Vu du pont d’Arthur Miller, traduction de Daniel Loyaza, mise en scène d’Ivo van Hove
Arthur Miller (1915-2015) avait étudié à l’université de Michigan, le théâtre antique grec et l’œuvre d’Henrik Ibsen; on en retrouvera l’influence dans toute son œuvre, que ce soit dans cette pièce-culte Mort d’un commis-voyageur (1959) qui continue à se jouer un peu partout dans le monde, comme entre autres,dans Les Sorcières de Salem, Vu du pont, ou Je me souviens de deux lundis, remarquablement montée (1968) par Christian Dente.
Ce théâtre est fondé sur une prise directe avec la réalité tout à fait vraisemblable de milieux défavorisés ou de classe moyenne; ses personnages ordinaires, au passé souvent douloureux, ne peuvent rien faire contre leur destin. Leur vocabulaire et leur expression verbale sont des plus limitées et, dépassés par une situation qu’ils ont de plus en plus de mal à maîtriser, expriment avec difficulté leur mal-être. Vivre dans un pays dur et impitoyable aux faibles qui pour lui, « tourne au vrai chaos » et « où on fait de l’argent » mais aussi dans le huis-clos de leur famille qui a d’autres valeurs, devient alors mission impossible. Arthur Miller montre sans détours l’effondrement du rêve américain, avec cette obsession de la réussite, comme inscrite dans les gênes des premiers colons qui tourne trop souvent à l’ échec pour des millions de pauvres gens.
Ce fameux rêve américain se heurte à l’obligation du compromis: «ll y a toujours un homme, dit-il, là-dehors prêt à vendre son âme pour se créer une vie, et justifier qu’il l’a fait pour sa famille, mais c’était plus une question de son honneur et de ce qu’il voulait. »
Bref, les personnages imaginés par Arthur Miller sont sans cesse obligés de faire le grand écart entre une éthique personnelle: » être soi-même », et les valeurs consuméristes d’une société. C’est leur seule grandeur, leur seule façon de garder leur identité à eux, les pauvres et les humiliés en permanence. Arthur Miller en sait quelque chose, puisqu’il venait d’une famille juive de Pologne et qu’il a dû, très tôt, faire face à un antisémitisme latent.
Dans son théâtre, comme dans la tragédie grecque, il n’y a aucune issue possible aux contradictions que vivent ses personnages : le commis-voyageur se suicidera pour que sa famille puisse toucher l’assurance-vie. Et Eddie ira au devant d’une mort programmée, autre façon de se suicider….
Vu du pont, un acte partiellement en vers (1955) fut joué la même année à Broadway. Arthur Miller l’a réécrit en deux actes et en prose en 1956. Traduite et adaptée par Marcel Aymé, la pièce fut montée deux ans plus tard à Paris par Peter Brook, et Sydney Lumet en tira un film en 1962.
Cela se passe à à Red Hook, un quartier pauvre de Brooklyn. Alfieri, un avocat plus très jeune, qui a toujours vécu là, raconte au public, à la façon d’un chœur antique, une histoire tragique et «sa fin sanglante» contre laquelle il ne put rien faire…
Eddie Carbone, un docker d’origine italienne et sa femme Béatrice ont adopté Catherine, une nièce orpheline. Il a toujours travaillé très durement pour lui payer des études mais le récent américain qu’il est devenu, resté très macho, veut être respecté comme il le répète très souvent. Comme le dit à la fin Alfieri, « son souvenir évoque une pureté perverse, pas foncièrement bonne mais pure car il s’est permis de se montrer totalement. »
Marco et Rodolpho, deux cousins italiens de Béatrice, ont quitté leur Sicile natale où ils crevaient de faim, ont laissé leur famille, et viennent d’arriver clandestinement par bateau, pour eux aussi avoir une part du gâteau américain.
Eddie, par solidarité, accueille ces émigrés sans papiers; ils trouvent facilement du travail et arrivent assez vite à envoyer de l’argent en Italie, donc tout va bien. Catherine adore son père adoptif mais, abruti de travail, il n’a pas vu le temps passer et la considère encore comme sa petite fille. Alors qu’elle est devenue une jeune et belle femme qui a envie de mordre à la vie! Elle lui annonce qu’elle va quitter son école de secrétariat car elle a trouvé un travail dans une grosse boîte. Cette preuve d’indépendance heurte profondément Eddie qui n’est pas au bout de ses peines : elle lui dira plus tard qu’elle et Rodolpho sont tombés amoureux.
Colère d’Eddie qui, très jaloux, n’aime pas le jeune homme, et le trouve plus que douteux (il est blond et il chante!) ; il s’en méfie surtout parce qu’il le soupçonne de ne pas aimer vraiment Catherine mais de vouloir, grâce au mariage, obtenir la très précieuse nationalité américaine. Eddie veut briser leur liaison, mais Alfieri lui dit qu’il ne peut rien faire pour lui, puisqu’il faut des preuves pour intenter une action en justice.
Les deux jeunes gens avouent à Béatrice et Eddie qu’ils veulent vite se marier. Et quand il surprend Eddie et Catherine à moitié nus, qui viennent de faire l’amour « chez lui », comme il dit, il craque, et dira de façon obsessionnelle qu’on manque de respect envers celui qui a tant fait pour sa nièce. Béatrice défendra Catherine et suppliera Eddie d’assister à leur mariage mais il se dit insulté par Marco qui finira par lui cracher dessus.
Essai de réconciliation, mais entre temps, Eddie a dénoncé Rodolfo et Marco aux services de l’immigration dont un des agents viendra les arrêter. Béatrice est exaspérée, et Katie le traite de rat, Marco se jette sur lui et la tension monte encore d’un cran : les deux cousins ont vite compris ce qu’a fait Eddie.
Bagarre générale et Marco finit par tuer Eddie, mort de n’avoir pas su anticiper, de ne pas avoir su changer, à la fois généreux et enfermé dans son égoïsme d’homme mûr pris aux filets de la fatalité.
La mise en scène d’Antigone de Sophocle par Ivo van Hove, assez artificielle, ne nous avait pas convaincu mais ici, cette mise en scène déjà montée à Londres l’an passé, est une véritable splendeur comme on en voit rarement en France. Il a rompu avec le réalisme des années 60 et suivantes; « aucune couleur locale » comme il dit, ce qui aurait contribué à dater la pièce, et il a bien fait.
La scénographie de Jan Versweyeld est exemplaire : dans une salle tri-frontale en gradins, on observe comme à la façon d’un entomologiste, les personnages enfermés dans une sorte de boîte dont les trois murs vont monter aux cintres au début du spectacle. Aucun meuble autre qu’une chaise à un court moment. Les personnages s’assoient au besoin sur le petit muret de bois noir qui entoure la scène. Aucune autre issue qu’une entrée sans porte dans le fond.
C’est tout et c’est suffisant, pour cette tragédie qui se déroule en quelques mois, montée avec une rare précision et à quelques mètres de nous, sous les belles lumières qu’a imaginées aussi Jan Versweyeld. Le plus impressionnant dans cette mise en scène exceptionnelle est sans doute l’accord entre le temps continu et l’espace fermé, ce qui donne vite une dimension tragique aux événements. Les personnages sont souvent là, avant la scène qu’ils doivent jouer, très attentifs, très conscients aussi du dérapage qui se met en place et qu’ils ne pourront éviter. Comme chez Eschyle, Sophocle ou Euripide, tous les protagonistes sont déjà conscients qu’ils vont subir de plein fouet une catastrophe finale. Que ce soit la vieille reine Atossa dans Les Perses, ou Antigone.
Mais cela ne serait possible sans une direction d’acteurs des plus serrées où rien n’est laissé au hasard, où tout, sans aucune rupture de rythme, semble obéir à un ordre naturel… Aucune criaillerie, aucune gesticulation, aucun surlignage mais, sûrement, en amont, un très efficace travail dramaturgique et scénique, et la remarquable traduction de Daniel Loyaza.
Les comédiens sont tous excellents, et crédibles dès les premières répliques prononcées, avec une grande écoute les uns envers les autres, ce qui donne une unité de jeu comme on en voit peu. Daniel Berling (Eddie) que l’on n’avait pas vu depuis un moment au théâtre, Alain Fromager (Alfieri) Caroline Proust (Béatrice), Pauline Cheviller (Catherine), Nicolas Avinée (Rodolpho), Laurent Papot (Marco), Pierre Berrieau (Louis), Frédéric Borie (le policier) jouent avec avec une belle vérité ces personnages au départ un peu falots mais finalement très attachants.
Dans la salle, nos voisins tiquaient un peu sur l’omni-présent Requiem de Gabriel Fauré (1888) mais bon, comme c’est plutôt en arrière fond-musical, cela passe. Plus gênante, cette pluie de liquide brun presque rouge qui, à la fin, tombe sur les acteurs groupés comme dans une mêlée de rugby et absolument figés. Une belle image (mais pas très utile et un peu redondante) offerte au public.
Mais Ivo van Hove a réussi là un spectacle qui reste exceptionnel d’intelligence et de sensibilité jusqu’au dénouement. Aucune date de tournée n’est signalée; nos amis de province devront donc attendre…
Philippe du Vignal
Odéon-Théâtre de l’Europe, aux Ateliers Berthier, rue André Suarès, Paris 18ème, Métro Porte de Clichy, jusqu’au 21 novembre 2015. T : 01 44 85 40 40.
Et Kings of Lear /William Shakespeare, mise en scène d’Ivo van Hove, Théâtre National de Chaillot du 22 au 31 janvier.