et Clara Pirali, comme tous les autres acteurs de ces petits spectacles, sont, elles, tout à fait convaincantes.
Dernier de la liste; il est plus de 21h, mais notre attention reste entière pour voir dans la petite salle du centre culturel La Petite Soldate américaine, texte et mise en scène de Jean-Michel Rabeux, accessible à partir de 13 ans. « C’est, dit-il finement, un conte sans fée avec moralité”.
Corinne Cicolari qui joue la petite soldate, est vraiment petite; pieds nus, elle est en pantalon noir à bretelles et chemise blanche, et chante très bien des chansons, américaines mais pas seulement; comme son compère (Eram Sobhani) est très grand et habillé comme elle, elle semble encore plus petite mais on ne la quitte pas des yeux. Pour unique décor, une sorte de gros conteneur blanc en plastique couvert d’une tôle grillagée, et une toile peinte représentant un chêne. Côté cour, une batterie.
Lui raconte l’histoire en français, visiblement inspirée des évènements de la prison d’Abour Graib devenue, en 2003, le Baghdad Central Detention Center dirigé par l’armée américaine! La diffusion de photographies montrant des détenus irakiens torturés et humiliés par des militaires américains déclencha un scandale. Cette petite soldate qui chantait donc très bien, un jour perdit un jour et subitement sa voix. Ce qui ne l’empêcha pas, dit-il, de partir à la guerre, de pratiquer des tortures et de se livrer aux pires exactions. Ce qui, bizarrement, lui fit retrouver sa voix. Mais ses victimes la rattrapent et se vengent en la torturant…
Elle aussi avait commis l’imprudence de prendre des photos de ses crimes qu’elle posta sur Internet et que le monde entier put voir… Ses chefs alors la condamnèrent à mort, non pour avoir torturé! mais pour avoir fait circuler ces photos… Il y a comme une distance assez insupportable entre le récit que lui fait des scènes de guerre et les chansons d’amour qu’elle chante du genre Ti amo, ti volio, ti amo… On la verra ensuite debout, humiliée, sur le conteneur en grande cape noire noire, la tête dans une cagoule les mains attachées par du fil électrique chantant Janis Joplin.
La mise en scène comme toujours chez Jean-Michel Rabeux, est particulièrement soignée; la version du spectacle que nous avons pu voir en avant-première, est destinée à la scène et non à un appartement mais celle-ci sera bientôt prête.
« Le but, dit l’auteur et metteur en scène, c’est un théâtre qui peut se jouer partout, dans les théâtres évidemment, mais aussi ailleurs, dans les endroits les plus excentrés, les plus excentriques. Le but, c’est que quelqu’un de très proche raconte une histoire plutôt pas très rigolote, et que, bizarrement, on rigole; une histoire plutôt dure, mais avec une telle douceur qu’on soit saisi de tremblements. Du théâtre, vous dis-je ».
Nous n’avons pu évidemment tout voir de cet échantillonnage présenté ce samedi et ce dimanche, et d’autres spectacles ne sont pas encore prêts comme ce R3m3, petite forme de Richard III, mise en scène par Thomas Jolly qui va monter la pièce in extenso à l’Odéon dans quelques mois.
Pas d’illusions: ce genre d’initiative ne pourra pas bouleverser le paysage théâtral français, mais et on l’a constaté plusieurs fois: loin d’un Ministère qui a bien du mal à résoudre la lamentable affaire du licenciement de François Rancillac, loin des intrigues parisiennes, loin des spectacles avec vedettes de cinéma, à 35 € la place, existe aussi à Sevran, une offre exemplaire: proposer GRATUITEMENT des spectacles de grande qualité à des gens qui ne pourraient jamais pousser la porte d’un théâtre, faute de fric d’abord, faute de reconnaissance aussi.
Cela ne semble pas beaucoup préoccuper le Ministère de la Culture et l’Etat français. Vous connaissez le salaire mensuel de M. Luc Bondy, directeur de l’Odéon: plus de 16. 600 €…. Vous connaissez le budget d’une seule journée à l’Opéra de Paris: 457.703 €.
Mais on peut parier que la ville de Sevran (50.000 habitants tout de même!) ne disposera pas, au lieu d’une salle des fêtes, d’un véritable théâtre avant longtemps. Enfin, mêlez de ce qui vous regarde, du Vignal, vous n’avez rien compris, et les choses sont bien plus compliquées.
Allez, Liberté, Egalité, Fraternité, et vive la France! Une dernière pour la route, parue dans Cassandre et signée Jacques Livchine, directeur avec Hervée de Lafond, du Théâtre de l’Unité; il avait reçu ces mots de M. Alain Chaneaux, ancien adjoint à la Culture de Montbéliard : « Parler de culture, c’est un coup à perdre les élections, on ne gagne jamais une élection, en mettant en avant la culture »…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Poudrerie. Direction: Valérie Suner. Pour tout renseignement: Cécile Purière. T: 01 41 52 45 30 ou Chloé Bonjean. T: 01 41 52 45 73