Te haré invencible con mi derrota

Te haré invencible con mi derrota (« je te rendrai invincible avec ma défaite »), texte et mise en scène d’Angélica Liddell /Atra Bilis Teatro

 

« Pourquoi ? » Angélica Liddell, seule en scène, littéralement exsangue, somme Dieu de s’expliquer sur la présence du mal dans le monde. Maladie, souffrance, mort… pourquoi ? Initialement crée en 2009, ce solo rare (son sujet comme l’implication physique qu’il requiert, ne supportent guère la répétition), intériorise le défi que la philosophie pose légitimement à la théologie.
Incarné, hurlé, expulsé douloureusement du corps, il le rend spectaculaire. Car c’est bien dans la catégorie spectacle  que le festival Actoral classe cet étonnant objet scénique, théâtre-limite à la frontière du genre performatif et du réel.
Rendant hommage à la violoncelliste Jacqueline du Pré, décédée d’une sclérose en plaques à 42 ans, l’actrice madrilène part à la rencontre de celle qui semble une âme-sœur, avec po
liddell par susana paivaur  viatique : « Pourquoi moi, je suis toujours vivante, alors que Jacqueline, non. » Entre sculpture et broderie, elle élève une sépulture à la musicienne.
Mais là où la deploratio antique puise dans les mots sa force de suggestion, ici, c’est le corps de la performeuse qui sert de matériau. La chair se fait tombeau poétique.
Sur le plateau dénudé, un espace en triptyque. Au pied d’une chaise vide, une ligne centrale de cinq violoncelles est bordée, à jardin, par un avatar de paradis perdu, arbre-crème et pré carré de pains ronds, et à cour par un enfer où tout brûle ; arme à feu, chalumeau, micro-ondes.
« Pourquoi tant de douleurs, si Dieu ne donne pas aux humains la force de les supporter ? » La proposition radicale d’Angélica Liddell qui donne à voir la souffrance, nous invite pourtant à la supporter, dans les deux sens du terme, accepter et soutenir. Dans la grande tradition des mortifications méditerranéennes (on pense au catenacciu portant sa croix et ses chaînes sur son chemin de croix, ainsi qu’à cet autre rituel corse, le voceru, chant chargé de colère), le corps supplicié entre en lamentations. Aiguilles, rasoir, tessons de bouteille… Le public dit averti est pourtant mis à rude épreuve. Elle sollicite notre regard, ce qui fait redouter le pire, mais Angélica Liddell ne joue pas la surenchère.
Figure christique de plus en plus vacillante,  en robe blanche, elle déroule sa pelote avec méthode, poumons encombrés, démarche enivrée (elle vide une bouteille de whisky, dont une partie sur ses blessures).. Comme l’autrichien Hermann Nitsch qui pratiquait des rituels sanglants qualifiés de «prières sur le mode esthétique », elle semble prendre à la lettre la théorie aristotélicienne de la catharsis.
Ici aussi, la musique retentissante (le violoncelle de Jackie ) est une expérience existentielle pour rejoindre le primitif. Elle nourrit l’extase. Il s’agit finalement pour elle, de parvenir à éliminer la fascination morbide pour Jackie en même temps que la tentation du suicide.
Si cette exhibition de la douleur qui  puise dans des épreuves intimes, pourra toucher les âmes sensibles, elle ne fera guère frémir les admirateurs du marquis de Sade, ni les familiers de la performance artistique. On se souvient des dérapages semi-contrôlées du « trompe-la-mort » Chris Burden, des entailles que Gina Pane* s’infligeait. En utilisant déjà les symboles chrétiens du sang, du feu, du lait,  elle proposait une réflexion similaire sur l’effet purificateur de la douleur ritualisée. Marina Abramovic, bien sûr, fait aussi de son corps un matériau artistique de questionnement de la violence. Ici, les craintes et les fantasmes les plus cruels du spectateur-voyeur sont démentis par des formes d’agressivité de plus en plus symboliques.
La qualité paradoxale de la proposition d’Angélica Liddell tient à l’absence d’escalade dans la cruauté, quitte à perdre en rythme et en efficacité dramaturgique. Nous sommes dans une esthétique pointilliste, de l’ordre de l’acupuncture. La majeure partie du public est d’ailleurs située trop loin, et il faut l’artifice d’un mouchoir blanc pour qu’apparaisse le sang des stigmates. Une jauge plus réduite créerait sans doute plus d’intimité.
Mais est-ce nécessaire ? Nous sommes face à une représentation, une image. S’agit-il moins de compatir que de prendre de la distance ? Le dispositif, en particulier la somptueuse et très esthétisante mise en lumière, semble veiller à distinguer regardants et regardée. L’absence de salut final, pourtant, brouille les pistes. Et le spectateur  est comme invité  à aller voir une autre facette de l’artiste,après avoir  digéré ce geste ambigu et iconoclaste,.
L’ensemble adopte la lenteur, parfois complaisante, des étapes du deuil. Restent quelques belles images comme cette main qui fond sous la flamme du chalumeau, puissante évocation de la peau qui brûle sous l’effet de la sclérose en plaques, cette tunique de Nessus. Et cette femme-violoncelle tirant les fils de son angoisse…
Ce travail ravira donc ceux qui aiment l’univers de la créatrice d’Atra Bilis,  et qui veulent remonter à sa source. Mais il décevra les autres. Il porte en germe la tentation de l’autofiction, la genèse d’une recherche sur l’intimité sans filtre, une relation à la scène souvent primaire, teintée de sadomasochisme.  Le spectacle cherche sa formule. Si les créations suivantes (El Año de Ricardo, You are my destiny), ont su se dégager de cette gangue brute, créer une savante mise en fiction, Te haré invencible con mi derrota nous place au seuil d’une œuvre et d’une forme artistique, et distille le plaisir de la découverte d’une colère encore archaïque.

Stéphanie Ruffier

 

A Genève, du 19 au 23 janvier 2016.
* sur l’histoire de la performance: La Performance : du futurisme à nos jours, de Rose Lee Goldberg,Thames & Hudson, 1988.

 

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