Frida Kahlo, petit cerf

Frida Kahlo petit Cerf  de May Bouhada, mise en scène de  Mylène Bonnet

 

Kalho Frida - The little deer - 1946Sur l’un de ses tableaux, elle s’est représentée en petit cerf transpercé de flèches. Un corps d’animal martyr, à figure humaine, façon Saint-Sébastien. Le martyre de Frida Kahlo, ici, à l’article de la mort et qui  souffre comme jamais. La douleur la tenaille, et elle cherche en vain son flacon de morphine. Elle enrage. Dans son délire, l’animal lui apparaît et tente de la soulager.
 «Il ne s’agit pas d’un montage de textes écrits de la plume de Frida Kahlo ou de témoignages, précise May Bouhada : il s’agit d’une divagation. »
Ce joli texte, poignant et poétique, nous entraîne dans l’univers pictural et mental de la peintre, en la personne de cette biche, incarnée  par Frédérique Michel. May Bouhada campe, elle,  une Frida inattendue : elle n’a pas l’alllure idéalisée que l’artiste s’est composé à travers ses peintures et ses photos : c’est une boule de colère brute, sans apprêt. Qui tranche avec la délicatesse évanescente de la biche. La peintre se trouve ainsi confrontée à son autoportrait blessé.

  Les deux actrices offrent une représentation pour le moins contrastée du même personnage : un drôle de couple. Dans l’espace réduit du Théâtre de la Boutonnière, la scénographie subtile et simplissime de Frédérique Michel donne à cette rêverie toute son ampleur et contribue au charme du spectacle.diapositive_frida_kahlo_petit_cerf_la_boutonniere_2015

 Mireille Davidovici

 Théâtre de la Boutonnière, 25 rue Popincourt- 75011 Paris . T. 01 43 55 05 32, jusqu’au 17 octobre.


Archive pour 2 octobre, 2015

Ne me touchez pas

Ne me touchez pas, texte librement inspiré des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, mise en scène d’Anne Théron

 

NMTP1©JeanLouisFernandez053_2048Le travail d’Anne Théron, écrivaine, metteuse en scène et cinéaste, déjà remarquée avec  une première version théâtrale de La Religieuse de Diderot en 1997, puis avec une seconde en 2004, avait déjà frappé les esprits de sa singularité.
Aujourd’hui, artiste associée au Théâtre National de Strasbourg et à son École, dirigés par Stanislas Nordey, aux côtés de Julien Gosselin, Thomas Jolly, Lazare, Christine Letailleur et Blandine Savetier,  elle a créé L’Argent de Christophe Tarkos, en 2013.
Ne me touchez pas respire un même bonheur à s’emparer d’une langue somptueuse, ciselée et ordonnancée à l’excès, la langue du siècle des Lumières pour la faire résonner et la malmener dans la fulgurance d’une modernité heurtée: usage de l’anglais, images crues griffant la bienséance, vocabulaire du cinéma.
«Vous croassez, Madame, tandis que votre plumage s’effrite», dit le séducteur froid, et de son côté, la maîtresse évoque sa rivale si difficile à séduire, déambulant, «la main entre les cuisses», la caméra la suivant en longs travellings.
L’auteure-metteuse en scène se penche à nouveau sur le XVIII ème siècle, avec  Les Liaisons dangereuses et sur la fin du XX ème avec Quartett d’Heiner Muller, une réécriture de ce roman épistolaire, emblématique d’une génération engagée.
Pour Anne Théron, Les Liaisons dangereuses, écrites par un homme et Quartett par un autre, n’en finissent pas de poser, en gloire obligée, la mort féminine, «deux femmes anéanties par le désir d’un homme, jusqu’à y laisser leur peau… »
La pièce d’Anne Théron interroge, en ce début du XXIème siècle, le désir et le devenir des femmes qui, finalement, n’en mourront plus. L’ironie du discours distille toutes les significations du fameux: «Ne me touchez pas», si  prétendument pudique et féminin, face aux sollicitations viriles souvent brutales.

  Valmont est une machine de guerre, dont la langue s’articule autour des exploits de la conquête, mais le guerrier est en bout de course. «Ne me touchez pas», l’interdiction qu’il attribue à Madame de Tourvel, une jeune incorruptible qu’il s’est juré de conquérir, reflète son incapacité à aimer, en dévoilant sa peur d’être ébranlé, bouleversé ou ému, sans rien tenir : «Cessez de mépriser vos proies, Monsieur, vous me prenez pour une dinde ou toute autre femelle à plumes incapable de distinguer vos manœuvres d’approche…vous rêvez de me fouler aux pieds. Lâchez ma main… ne me touchez pas. »
Le discours amoureux ne se penche pas ici sur la description du sentiment et préfère s’attacher à l’anatomie corporelle potentielle en passe d’assouvir le désir masculin. La liberté féminine, l’autonomie, est possible, au prix d’une solitude personnelle. 1789 est l’époque de la séparation des pouvoirs, de la contestation du roi et de Dieu, d’une autre pensée, d’un autre monde, l’évanouissement du Grand horloger. Il est alors urgent de repenser des relations sentimentales plus sincères, hors du jeu du pouvoir.
Merteuil et Valmont, accomplissent ici un ultime face-à-face dans l’épuisement du désir, en présence  de la Voix, figure lucide et analytique. La scénographie de Barbara Kraft participe de cette atmosphère de décadence, d’un monde à bout de souffle qui s’effondre: miroirs anciens de galerie, arcades intérieures avec lambris aux  teintes chaudes, sol carrelé et  presque abandonné,  joli fauteuil bleu XVIIIème,  baignoire ample et  accueillante, qui tient lieu d’ottomane à laquelle fait allusion le texte.

Le plateau, manière Enki Bilal, avec cette salle de bains de privilégiés, suggère le délaissement du temps qui passe et la disparition des êtres voués à la mort. Sur le mur de fond, côté cloître intérieur, se dessine le faux-semblant d’une échappée de couloir filmé, intégré dans la scénographie, où s’épanouissent les rêves et les songes, répondant aux images du texte, mais pas forcément.
Des silhouettes, des ombres, comme extraites d’un passé et d’une mémoire universelle – enfant, chien, poule, couple d’amoureux, fantôme noir et imposant de la mère de Valmont – évoluent dans le lointain, tel un tableau entêtant avec ténèbres et obscurité brumeuses. Les costumes somptueux pourraient évoquer ceux de Marie-Antoinette de Sofia Coppola: bas blancs, jupon-panier, robe de soie colorée et perruque poudreuse.
A l’ambiance éloquente de ce songe toujours vivant, extrait du vif des imaginaires et de l’Histoire, s’ajoutent les motifs mélodiques et les dissonances à la guitare électrique de la musique de l’Ouest américain à la Neil Young – façon Dead Man de Jim Jarmush – par Jean-Baptiste et Jérémie Droulers.
Laurent Sauvage incarne le séducteur fatigué et dévasté, miné par son propre talent.  Marie-Laure Crochant en Merteuil et Tourvel, est juste, rebelle à la fois enfantine et de belle maturité. La Voix,  (Julie Moulier) diffuse toute la distance requise pour l’observation suggestive de ce couple maudit, maléfique et éternel.
Dépaysement et plaisir complets pour le public : avec des aveux cyniques d’une affection contrariée chez  l’homme comme la femme, des histoires d’amour qui finissent mal, une quête vaine d’autrui  quand on est pris dans le filet inextricable des relations de pouvoir, des sentiments forts et d’un amour sans joie, jusqu’à ce que la mort achève son œuvre de désagrégation.

On rêve à l’infini du désir existentiel et vital qui habite l’être, un trésor si peu manipulable…

 Véronique Hotte

Théâtre National de Strasbourg jusqu’au 9 octobre. La Filature-Scène nationale de Mulhouse les 13 et 14 octobre. La Passerelle-Scène nationale de Saint-Brieuc, les 4 et 5 novembre. TU-Nantes  du 9 au 13 novembre (relâche le 11).La Halle aux grains – Scène nationale de Blois le 6 janvier. Gallia Théâtre de Saintes le 12 janvier.Théâtres en Dracénie à Draguignan le 15 janvier. MC2 de Grenoble du 19 au 23 janvier. Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine du 26 au 29 janvier.
Le texte de la pièce est édité  aux  Solitaires Intempestifs

 

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